jeudi 11 juin 2009

Critique 58 : LIBERTY, de Frank Miller et Dave Gibbons

Liberty (Give Me Liberty, en vo) est un récit complet en quatre épisodes, publiée en 1990 par Dark Horse Comics, écrite par Frank Miller et dessinée par Dave Gibbons. Le titre de la série provient d'une célèbre citation de Patrick Henry : "Je ne sais pas ce que d'autres décideraient, mais mon choix est fait : la liberté ou la mort!"
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- Tome 1: "Jungles" (Homes & Gardens). C'est en 1995 que l'héroïne de la série, Martha Washington, voit le jour dans un hôpital de Chicago. L'année suivante, en 96, Erwin Rexall est élu Président des Etats-Unis d'Amérique tandis que le père de Martha est tué lors d'une manifestation contre les conditions de logement des milliers d'Afro-Americains de Chicago dans le ghetto de Cabrini Green. Ce quartier se distingue en effet par l'extrème précarité de ses habitants et son taux de criminalité, à tel point qu'il est clôturé comme une véritable colonie pénitenciaire.
Martha grandit aux côtés de sa mère et de ses deux frères dans la misère la plus totale, conséquence de la politique économique menée par l'administration Rexall. Pourtant, la jeune fille est une élève studieuse et très douée comme en témoignent ses résultats scolaires et la précocité de ses dons pour pirater les ordinateurs de sa classe : les examens consistent cependant essentiellement à répondre à des questions sur des mesures prises par le Président Rexall - dont l'une a abouti à la création d'un 22ème Amendement dans la Constitution Américaine, permettant de briguer plus de deux mandats consécutifs.
Le professeur de Martha, Donald, l'encourage et pour la récompenser, comme il réside hors de Cabrini Green, il lui apporte des sandwichs, achetés en contrebande. Une nuit, Martha découvre Donald mort dans la salle de classe, assassiné par l'homme de main du Pape, le "parrain" du ghetto. Elle s'empare du crochet du meurtrier et le blesse grièvement avec. Chancelant, il la poursuit jusque dans les vestiaires où elle s'est cachée mais succombe avant d'avoir pu l'éliminer. Traumatisée par cette scène, Martha est interné dans un hôpital psychiatrique.
Dans cette instituion où les patients sont maltraités, Martha finit malgré tout par sortir d sa prostration et en visitant les locaux, découvre que des expériences génétiques sont menées en secret sur des enfants pour en faire des machines vivantes aux capacités parapsychologiques. Martha noue un bref contact télépathique avec l'une de ces créatures qui lui rappelle physiquement une poupée avec laquelle elle jouait, enfant.
Une page d'un périodique, Thisweek, nous informe alors qu'un canon-satellite américain a causé de sérieux dégâts sur des champs de pétrôle dans le désert d'Arabie Saoudite, entraînant la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Ce scandale entâche la Présidence de Rexall, dont la politique économique est au plus bas dans les sondages. Le gouvernement U.S. doit aussi gérer des tensions graves avec les Indiens natifs d'Amérique dans le sud-ouest, et des coupes drastiques dans le budget national le forcent à fermer des prisons et des asiles.
Parmi ces derniers se trouve celui où était Martha, désormais jetée à la rue et livrée à elle-même. Des équipes médicales sont envoyées sur le terrain pour contenir ces sans-abri mentalement déficients mais lorsque l'un de leurs membres brutalise Martha, elle le tue et prend la fuite après lui avoir dérobé son portefeuille. Grâce à ses compétences en informatique, elle pirate un distributeur automatique de monnaie et vide ensuite son compte.
En Mai 2009, Rexall est quasiment tué lors d'un attentat à la Maison-Blanche, attentat revendiqué par des terroristes arabes. Placé dans un coma artificiel, Rexall est remplacé à la tête de l'Etat, non pas par son vice-président (tué dans l'explosion), mais par le ministre de l'agriculture, un démocrate inconnu des médias, Howard Nissen.
