samedi 7 juillet 2012

Critique 334 : THE SPIRIT - BOOK ONE, de Darwyn Cooke



Will Eisner's The Spirit : Book One rassemble les six premiers épisodes écrits et dessinés par Darwyn Cooke, d'après le personnage créé par Will Eisner, et le numéro spécial Batman/The Spirit co-écrit avec Jeph Loeb, publiés en 2007 par DC Comics.
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Le Spirit alias Denny Colt est un personnage créé en Juin 1940 par Will Eisner pour le quotidien américain Register and Tribune Syndicate.
La série racontait les aventures d'un détective masqué contre le crime organisé de Central City, avec le soutien de son ami, le commissaire Dolan.
Imaginé après avoir été mêlé à une affaire de plagiat de Superman, Eisner ne garda que le masque pour son "super-héros" et expérimenta très rapidement divers genres via sa série, explorant à la fois le récit policier, l'horreur comme la comédie en passant par la romance.
A l'origine, la série paraissait sous la forme d'un livret d'une quinzaine de pages, au format tabloïd, dans l'édition du Dimanche, avec un tirage de cinq millions d'exemplaires (!). On appelait cettee partie du journal "The Spirit Sector" ("Le coin du Spirit"), et Eisner en avait le contrôle artistique total. Il signa le titre de 1940 à 1952 (avec des coupures), l'accompagnant de divers comics-strips en collaborationnavec ses assistants (Jules Feiffer, Jack Cole ou Wally Wood).
Comme il le déclara plus tard, avec The Spirit, Eisner voulait (déjà) réaliser une bande dessinée pour les adultes, mieux écrite que les comics de super-héros. Durant la guerre, même si, comme c'était la tradition à l'époque, le nom d'Eisner était le seul crédité, la série continua d'être animé par d'autres (comme Manly Wade Wellman, William Woolfolk, ou Lou Fine).
Les origines du héros attestaient de son originalité : tué dans les premières pages, Denny Colt apprendra par la suite par Dolan qu'il a été maintenu en vie par un de ses ennemis, le Dr Cobra. Profitant de la situation, Colt devient le Spirit, en portant un masque pour mener ses enquêtes incognito, basant sa planque dans la crypte où il est censé reposer, dans le cimetière de Wildwood, et vivant grâce aux récompenses offertes pour la capture des criminels. La plupart de ses aventures se déroule à Central City, mais il agit également dans le reste du monde, affrontant des savants fous, des bandits excentriques, des femmes fatales (comme sa némésis P'Gell). D'autres protagonistes peuplent le récit comme Ellen Dolan, la fille du commissaire qui l'aime et qu'il aime, Ebony White, un jeune afro-américain qui l'aide dans ses investigations, ou Octopus, le méchant dont on ne voit jamais le visage.
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Le travail d'Eisner sur The Spirit fait partie des grands classiques de l'âge d'or des comics : l'auteur y a déployé une inventivité extraordinaireement moderne en ce qui concerne les découpages, les scénarios délirants, et la galerie extravagantes de seconds rôles (en particulier les femmes que croise le héros). Le Spirit lui-même est une synthèse du justicier tel qu'on le trouvait dans les pulp fictions, avec son chapeau, son imperméable, et du super-héros, revenu d'entre les morts et portant un masque. Mais Eisner se moquait des conventions et d'abord de son héros, souvent balloté par les évènements, dont les femmes sont le talon d'Achille, dans des histoires brouillant les codes de la narration.
Lorsque DC Comics obtient les droits d'exploitation de la série, c'est donc un challenge qui se présente à l'éditeur d'en proposer une nouvelle version qui, sans choquer les puristes, doit séduire une nouvelle génération de lecteurs. Pour ressuciter le Spirit, il fallait oser revenir à un manière de raconter ses histoires aussi libre que celle d'Eisner sans pour autant l'imiter platement.
Fort du succès critique et public de La Nouvelle Frontière, saga dans laquelle il revisita la transition entre les super-héros de l'âge d'or et d'argent, en 2004, c'est à Darwyn Cooke que DC confia cette délicate mission.



