dimanche 12 avril 2009

Critique 27 : WATCHMEN, d'Alan Moore et Dave Gibbons



(Les Gardiens : Rorschach, Le Hibou, Laurie,
Le Comédien, Dr Manhattan et Ozymandias)

L'histoire des Watchmen se déroule en 1985, dans une réalité alternative. Les justiciers masqués y ont cessé leurs activités, cependant qu'un conflit nucléaire semble imminent entre les blocs politiques de L'Ouest et de l'Est.
L'apparition en 1959 du Dr Manhattan
, un surhomme quasiment aussi puissant qu'un dieu, a bouleversé l'Histoire : les Etats-Unis ont remporté la guerre au Vietnam, Richad Nixon est toujours président car le scandale du Watergate a été étouffé, le pétrole n'est plus la pincipale source énergétique...
La mort du Comédien, un agent spécial du gouvernement, va conduire plusieurs de ses anciens confrères à participer à une enquête pour découvrir le mobile et l'auteur de son assassinat. Rorschach, un justicier névropathe, mène des recherches qui vont aboutir à la révèlation d'un complot ourdi par le plus inattendu des adversaires et obliger d'anciens vigilants masqués à sorti de leur retraite, comme Le Hibou ou Laurie Juspeczyk, mais aussi précipiter le départ du Dr Manhattan.
Ces péripéties sont ponctuées par la reproduction de divers documents - articles de journaux, extraits de l'autobiographie d'un héros retiré, etc - qui nous renseignent sur le phénomène des justiciers masqués et leur perception par le public et les médias. En outre, un récit d'épouvante mettant en scène des pirates vient se greffer sur l'intrigue principale comme la métaphore de cette fin du monde annoncée.


Watchmen, pour faire simple, c'est d'abord une histoire réaliste de super-héros, mais hormis le Dr Manhattan, aucun ne dispose réellement de super-pouvoir. La relation au temps qui passe et l'évolution psychologique y sont objectivement décrites : les protagonistes vieillissent, connaissent la corruption, le doute, la folie et la dépression.
Dans cette série, rien n'est évident, tout est symbolique et pluridimensionnel. C'est un mille-feuilles narratif, où chaque couche recèle des informations. Ainsi le meurtre du Comédien est le signe inaugural de la fin du monde qui menace en toile de fond mais c'est aussi la fin d'une époque que la mort de cet homme devenu justicier par amusement puis agent gouvernemental car il considérait les affaires humaines comme une vaste farce, à la fois drôle et sinistre.
Plus généralement, le thème central, symbolisé par un smiley qui revient de façon récurrente dans l'album, est le sens qu'on donne à l'existence dans un monde en proie au chaos, la façon dont on s'arrange (ou pas) de cet état de fait. Faut-il traverser la vie avec le cynisme comme armure ? Ou prétendre changer les choses, quitte à faire le bonheur des hommes contre leur volonté d'autodestruction permanente ? Ou simplement se réfugier dans un quotidien banal et réconfortant en acceptant son impuissance ou sa paresse ?
Le titre-même est sujet à plusieurs interprétations : "watch" signifie regarder, mais évoque aussi surveiller et désigne encore une montre. Le récit compte 12 chapitres, s'ouvrant à chaque fois sur le cadran d'une horloge annonçant minuit, la fin d'une jourrnée mais aussi l'heure à laquelle se déclenchera la guere atomique. Cette image du temps inexorable est omniprésente et Moore a poussé le vice jusqu'à conclure son histoire avec uen vignette identique sur ce fameux smiley maculé d'une tâche rouge (le sang du Comédien au début et du ketchup dégoulinant dd'un hamburger à la fin). La forme circulaire de ce badge est aussi identique à celle du cadran de l'horloge.
L'autre locution-clé est cette interrogation latine : « Quis custodiet ipsos custodes? » (« Qui garde les gardiens eux-mêmes ? »), extraite d'une Satire de Juvénal. On retrouve cette question en anglais (« Who watches the watchmen ? ») tagée sur des murs dans plusieurs vignettes tout au long des 12 fascicules de la série : elle pose le problème de la légitimité des super-héros à faire régner et la justice et la loi, tout en se masquant (donc en cachant leur identité au sens large). Peut-on faire confiance à des individus qui sont ainsi accoutrés, qui camouflent leurs visages, leurs intentions, leurs passés ? Cette remise en question du statut des redresseurs de torts est troublante et dépasse le cadre de la classique bande dessinée d'aventures.
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Watchmen est une oeuvre graphiquement très riche, l'image y est vraiment le prolongement de l'écrit et on devine à quel point le script comportait des indications précises. Les exemples sont nombreux pour en attester, comme le chapitre consacré à Rorschach est construit comme un palindrome, la première page faisant écho à la dernière, que ce soit sur le thème, la mise en page ou les personnages mis en image. Au coeur de cet épisode, il y a une scène d'action qui reproduit les motifs symétriques et en perpétuel mouvement du masque de Rorschach, dont le pseudonyme est inspiré par le test psychiatrique du même nom.
De même, le découpage simule souvent un effet de travelling arrière suggérant une distanciation entre l'action et sa représentation, les propos des personnages et leurs relations, ou encore l'idée que tout ce qui nous est raconté est peut-être vu par un observateur étudiant les différents événements et leurs acteurs comme un scientifique à travers un microscope - à la manière du Dr Manhattan qui se détache de plus en plus des gens jusqu'à s'exiler sur Mars, où Laurie devra le convaincre de la valeur de la vie humaine pour sauver la Terre de l'apocalypse.
Tous ces effets visuels, parfaitement rendus par le style classique de Gibbons, sont saisissants.
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De même, en s'attardant sur des personnages secondaires, Moore obtient une mise en perspective de l'histoire complète et cette addition de faits produit une somme vertigineuse - comme lorsqu'on comprend in fine qui est le père de Laurie, l'objectif d'Ozymandias, la fatalité qui a engendré Dr Manhattan, la filiation spirituelle du Hibou avec Hollis Mason, etc.
C'est sans doute dans cet entremêlement de vies, de destins que se situe la plus grande richesse de Watchmen, qui en fait une BD si complexe, si foisonnante, qu'on peut lire et relire avec toujours autant d'intérêt : le lecteur y est sans cesse renvoyé à des événements passés qui, progressivement, éclairent la situation présente, par touches successives et subtiles.
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Passionnante aussi est l'histoire qui a conduit à la création de l'oeuvre : au début des années 1980, DC racheta plusieurs licences de personnages à Charlton Comics, et proposa à Moore de les utiliser pour une série inédite. Puis l'éditeur changea d'avis, estimant que des créations originales seraient plus pratiques et originales.
Moore s'est pourtant habilement resservi des super-héros de Charlton pour inventer ses Gardiens. Ainsi Le Comédien est adapté du Peacemaker, Dr Manhattan de Captain Atom, Le Hibou (I et II) de Blue Beetle, Ozymandias de Thunderbolt, Rorschach de The Question et Le Spectre Soyeux de Nightshade.
Entre le projet initial et le résultat final, Moore avait même songé à ressuciter les Mighty Crusaders, issus d'Archie Comics.
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Comme quoi, Watchmen n'a pas fini d'inspirer les comics... Et avec eux ses amateurs, éclairés ou non. Maintenant, si vous voulez lire un authentique classique révolutionnaire, vous savez ce qui vous reste à faire !

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