Contre toute attente pourtant, Nissen prouve qu'on peut compter sur lui pour rétablir (partiellement) la situation : il met fin à plusieurs années de guerre en envoyant les troupes de la PAX (nouvelle force de paire armée américaine fondée par Rexall) en Amérique du Sud pour neutraliser les responsables de la déforestation massive (dirigés par le lobby agro-alimentaire). Martha fait partie de ce corps militaire où elle s'est engagée après son séjour en asile et elle fait l'expérience des horreurs du combat, en particulier lorsqu'elle assiste à des attaques par des armes chimiques - conséquence de l'usage de ces gaz : elle voit ses cheveux devenir blonds.
Elle découvre aussi un complot mené par l'officier qui commande son régiment, le Lieutenant Moretti, visant à détruire de larges parcelles de la forêt pour supprimer l'ennemi. Se sachant démasqué, il l'abat et la laisse pour morte, mais Martha survit, attaque l'unité de Moretti et blesse gravement ce dernier. Tous deux hospitalisés, Moretti et Martha débutent un long affrontement...

- Tome 2: "Déserts" (Travel & Entertainment). Martha est devenue un héros de guerre, agissant avec bravoure au sein de la PAX dans des combats décisifs. Mais ses actions profitent aussi à Moretti, son supérieur hiérarchique, qui n'hésite pas à s'accaparer tous les mérites.
La guerre s'achève sur la victoire de la PAX. Une cérémonie est organisé durant laquelle Martha est décorée (et Moretti promu au grade de colonel) : elle parle alors au President Nissen de la situation indigne de Cabrini Green et obtient qu'il désenclave le quartier en y envoyant la PAX pour aider les habitants. C'est ainsi que la jeune femme retrouve sa mère.
En 2011, Martha est chargée d'une mission périlleuse : stopper le groupe terroriste des Aryens, une organisation souverainiste d'homosexuels qui veut détruire la Maison-Blanche grâce à un puissant laser en orbite au-dessus de la Terre. Martha tue tous les hommes dans le poste de contrôle de la station spatiale avec son sabre (plutôt qu'avec une arme à feu dont les balles pourraient perforer les cloisons), mais ne peut empêcher le chef des Aryens de déclencher la mise à feu pré-programmée du canon laser. Martha doit essuyer les tirs ennemis qui endommage l'étanchéité de la station et annonce sa destruction imminente.
Elle court jusqu'à l'odinateur central où elle retrouve le cobaye télépathe qu'elle avait découuvert lors de son internement psychiatrique et qui commande tout l'équipement du bâtiment. Martha la persuade d'annuler la mise à feu du cannon laser et quitte avec la créature la station à bord de la navette avec laquelle elle était venue.
Le souffle de l'explosion de la station endommage le vaisseau de Martha qui se crashe dans la plaine désertique du sud-ouest des Etats-Unis, au coeur du territoire Apache, hostile au gouvernement - quelques années auparavant, ces indiens avaient pris le contrôle d'une immense raffinerie pétrolière implantée dans cette région et Nissen leur avait diplomatiquement cédé la propriété de zonel. Mais l'endroit est devenu un mouroir, la population y vit dans des conditions misérables, l'air y est irrespirable.
Martha et "la Poupée" (comme elle a baptisée la créature avec laquelle elle est prisonnière) gagnent la confiance de Wasserstein, un des Apaches, qui leur raconte le déclin de son peuple, depuis toujours sous le joug des colons américains.
Cependant, le Colonel Moretti s'active en coulisses pour mieux manipuler le President. Nissen est devenu un alcoolique, culpabilisant sur le sort des Apaches, souffrant de sa séparation avec sa femme, et subissant passivement l'influence néfaste de Moretti. Dans un accès de rage, il tue même son Vice Président et signe un document officiel sans l'avoir lu, document rédigé par Moretti et qui autorise l'emploi d'un canon laser spatial pour raser le territoire Apache de la carte ! Ainsi il pourra également se débarrasser de Martha comme il le désire depuis la guerre en Amérique du Sud.


- Tome 3: "Forêts" (Health and Welfare). Martha tente de s'évader de la réserve Apache car elle a appris grâce aux dons télépathiques de "la Poupée" les plans de Moretti pour détruire la région. Elle vole une jeep et roule en direction du désert lorsque Wasserstein la rattrape et la maîtrise. Mais au même moment, le canon laser est activé depuis l'espace et dévaste la raffinerie et le territoire indien. Le souffle de l'explosion fait perdre connaissance à Martha.