Bonne pioche : Darwyn Cooke, comme scénariste et artiste, était le choix évident pour régénérer sans la trahir la bande dessinée de Will Eisner. Sa narration efficace, toujours bien bâtie, et son dessin aux influences rétro en faisaient le candidat idéal pour restaurer un personnage sexagénaire, dont il respecterait, c'est le cas de le dire, l'esprit tout en sachant le moderniser.


Dans ce premier tome (un second suivra), on trouve les six épisodes de la nouvelle série régulière et un numéro spécial, Batman/The Spirit, co-écrit avec Jeph Loeb, d'un format plus long. Les histoires se présentent sous la forme de "one-shots", avec toutefois une intrigue secondaire qui se développe occasionnellement, en relation avec les origines du héros.



Les dernières planches de The Spirit #1, Ice Ginger Coffee.

- #1 : Ice Ginger CoffeeLe Spirit tente de sauver Ginger Coffee, enlevée par l'affreux Amos Weinstock dit "The Pill". La mission s'avère périlleuse car la journaliste transforme tout cela en un reportage en direct.

Ce premier épisode est une introduction parfaite : Cooke renoue avec l'humour et l'action de la série dans une aventure menée tambour battant. Il créé un personnage féminin, dont le nom et le caractère sont parfaitement dignes d'Eisner. Qui plus est, il réussit à poser d'emblée tous les éléments familiers, comme le commissaire Dolan, Ebony White (dans une version rompant avec la polémique de ses débuts), Ellen Dolan, mais dans un cadre modernisé (la télévision, le téléphone portable). La chute est drôlissime.
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- #2 : The Maneater. Le Spirit apprend que P'Gell veut séduire le Prince Farouk. Mais cet objectif dissimule une sombre vengeance pour la charmeuse...

Cooke introduit un personnage qui va devenir un second rôle récurrent, Hussein Hussein, qui se présente lui-même comme un "arrangeur". Cet intermédiaire rondouillard est un intriguant qui fait ici équipe avec l'ensorcelante P'Gell, créature issue de la galerie d'Eisner. La jeune femme assouvit une terrible revanche, ce qui donne au personnage, sinon des circonstances atténuantes, du moins une profondeur troublante dépassant le cliché de la femme fatale.
Le traitement graphique du flash-back préfigure les audaces formelles qui seront développées dans l'épisode suivant.
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- #3 : Resurrection. A la suite d'une fusillade dans le quartier chinois de Central City, le Spirit, en apprenant l'identité du tueur, est confronté à son propre passé et plus particulièrement aux circonstances qui ont fait de lui un justicier masqué...

Cet épisode est un chef-d'oeuvre : Cooke y emploie une narration sophistiquée pour revenir sur les origines du héros, sensiblement modifiées par rapport à celles posées par Eisner. Plusieurs personnages donnent leur point de vue sur la nuit dramatique qui vit Denny Colt mourir et ressuciter pour devenir le Spirit - ce retour aux sources va devenir un subplot. L'utilisation des voix-off, le découpage de l'action, le rythme, l'atmosphère, tout est virtutose dans ce chapitre où Cooke impose son savoir-faire.
Visuellement aussi, c'est un festival, avec une mention spéciale à la colorisation de Dave Stewart qui, tout en n'ayant recours qu'à une palette chromatique réduite, sublime le récit. 
Une vraie leçon de storytelling.
La double page (4-5) du 3ème épisode : Resurrection.
Cooke et Jared Fletcher y jouent avec le lettrage comme Eisner.
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- #4 : Hard Like SatinLe retour d'Hussein Hussein annonce un nouveau coup tordu qui va confronter à nouveau le Spirit à Octopus et l'associer à la belle Silk Satin, agent de la CIA qui entend bien prouver au justicier qu'elle une vraie femme d'action. 

