jeudi 4 juin 2009

Critique 55 : V POUR VENDETTA, d'Alan Moore et David Llloyd


V pour Vendetta (V for Vendetta) est une série réalisée de 1989 à 1990, mais élaborée dès 1982. Alan Moore en a écrit le texte et David Lloyd (mais aussi Tony Weare pour une partie des chapitres Valérie, Vacances et Vincent) en a assuré le dessin. La série a d'abord été éditée par Quality Comics, puis par DC Comics dans la collection Vertigo.
Cette bande dessinée est une dystopie, comme le roman de George Orwell, 1984, qui se déroule au Royaume Uni et qui symbolise parfaitement comment dans les années 80 on imaginait un futur cauchemardesque dans les années 90.
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Un mystérieux anarchiste, "V", s'emploie à détruire le régime totalitaire dans lequel a sombré la Grande-Bretagne et ses actes affecteront considèrablement la population. La série dépeint l'Angleterre après un conflit nucléaire qui a ravagé une bonne partie du monde civilisé. Un parti fasciste appelé Norsefire en a profité pour prendre le pouvoir. C'est dans ce contexte sinistre qu'est apparu "V", figure du révolutionnaire insoumis, arborant le masque de Guy Fawkes et entamant une violente campagne pour déstabiliser les instituions.
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La genèse de l'oeuvre fut longue : ses premiers épisodes furent dessinés en noir et blanc, entre 1982 et 1985, dans l'anthologie "Warrior" publiée par Quality Comics. Le projet rencontra un vif succès et fournit plusieurs couvertures aux 26 numéros de la revue. Trois ans après, DC Comics réunit Moore et Lloyd pour qu'ils achèvent leur série et l'éditer en dix épisodes.
L'idée de David Lloyd de dessiner originellement V pour Vendetta en noir et blanc était de trouver un équivalent graphique au ton très sombre de l'histoire, mais DC Comics préféra une version "colorisée" dans des tons pastels, sans doute pour atténuer cet aspect. Lloyd assura ensuite qu'il avait toujours été dans son intention de produire des planches en couleurs mais que ce procédé était trop coûteux lorsqu'il commença à illustrer la série.
L'écriture elle-même demanda du temps à Moore : initialement, V pour Vendetta était basé sur un strip intitulé The Doll, qu'il avait soumis à l'appréciation de D. C. Thompson quand il n'avait que 22 ans. Plus tard, le scénariste révèla que Thomson n'apprécia guère que le héros soit un terroriste transsexuel.
Quoiqu'il en soit, quelques années après, l'éditeur de "Warrior", Dez Skinn, suggèra à Moore d'inventer ce qui allait devenir V pour Vendetta, qui se déroulerait aux Etats-Unis dans les années 30 - sans doute une version détournée de The Shadow.
En discutant avec David Lloyd, le scénariste déplaça l'action en Angleterre et dans un futur proche, mais le héros évolua aussi, passant d'un gangster de l'âge d'or américain à un policier se rebellant contre le totalitarisme en vigueur dans son pays jusqu'à cet anarchiste mystérieux.
L'influence d'un personnage des années 60 comme Night Raven, sur lequel Lloyd travailla précédemment avec le scénariste Steve Parkhouse, est également indéniable sur V, notamment dans son look. Mais c'est aux éditeurs Dez Skinn et Graham Marsh qu'on doit le titre V pour Vendetta et à David Lloyd l'idée de le masquer en s'inspirant de Guy Fawkes.
Pour orienter son récit, Moore n'hésita pas à dresser une liste de références, parmi lesquelles on trouvait les noms de George Orwell, Aldous Huxley, Harlan Ellison, Vincent Price, David Bowie, et des bd comme The Shadow, Batman, Judge Dredd. Il s'inspira aussi des peintures de Max Ernst, des écrits de Thomas Pynchon, de l'ambiance des films de guerre, de la série télé Le Prisonnier, du héros romanesque Robin des bois...
Le contexte politique du début des années 80 allait aussi considérablement marquer la série, avec les mesures radicales prises par la Première Ministre conservatrice Margaret Tatcher. Ces "années de plomb" deviendraient la matrice dont Moore se servirait pour extrapoler la situation sociale dans laquelle se déroule son intrigue, donnant à l'ouvrage à la fois la force du témoignage et l'impact d'une vision préventive.
Quand en 1988, DC Comics commence à publier la série en dix numéros, viennent s'y ajouter des planches inédites : ainsi à partir du 7ème épisode, ce sont des planches que n'ont pas édité "Warrior" qui apparaissent. Tony Weare dessine un chapitre supplémentaire (Vincent) et assiste Lloyd sur deux autres (Valerie, The Vacation), puis Steve Whitaker et Siobhan Dodds mettent en couleurs toute la série.