Moretti annonce à la mère de Martha la mort de sa fille en mission.
A son réveil, elle est aveugle et aux mains du leader de la Haute Autorité Médicale, un chirurgien fou, séparatiste dont le secteur se situe dans le nord-ouest des Etats-Unis. C'est aussi un fanatique religieux, opposé à la pornographie, la musique rock, la contraception, qui veut laver le cerveau de Martha pour en faire le parfait soldat, aussi soumis qu'efficace. Il lui fait recouvrer la vue et la rebaptise Margaret Snowden.
Pendant ce temps, le Général Lucius Spank est abattu discrètement par Moretti, qui maquille son crime en suicide en laissant un document officiel et l'arme avec laquelle il l'a tué dans les mains de sa victime - ce document est le même qu'il a fait signer par le Président après qu'il ait supprimé le Vice-Président. Cette lettre fait rapidement la "Une" des journaux télé et sâlit la réputation de l'administration Nissen.
Pour étouffer ce scandale, Nissen, qui a convoqué ses plus proches collaborateurs à la Maison-Blanche, leur déclare que leur seule solution pour s'en tirer est de déclencher une autre guerre. Mais il est alors successivement poignardé par son entourage, à commencer par Moretti. Celui-ci quitte ensuite le bureau, dont il ferme la porte à clé afin d'empêcher les conspirateurs d'en sortir, puis rejoint une limousine qui l'attend devant la Maison-Blanche. C'est alors qu'une terrible explosion ravage le bâtiment, tuant tous ses occupants. Moretti s'en sort avec de légères blessures puis, lors d'une allocution, se déclare chef de la nation par intérim et impose la loi martiale dans tout le pays.
Désormais, seul aux commandes, Moretti ordonne la destruction de la zone occupée par la Haute Autorité Médicale. Mais le Chirugien a préparé sa riposte en armant plusieurs centaines de missiles nucléaires et surtout en ayant en sa possession le cerveau artificiellement maintenu en vie du Président Rexall, qu'il est prêt à greffer dans un nouveau corps.
Wasserstein, unique rescapé de la nation Apache, se prépare, lui, à inflitrer la Forteresse de la Santé, dans laquelle se trouve Martha. Accompagné par "la Poupée", l'indien sait qu'il aura besoin de ses facultés télépathiques pour sauver la jeune femme. Mais devenue “Margaret”, celle-ci reçoit l'ordre de localise l'intrus et de le neutraliser : lorsqu'elle rencontre Wasserstein dans le poste de contrôle du bâtiment, elle lui tire dessus sans hésiter et le remet avec "la Poupée aux mains des autorités de la Forteresse.
Néanmoins, "la Poupée" a eu le temps de "télécharger" les souvenirs que Martha a perdus lors de son lavage de cerveau.
La jeune femme, troublée, va faire quelques pas dans le parc de la Forteresse alors que le Chirurgien ordonne le lancement de ses missiles.

-Tome 4: "Frontières" (Death and Taxes). Moretti prend le commandement de toute les forces armés américaines et dirige les manoeuvres depuis un avion. Le pays se déchire alors dans un chaos général, plusieurs Etats proclament leur indépendance, et la guerre civile ravage l'Amérique du Nord. Les tentatives de négociations de Moretti avec ces factions échouent rapidement et il doit surtout parer à l'attaque déclenchée par le chirurgien.
Martha fat justement son rapport au chirurgien qui la met au courant de la situation : si la forteresse est attaquée, elle aura pour mission dévacuer et de protéger le cerveau de Rexall, placé dans un petit container mobile. Contre toute attente, Martha tire alors sur le chirurgien : redevenue elle-même, elle découvre qu'il n'est en fait qu'un androïde. Au même moment, Wasserstein, encore en ville, réussit à s'évader avec "la Poupée" et rejoint Martha dans la salle de commandement. "La Poupée" désamorce les missiles lancés et provoque leur destruction, épargnant la station orbitale qui était visée et ses occupants.
Moretti envoie l'aviation militaire bombarder la forteresse de la santé. Martha entraîne Wasserstein, "la Poupée", le cerveau de Rexall et l'épouse de ce dernier à bord d'un avion pour quitter l'endroit au plus vite. Le chirurgien s'accroche à une aîle de l'appareil eet s'envole avec eux.