Le vilain Octopus, équivalent pour le Spirit du Blofeld de James Bond, est un adversaire étonnant puisqu'Eisner, tout comme Cooke, ne montre jamais son visage. L'artiste réussit, comme son prédécesseur, à jouer avec cette contrainte sans jamais que cela ne paraisse forcé, alimentant des scènes visuellement saisissantes.
L'intrigue, racontée majoritairement en flash-back et conclue sur un twist prometteur, culmine dans une séquence sous un soleil aveuglant dans le désert, tranchant avec les décors urbains des précédents chapitres.
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- #5 : Media Man. Le Spirit voit son image exploitée par un truand, Mr Carrion, lui-même rapidement dans le collimateur du Cosaque, un redoutable malfrat. Et pour ne rien arranger, un vautour va contrarier les efforts du justicier...

Cooke met en scène un épisode qui contient des scènes de violence détonantes (notamment avec le passage à tabac de Carrion) tout en s'amusant à dresser une critique de la société de consommation et de la publicité.
Le résultat est aussi surprenant qu'efficace grâce, encore une fois, à un découpage qui donne un rythme imparable à l'histoire.
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- #6 : Almost Blue. Le destin tragique d'August "Almost" Blue, musicien génial, est le fil conducteur de cet épisode où une météorite bleue, le propriétaire malhonnête et brutal d'un club et la bassiste Adelia sont les autres protagonistes que croise le Spirit.

C'est une histoire à la fois étrange et décevante, dont le titre évoque la plus belle chanson d'Elvis Costello. Des éléments fantastiques en côtoient d'autres plus convenus, souvent clichés, sur le monde de la musique pop, la toxicomanie, l'amour contrarié.
De manière significative, le Spirit lui-même est davantage un observateur qu'un acteur de cette drôle d'intrigue, qui vaut surtout pour ses dessins.
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Enfin, ce premier tome se clôt avec le numéro spécial Batman/The Spirit : deux groupes de vilains, ennemis alliés du Spirit et de Batman, piègent lors d'une réunion d'officiers de police les commissaires Gordon et Dolan. Les deux justiciers devront s'entendre pour sauver leurs amis d'un attentat préparé par le Joker et Harley Quinn...

Nés à la même époque, les deux héros représentent deux extrémités : Batman est un "vigilante" costumé, méthodique et taciturne, le Spirit est un improvisateur bavard plus proche des détectives des pulp fictions.
Pourtant, ce crossover est une miraculeuse potion contre la morosité, riche en morceaux de bravoure, en humour, en action et en suspense. Le casting des vilains, particulièrement fourni (avec aussi Catwoman, Poison Ivy, Killer Croc, le Sphinx, l'Epouvantail, le Châpelier fou, le Pingouin, mais aussi P'Gell), est admirablement exploité.
On pouvait craindre le pire d'une association entre un narrateur énergique comme Cooke et un raconteur plus inégal comme Jeph Loeb (qui, à cette époque, était cependant encore capable d'écrire des histoires valables), mais là encore l'alchimie fonctionne.





Visuellement, Cooke se régale visiblement, avec une distribution féminine bien garnie (qui lui permet de renouer avec Catwoman), mais aussi avec des scènes d'action spectaculaires qu'il découpe de façon implacable, avec des effets "Kirby-esques". Un vrai régal.
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Bien que l'album ne propose aucun bonus et soit pourvu d'une couverture guère inspirée, ce premier tome contient un matériel de très grande qualité où Darwyn Cooke a su s'approprier l'oeuvre de Will Eisner tout en la respectant. Il réussit haut la main à relever le défi de revigorer un personnage sans le dénaturer.
C'est ce mix épatant de charme classique, rétro et de modernité intelligente, fondée sur une maîtrise narrative et visuelle qui distingue ce revival produit par un des meilleurs auteurs contemporains : quel meilleur hommage pouvait-on espérer pour un des maîtres de la bande dessinée américaine ?

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