Moore écrit un essai (Behind the Painted Smile) et deux "interludes" qui garniront l'édition en recueil américaine par le label Vertigo.
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Le 5 Novembre 1997, à Londres, le justicier masqué connu sous le nom de V sauve une jeune femme, Evey Hammond, que plusieurs policiers allaient violer après l'avoir arrêtée pour prostitution. V entraîne Evey sur un toit d'immeuble et active une bombe qui explose dans le palais abandonné de Westminster.
V emmène ensuite Evey dans son repaire secret, qu'il appelle "la galerie des ombres". Evey raconte sa vie à V, évoquant la guerre nucléaire à la fin des années 80 qui aboutit au coup d'état par les fascistes en Grande-Bretagne et à l'arrestation (et certainement l'exécution) de son père par les autorités.
L'enquête sur l'attentat du palais de Westminster est confiée à Eric Finch, chef du "Nez", la police régulière, un officier expérimenté et zélé. A travers lui, nous faisons connaissance avec d'autres figures du système, comme son leader, Adam Susan
, obsédé par l'organe de surveillance électronique de l'Etat, "Le Destin" ; Dominic Stone, le partenaire de Finch ; Derek Almond, chef de la police secrète ("La Main") ; Conrad Heyer, chef de "L'Oeil", la vidéo-surveillance ; Brian Etheridge, chef de "L'Oreille", l'audio-surveillance ; et Roger Dascombe, en charge de "la Bouche", le service de la propagande.
V s'en prend à trois haut-dignitaires pour les accuser d'atrocités commises dans le passé et les condamner : Lewis Prothero, qui n'est autre que la voix du "Destin" et donc celui de la propagande du Parti ; Anthony Lilliman, un prêtre pédophile qui représente le Clergé ; et Delia Surridge, qui est la maîtresse de Finch. V rend Prothero fou après avoir incinéré sa collection de poupées ; puis il force Lilliman à se suicider et tue le Dr. Surridge.
Pendant ce temps, Finch découvre que toutes les victimes de V ont oeuvré dans des camps de concentration près du village de Larkhill et il en informe Derek Almond. Almond surprend V tentant de s'échapper de la résidence de Surridge mais, yant oublié de recharger son pistolet, il ne peut l'abattre et c'est lui qui s fait éliminer par V.
Finch commence à lire un journal tenu par Surridge et il apprend que V a été prisonnier au camp de Larkhill : on lui a injecté une drogue appelée "Batch 5". V était alors connu comme "l'homme de la chambre 5" et avait commencé à entretenir un jardin avec l'approbation du chef du camp, Prothero. V a confectionné des armes chimiques pour ensuite attaquer les gardes, détruire le camp et s'échapper. Il semble que, depuis, V ait entrepris d'éliminer les officiers de cet endroit afin que le gouvernement n'apprenne jamais sa véritable identité.
Finch comprend que V a arraché les pages concernant son identité mais fait en sorte que le journal de Surridge soit facile à trouver : ainsi sa mission est désormais évidente mais son anonymat conservé.
Quatre mois plus tard, V s'introduit dans la Tour Jordan, résidence de "La Voix", pour y diffuser un discours encourageant le peuple à s'insurger contre le système. Il s'échappe en forçant Roger Dascombe à revêtir un de ses costumes de Guy Fawkes : ainsi habillé, il est abattu par la police.
Après cela, Eric Finch est présenté à Peter Creedy, un criminel nommé à la place d'Almond à la tête de "La main", qui le provoque sur sa capacité à appréhender V et en lui adressant une remarque sur sa relation avec le Dr. Surridge. Finch est obligé de prendre un congé.
Evey a développé un fort attachement envers V, mais désapprouve ses méthodes. Après une dispute dans la galerie des ombres, la jeune femme se retrouve à la rue, abandonnée par son protecteur. Elle devient alors la maîtresse d'un malfrat, Gordon Deitrich.
Creedy organise une milice privée avec les hommes de Harper en espérant que les activités de V déstabiliseront assez le Parti et favoriseront un putsch contre son leader, Adama Susan.
Quand Gordon Dietrich est assassiné par le gangster écossais Alistair Harper, Evey tente de le tuer pour le venger mais elle est enlevée et accusée de tentative de meurtre contre Peter Creedy. dans sa cellule, entre deux interrogatoires au cours desquels elle est torturée, Evey trouve une lettre d'une autre détenue, Valerie, actrice incarcérée à cause de son lesbianisme. Ses tortionnaires donnent finalement à Evey le choix entre collaborer ou mourir, mais méfiante et inspirée par le courage de Valerie, elle refuse de se soumettre.