Moretti est informé par ses troupes que la forteresse a été détruite mais qu'elles ont perdu la trace de Martha et Rexall. L'avion de Martha est pris en chasse par celui de Moretti, dont le pilote lance ses missiles mais les projectiles heurtent le chirurgien et explosent.
Le groupe de fugitifs avec Martha à sa tête se dirige ensuite vers le sud et la forêt brésilienne, où elle fit la guerre et qui a été reboisée et protégée sur ordre de l'administration Nissen. Moretti s'yn rend avec une unité de la PAX, dont certains membres ont des comptes à régler avec Martha.
Ce commando traque les fugitifs dans la forêt sous une pluie diluvienne. Martha et Wasserstein parviennent à tuer plusieurs de leurs adversaires mais Moretti trouve le cerveau de Rexall et sa femme, qu'il assassine.
Martha bondit alors sur Moretti avec lequel elle s'engage dans un combat au corps-à-corps disputé, mais au terme duquel elle prend le dessus et l'arrête.
En 2012, Rexall, dont le cerveau est désormais préservé dans un corps robotisé, est réélu triomphalement à la présidence du pays apaisé. Moretti, lui, attend en prison son exécution après avoir été condamné pour meurtre et trahison. Martha lui rend visite et accepte de le laisser se pendre avec sa ceinture dans sa cellule.

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Comme beaucoup de comics importants des années 80, l'histoire est une dystopie, se situant dans un futur proche, et montrant le déclin total d'une grande nation, ici les Etats-Unis. En cela, on peut rapprocher Liberty des chefs d'oeuvres d'Alan Moore comme Watchmen et V pour Vendetta. Il est à la fois étonnant que Miller ait partagé les mêmes préoccupations que son confrère anglais au sujet de l'avenir politique de leurs pays respectifs, et en même temps, on peut voir dans cette convergence de points de vue l'illlustration parfaite de l'adage qui veut que "les grands esprits se rencontrent".
Quoiqu'il en soit, Miller et Moore restent incontestablement les deux auteurs de comics à avoir utilisé la bande dessinée pour décrire avec une telle puissance évocatrice ces lendemains qui déchantent, même si leurs oeuvres sont différentes. L'américain rend compte de sa pensée avec un style direct, sans concession, à l'image de ses positions politiques conservatrices. L'anglais écrit avec plus de cynisme des récits plus troubles.
Les thèmes explorés par Miller et l'intensité qu'il a su donner à son propos font de Liberty une oeuvre à part, à mon avis beaucoup plus intéressante que lorsqu'il a utilisé le filtre des icônes des comics mainstream, comme Batman (dans The Dark Knight Returns). En s'éloignant des codes propres aux super-héros, en s'en démarquant totalement, c'est comme si sa parole s'était libérée, sa verve déchaînée, et son efficacité optimisée.
En premier lieu, le choix de son héroïne donne à ce projet l'allure d'une fable : Martha Washington, la jeune fille américaine née dans le ghetto de Cabrini Green, est une figure digne de Dickens. On la suivra depuis sa naissance pour mieux observer comment, au cours de nombreuses péripéties éprouvantes, elle va devenir une jeune femme dont l'apprentissage de la vie adulte se fera toujours dans la douleur, l'adversité.
Liberty, c'est d'abord un superbe portrait de femme, peut-être le plus beau qu'ait imaginé Miller, et sans doute un des plus mémorables des comics : enfant des rues, elle accèdera au rang d'héroïne de guerre et jouera même un rôle décisif dans le destin des Etats-Unis.
A la lumière de la récente élection présidentielle américaine qui a vu un afro-américain arriver pour la première fois à la plus haute fonction de la plus grande puissance du monde, on ne peut qu'être troublé par la trajectoire ascensionnelle et précursive de Martha Washington (dont le nom de famille évoque immanquablement celui d'un des présidents des Etats-Unis, ce qui est évidemment tout sauf une coïncidence de la part d'un auteur comme Miller, si friand de symboles).
Mais plus généralement, le parcours de cette héroïne, à la détermination farouche et à l'intelligence aiguisée, ressemble à un concentré de l'âme noire du peuple américain : Liberty est une fresque de la négritude, une ode à la noblesse des noirs, un chant dédié à tous ceux qui ont défendu la cause.
On songe aux Black Panthers - c'est d'ailleurs l'animal auquel Wasserstein assimile Martha quand il la capture (lui étant réincarné en un aigle majestueux, certainement parce que cet oiseau était sacré pour les indiens mais aussi parce qu'il symbolise les Etats-Unis), et c'est sous cet aspect qu'elle sera encore représentée lorsqu'elle affrontera pour la dernière fois Moretti dans la jungle brésilienne... Où, lors de la guerre, elle fit connaissance avec le même félin.
Toute cette saga est traversée par une imagerie volontairement simpliste mais qui en résume parfaitement des éléments-clés. Ainsi, aux conditions de vie misérables des habitants de Cabrini Green "répondent" celles, tout aussi indignes, des Apaches : les milieux dont sont issus Martha et Wassertein en font naturellement plus des alliés que des ennemis. Il semble même qu'entre la négresse blonde et le ténébreux indien existe un sentiment amoureux : l'attirance de Martha est trahie par "la Poupée" qui parle dans son sommeil et répéte ce que pense secrètement la jeune femme de son geôlier, tandis que la volonté infaillible de Wassertein à toujours sauver Martha par la suite indique clairement qu'il est épris d'elle.
Le traitement honteux réservé aux minorités est aussi révèlé lorsque Martha est internée en hôpital psychiatrique : tous les patients y sont négligés, rudoyés, et finalement le gouvernement ordonne leur élimination, faute de moyens pour les prendre en charge.
La manière dont Miller dépeint cette institution et de façon plus globale dont l'administration politique se désintéresse, puis veut se débarrasser, ou opprime les plus faibles, est saisissante et poignante. Certes, le procédé n'est pas très subtile pour susciter notre sympathie envers ces laissés-pour-compte - noirs, indiens, malades mentaux -, mais il fonctionne et correspond à la tonalité ouvertement mélodramatique du récit.
C'est le tableau d'une Amérique malade que Miller brosse dans son style typique mêlant action et satire politique : son regard sur les Etats-Unis et ses corporations est implacable, impitoyable. Ce pays répéte continuellement les mêmes tragiques erreurs, abrite éternellement les mêmes extrémismes : "l'Amérique est un mensonge", disait Orson Welles, et semble répéter Miller. Ce n'est pas, ce n'est plus le Nouveau-Monde, la terre de tolérance : c'est au contraire un contrée pourrie, gangrénée, au bord de l'implosion, dont le communautarisme divise profondèment et violemment les habitants.
Ici, nous en voyons des franges parvenues à un séparatisme sans retour : factions d'homosexuels nazies, de lesbiennes féministes agressives, de fanatiques religieux obsédés par la pureté au point de constituer un Etat sécessionniste de la Santé, lobbyistes de l'agro-alimentaire et de la malbouffe dévastant la forêt sud-américaine...
Lorsque l'histoire s'est emballée dans une folie aussi furieuse qu'absurde, un double-page nous montre même la carte de l'Amérique du Nord avec ses nouvelles fédérations, coupées les unes des autres, et abritant des régimes grotesques et terrifiants : le Pays de Dieu, le Pays des Merveilles, l'Amérique Authentique, le territoire mexicain, la République de l'Etoile Solitaire, la Confédération du Premier Sexe, la Dictature Capitaliste de la Côte Est, la Fédération des Etats de Nouvelle-Angleterre, la Floride annexée à Cuba... Et trônant, pathétique et minuscule au sommet de tout ça, ce qui reste des Etats-Unis d'Amérique originaux !
Cette cartographie provoque l'hilarité, mais on rit jaune car Miller vise juste et ce qu'il a imaginé sonne étrangement vrai.
Cette dislocation physique et morale du pays découle directement de son militarisme galopant, incarné par le jubilatoire salaud de l'histoire, l'infâme Moretti, double malfaisant de Martha. Il est l'archétype du blanc parvenu, arriviste, arrogant, sans scrupules ni limites : l'incarnation de l'impérialisme américain, méprisant ceux que les colons ont massacrés, asservis, rejetés, sacrifiés.