C'est alors que, contre toute attente, elle apprend qu'elle est libre : en vérité, Evey découvre que tout ce qu'elle vient de subir n'était qu'une énorme manipulation orchestrée par V pour qu'elle s'affranchisse. Il lui révèle que Valerie était une autre prisonnière du camp de Larkhill , morte dans la cellule voisine de la sienne, et que la lettre que Evey a lue est la même que celle que Valerie avait transmise à V.
D'abord furieuse d'avoir été ainsi abusée, Evey accepte finalement la "leçon" que lui a donnée V.
Au mois de Novembre, exactement un an après l'attentat du Parlement, V détruit la Post Office Tower
et la Jordan Tower, dans laquelle périt Etheridge et ainsi sont neutralisés "L'Oeil", "L'Oreille" et "La Voix". La défaillance des systèmes de sécurité du gouvernement déclenche une vague de violence, tout aussi brutalement réprimée par les troupes de Creedy.
V explique à Evey que le désordre qu'il a engendré inaugure une période intermédiaire où il entend établir une véritable anarchie, synonyme pour lui d'une société vraiment libre.
Dominic Stone, l'assistant de Finch, réalise que V a eu accès à l'ordinateur du "Destin" depuis le début, tandis que Finch se rend sur le site abandonné de Larkhill, où il prend du LSD. Pris d'hallucinations, Finch comprend alors intuitivement les motivations de V, et un fois remis, retourne à Londres. Il a déduit que le repaire de V se situe dans le sous-sol abandonné de Victoria Station
.
V fait face à Finch et le laisse l'abattre, tel un martyr. Agonisant, V regagne la galerie des ombres où il meurt dans les bras d'Evey. Elle hésite à le démasquer puis y renonce avant d'endosser le costume du justicier et de prendre sa succession.
Pendant ce temps, Creedy, ambitionnant de remplacer Adam Susan, lui suggère d'apparaître en public, mais c'est alors que Rose Dascombe, lui reprochant la mort de son mari, surgit et l'assassine. Creedy est ensuite tué par Harper. Conrad Heyer (chef de "L'oeil") tue Harper (qu'il a vu sur une vidéo avec sa femme, Helen) . Résultat, toutes les têtes pensantes du Parti (Susan, "Le Destin", "La Main", "L'Oeil", "L'Oreille" et "La Voix") sont mortes, à l'exception de Finch (chef du "Nez").
Lorsqu'Evey apparaît sous le masque de V devant la foule, une insurrection générale débute : la jeune femme parachève l'oeuvre subversive de son mentor en détruisant le 10 Downing Street
, offrant ainsi à V des "funérailles de Viking" lorsque le train à bord duquel repose son corps explose sous l'adresse du Premier Ministre.
Elle sauve Dominic Stone et l'emmène à la galerie des ombres où ellee lui explique qu'elle compte l'entraîner pour qu'il devienne son successeur. Finch observe le chaos qui s'empare de la ville avant de la quitter : toute forme d'autorité a désormais disparu et l'avenir demeure plus incertain que jamais - l'utopie anarchiste de V règne.
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On sort de ce livre littéralement essoré... Et durablement troublé par son ambigüité morale. Comme dans Watchmen, Alan Moore a pris pour héros un personnage des plus dérangeants (Rorschach et V) pour développer un propos politique équivoque : cette analogie n'est pas innocente, pour l'auteur il semble évident que les extrémistes incarnent mieux que quiconque les conséquences des dérives philosophiques qui ont traversé le XXème siècle - ce sont à la fois les produits de ces excès et ceux dont il ne faut jamais oublier l'existence, négliger l'influence pour ne pas répéter les erreurs d'hier.
Cette manière d'interpeler le lecteur a de quoi interroger : Moore, en révélant les effroyables traitements qu'a subi V, n'en fait-il pas davantage un martyr qu'un terroriste ? Approuve-t-il dès lors sa façon d'agir ? Et, in fine, faut-il provoquer une insurrection, forcèment violente, pour renverser un régime répressif - autrement dit, faut-il soigner le mal par un autre mal ?
A moins que V ne soit qu'un farceur brutal ne visant qu'à désordonner la société dans un apocalyptique "grand soir" révolutionnaire, sans se soucier vraiment de savoir s'il en émergera quelque chose de meilleur.
A ces questions, Moore se garde bien de répondre. C'est ce qui rend son oeuvre passionnante, fuyant le manichéisme, mais aussi si troublante. Il laisse à chacun le soin d'apprécier les méthodes de son héros et le résultat de ses manoeuvres.

Pour mieux cerner cette ambigüité philosophique, on peut relire quelques citations prononcées par V, témoignant de l'érudition du personnage et de la profondeur de sa réflexion :
-"Anarchie veut dire « sans maître », pas « sans ordre ». Avec l'anarchie vient une ère d'Ordnung, d'ordre vrai, qui ne peut être que volontaire. L'ordre, s'il est imposé, engendre le mécontentement, père du désordre, parent de la guillotine. Les sociétés autoritaires sont comme le patinage artistique : complexes, d'une précision mécanique parfaite, et par dessus tout précaires. Sous une fine couche de civilisation, le chaos guette... Lorsqu'elle sentira le chaos la talonner, l'autorité ourdira les plus viles intrigues pour préserver un semblant d'ordre... Mais un ordre sans justice, sans amour et sans liberté, ce qui ne pourra ralentir longtemps la descente de leur monde aux enfers.",
- "L'autorité n'admet que deux rôles : le bourreau et la victime, transforme les gens en poupées qui ne connaissent plus que peur et haine, tandis que la culture plonge dans les abysses. L'autorité déforme ses enfants et change leur amour en un combat de coq... L'effondrement de l'autorité aura des répercussions sur le bureau, l'église et l'école. Tout est lié. L'égalité et la liberté ne sont pas des luxes que l'on écarte impunément. Sans ceux-ci, l'ordre ne peut survivre longtemps sans se rapprocher de profondeurs inimaginables.",
- "Le pays n'est pas encore sauvé, ne pense pas ça... Mais toutes ses vieilles croyances sont réduites à l'état de ruines, sur lesquelles nous pouvons construire... Voilà leur tâche : se diriger eux-mêmes, diriger leur vie, leurs amours, leur pays...",
- et, enfin, peut-être la plus représentatives de toutes, "Les peuples ne devraient pas craindre leur gouvernement, c'est le gouvernement qui devrait craindre le peuple." (Thomas Jefferson)