Il y a quelque chose de jouissif chez ce personnage de parfait repoussoir, de méchant qu'on aime détester : d'emblée, il nous est antipathique. Mais c'est un adversaire à la mesure de la bravoure et du mérite de Martha : il est méthodique, patient, habile, manipulateur, menteur. Il n'hésitera pas à tuer pour accomplir ses plans, Miller confirmant malicieusement ainsi qu' "on n'est jamais mieux servi que par soi-même".
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Il faut enfin parler du graphisme de la série : après Watchmen, Dave Gibbons aura pu ajouter à son c.v. l'autre auteur majeur des années 80 en collaborant, après Moore, avec Miller.
Les différences d'écriture entre les deux scénaristes sont sensibles dans l'illustration : après la mise en images sophistiquée en oeuvre sur Les Gardiens, suggèrant des effets mobiles comme le travelling-arrière, la symétrie, la "caméra subjective", le dessinateur donne à voir un tout autre aspect de son grand talent.
On retrouve ici traduit le goût de Miller pour les larges cases horizontales, rappelant les dimensions de l'image cinématographique, que viennent ponctuer d'autres vignettes verticales, souvent pour planter le décor des scènes.
De magnifiques "splash-pages" émaillent le récit, soulignant des moments d'émotion intense : Gibbons y excelle pour restituer les sentiments qui étreignent les personnages ou pour figer comme des instantanés l'action à l'état pur. Difficile d'être insensible lorsque Martha éclate en sanglots après avoir découvert les horreurs du champ de bataille puis essuie ses larmes avec une expression révoltée. Et carrèment impossible de ne pas être sidérer par des planches comme celles où l'aigle Wassertein fond sur la panthère noire Martha ou que la même panthère noire bondit sur Moretti représenté comme un chasseur de safari.
Cependant, malgré leurs distinctions esthétiques, Liberty et Watchmen partage quand même un point commun visuel avec l'insertion de pages figurant des extraits issus de faux magazines, comme ici les articles de "This Week" relatant les soubresauts politiques des Etats-Unis, ou la carte redessinée de l'Amérique (que j'ai évoquée plus haut).
Ces passages constituent des entrées alternatives au récit principal tout en l'enrichissant, en lui donnant du relief, de l'ampleur (comme c'était le cas avec l'autobiographie d'Hollis Mason, les notes sur Joe Orlando ou l'interview d'Adrian Veidt, par exemple, dans Watchmen).
Miller s'est-il inspiré des idées de Moore ? Je l'ignore, et à vrai dire, qu'importe : les bonnes idées méritent toujours d'être reprises si elles le sont avec intelligence - et c'est le cas ici. Gibbons nous permet pour l'occasion d'apprécier son savoir-faire de peintre, sans pour autant miser sur des effets "photo-réalistes".
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Miller a créé une icône avec Martha Washington, un de ces personnages qu'on n'oublie plus après les avoir rencontrés. Une mini-série ne lui a pas suffi pour la raconter comme il le souhaitait et Give Me Liberty a connu plusieurs suites sous différentes formes. Dave Gibbons, fidèle à son héroïne, a tenu à la dessiner dans ces "sequels", toutes publiées par Dark Horse.
On compte ainsi une deuxième production en 5 volets intitulée Martha Washington Goes to War, en 1994 : le gouvernement de Rexall y est corrompu par le Chirurgien à la tête d'une tentative de putsch, que fera échouer Martha.
Un "one-shot", Happy Birthday Martha Washington, en 1995, contient une histoire en noir et blanc, Collateral Damage, basée sur le journal de guerre de Martha ; et State of the Art, conçu pour le San Diego Comic-Con de 1993.
Une autre mini-série en trois épisodes, Martha Washington Saves the World, sera éditée en 1997.
Dix ans plus tard, Miller et Gibbons réalisent un ultime chapitre de 22 pages, sobrement intitulé Martha Washington Dies.
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(Re)découvrez donc cette oeuvre aussi méconnue qu'épique : vous terminerez cette lecture avec le sentiment d'avoir réellement fait la connaissance d'une femme d'exception - Martha Washington, l'autre visage du rêve américain. Ne passez pas à côté !

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