Ces quelques phrases dessinent une personnalité complexe et radicale, mais instruite, sans pour autant nous renseigner définitivement sur V. Il peut être perçu comme un idéaliste, un acteur, un mégalomane, un fou du roi, un fanatique ou un dément. Mais son comportement ne saurait être mesuré qu'à l'aune de ce qu'on lui a infligé : c'est aussi un survivant qui a été utilisé comme un rat de laboratoire dans un dispositif concentrationnaire. Cela n'excuse pas ses agissements mais les éclaire.

Narrativement, V pour Vendetta est la première série sur laquelle Moore a testé ce qui allait devenir sa signature, avec une relation d'évènements à la fois très dense et très détaillée, la multiplication d'intrigues tout au long d'une trame principale. Cette rédaction trouvera son premier aboutissement dans Watchmen.
Le scénariste aime déjà semer des indices discrets mais éloquents, user d'allusions littéraires et de jeux sur les mots - comme en témoignent les titres de chapitres et les discours de V (citant abondamment William Shakespeare).

Thématiquement, la série réfléchit au conflit philosophique entre les notions d'anarchisme et de fascisme :

- le régime du Norsefire illustre l'idéologie fasciste, avec sa haine xénophobe, son contrôle de la population par la peur et l'autoritarisme, et sa direction par un leader intraitable, paranoiaque, qui rappelle immanquablement des figures historiques telles qu' Hitler, Mussolini ou Staline. Comme dans tous les états régis sur ces principes, on y distingue différentes organisations de réglementation répressives mais obéissant à un seul et unique chf charismatique. Un régime fasciste se reconnait à son corporatisme total, et un aspect important de ce corporatisme est l'identification de la société avec l'Etat qui le gouverne : la société devient un corps où les différentes institutions - ici ces institutions sont explicitement nommées par des parties du corps : la police est le "Nez" ; les organisations chargées de la surveillance sont l' "Oreille" et l' "Oeil ; la police secrète est la "Main" ; et les médias sont rassemblés sous le nom de la "Bouche".
En imaginant ce système de contrôle, Moore évoque avec insolence la pensée politique classique anglaise et cite Leviathan de Thomas Hobbes, qui concevait l'Etat comme une vaste corporation, puisant sa légitimité dans la nécessité de maintenir l'ordre et de prévenir la violence. Le souverain de ce régime est naturellement désigné comme la "tête" de la société, ultime justification de cette nomenclature "anatomique".
Pour préserver sa "santé", l'idéologie fasciste prescrit de se débarrasser des éléments "impurs" : c'est à cela que servent des autorités répressives et les camps de concentration où l'on rassemble et supprime la lie de la société. Il y a là une connection évidente avec la chrétienneté anglicane et son obsession de la Pureté, qui s'apparente à du fascisme cléricale - et dont on retrouve des manifestations dans le régime de Vichy de 1940 à 44, ou celui de Franco de 1939 à 75 par exemple. En Angleterre, l'église anglicane désigne également la Reine commee la "tête" de l'Etat. C'est donc certainement cela qui explique que, dans la série, la rebellion contre Norsefire est menée par l'Ecosse, partie non-anglicane du Royaume-Uni.
- En face de cela, il y a la solution proposée par V : l'anarchisme, dont les principes sont fondés sur les idées de Mikhail Bakunin. Dans cette optique, une nouvelle forme de société nait des ruines de la précédente. Dans le 2ème épisode, on assiste à une scène où V interroge une statue représentant la Justice, interrrogatoiree sans complaisance où il fustige son laxisme et conclut que la "justice n'est rien sans la liberté". Or cette phrase fait clairement écho à Bakunin: “La liberté sans le socialisme est un privilège et une injustice et le socialisme sans la liberté n'est que servitude et brutalité".
La tendance anarchiste a trouvé une de ses expressions les plus virulentes et mémorables à travers la contre-culture des années 60 : la tactique de V consiste à humilier et ridiculiser le régime fasciste pour le déstabiliser, de la même manière dont le faisaient les situationnistes avec des coups d'éclats, des happenings, jusqu'à des dérives terroristes finalement aussi peu acceptables que les méthodes de leurs ennemis. Dans l'épisode 8, la phase de transition entre fascisme et anarchisme est nommée "Verwirrung", une locution allemande signifiant la "confusion". C'est aussi une référence présente dans d'autres aspects de la série avec ses analogies entre le chaos, les arts, l'anarchisme et l'obsession du nombre "5".

Un aspect de la contre-culture des années 60 reposait sur l'idée que le pouvoir consistait dans la domination d'une partie du peuple sur l'autre. Dans la série, cette théorie est illustrée par la relation des époux Almond et Heyer.


V pour Vendetta est aussi une bande dessinée sur l'identité. V lui-même est representé comme une énigme que l'histoire ne résoudra pas, mais c'est précisèment ce mystère qui donne au personnage sa dimension quasi-mythologique. Peut-être même peut-on prétendre que V n'est qu'une pure idée, un fantasme, qui inspirera Evey et qu'elle incarnera vraiment pour la première fois - mais c'est une interprétation parmi d'autres.
Acquérir une identité, c'est aussi subir une initiation, suivre un apprentissage, pour savoir qui on est véritablement : ainsi en va-t-il d'Evey, au départ adolescente, prostituée occasionnelle, victime du système, en pleine perdition, que va former V. Mais le personnage d'Eric Finch va aussi appendre à se (re)découvrir en traquant V, qui éprouve son pragmatisme, et même losque le policier finira par abattre son adversaire, il n'en retirera que peu de satisfaction et quittera Londres en plein chaos, aussi débousselé que le système qu'il a servi.

Les attentats commis par V conservent toute leur ambigüité morale, et le thème centrale de la série est sans doute : comment justifier rationnellement de telles méthodes même pour rendre le monde meilleur ? D'ailleurs, rien ne garantit que de ces destructions émergera une société plus équitable, humaniste, libre. V est un mélange d'avocat de l'anarchisme et de stéréotype de terroriste.
Moore a posé le problème que pose ce "héros" dans une interview : "est-ce que cet homme est bon ? Ou est-il fou ? (...) Je n'ai pas envie de dire au lecteur quoi penser, j'ai juste envie de l'inciter à y penser."

De même, le scénariste n'a jamais voulu clarifier si V était le père d'Evey, comme finit par le penser la jeune femme : d'ailleurs, il semble avoir mis un point d'honneur à ne pas dévoiler l'identité de V afin de lui conserver toute son aspect équivoque : c'est au lecteur de déterminer si V est sain d'esprit ou psychotique, héroïque ou malfaisant.
Et avant d'endosser le masque de Guy Fawkes, Evey conclut elle-même que l'identité de V est sans importance par rapport au rôle qu'il joue. Cette attitude accrédite la thèse selon laquelle V est davantage une idée qu'une personne, plus un symbole qu'un individu. C'est en acceptant d'incarner cette idée qu'Evey s'émancipe vraiment définitivement.


Dernier point, que j'ai évoqué plus haut et sur lequel j'avais promis de revenir : l'emploi du nombre "5" et de la lettre "V" :
- tout d'abord, il convient de faire remarquer que le nombre "5" et la lettre "V" s'écrivent de la même manière en caractères romains. Cela conditionne également l'intitulé de chaque chapitre commençant tous par un mot dont la première lettre est le "V".
- Le personnage de V est également un lecteur de Thomas Pynchon et de son roman, V.
- La 5ème symphonie de Ludwing Von Beethoven est appréciée de V.
- Trois brèves notes et une plus longue font référence au langage morse pour la lettre "V" - ce code fut d'ailleurs employé par la BBC durant la seconde Guerre Mondiale.
- En écartant l'index et le majeur d'une main, on obtient également un "V", souvent pour indiquer la victoire.
- N'oublions pas non plus que V était le détenu de la cellule V au camp de Larkhill.
- La devise de V est la phrase latine "Vi Veri Veniversum Vivus Vici" (soit : "Par le pouvoir de la vérité, je ferai, de mon vivant, la conquête de l'univers") - cinq mots qui commencent par la lettre "V" - et dont le personnage attribue la paternité à Faust.
- L'évènement connu sous le nom de "la nuit de Guy Fawkes" s'est déroulé un 5 Novembre.
- Le gouvernement est divisé en 5 branches relatives aux 5 sens (la vue, l'ouïe, l'odorat, le toucher, le goût).
- Au camp de Larkhill, on a injecté à V un produit appelé Batch "5".
- Les dernières paroles de V, à la fin de l'histoire, commencent tous par la lettre "V".
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Pour "répondre" à une telle richesse narrative, il fallait un illustrateur à la hauteur. Et le travail de David Lloyd ne doit pas être sous-estimé dans la réussite qu'est V pour Vendetta.
Son trait à la fois réaliste et expressionniste restitue à merveille l'atmosphère oppressante, constamment entre chien et loup, du récit. S'appuyant comme tous les graphistes de Moore sur un script exigeant et très détailé dans ses descriptions, l'artiste parvient pourtant à la traiter avec une fluidité exceptionnelle : son découpage possède un rythme infaillible, implacable, qui vous saisit pour ne plus vous lâcher.
On sent qu'à l'origine le projet était conçu en noir et blanc, mais curieusement l'ajout de couleurs n'est pas gênant. Au contraire même, avec ses teintes pastels, la colorisation confère un supplèment d'étrangeté à l'ensemble, qui colle tout à fait aux intentions de Lloyd et Moore.
Ce traitement visuel range la série parmi les plus atypiques de la production, pourtant toujours esthétiquement originale, de Moore, même si elle est plus "réaliste" que La ligue des gentlemen extraordinaires par exemple.
Mais cela prouve surtout que cet auteur sait toujours s'adjoindre les services d'authentiques "co-réalisateurs", des "metteurs en images" dont les dessins apportent une vraie plus-value à ce qu'il a choisi de raconter et qui correspondent idéalement à son propos.
Admirable intelligence dans le choix de ses collaborateurs qui atteste que la réussite d'un comic-book tient surtout à la complémentarité de celui qui l'écrit avec celui qui le dessine.
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Encore un chef-d'oeuvre donc !

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