jeudi 23 avril 2009

Critique 35 : TOP TEN 1, d'Alan Moore, Gene Ha et Zander Cannon


Top 10 est une série limitée publiée par America's Best Comics, la collection créée et dirigée par Alan Moore au sein de Wildstorm (branche de DC Comics). Comme à son habitude, le célèbre scénariste a imaginé cette BD en étroite collaboration avec des artistes, en l'occurrence le tandem formé par Zander Cannon (qui réalise les crayonnés) et Gene Ha (qui signe les finitions et l'encrage).
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Cette brillante fantaisie, qui démontre la capacité de son auteur à briller dans tous les genres, détaille l'existence et le travail d'une brigade de police dans la ville (fictive) de Neopolis, une cité où tous les habitants, flics, criminels, civils, enfants et même animaux, possèdent des super-pouvoirs - et sont vêtus de costumes colorés comme les héros de comics.
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La série a connu des dérivés comme celui consacré en particulier au personnage de Smax, mais aussi un prologue, Top Ten : The Forty-Niners, dont l'action se déroule en 1949 (et dévoile les origines de cet univers), ainsi qu'une suite située cinq ans après son dénouement, Top Ten: Beyond the Farthest Precinct, de Paul de Filippo et Jerry Ordway.
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Les histoires de Top Ten relatent la vie quotidienne des officiers de police du 10ème commissariat (surnommé le Top 10) : on pense immédiatement à une transposition fantastique de la série télé Hill Street Blues (Capitaine Furillo en vf), créée par Steven Bochko, dont Moore revendiqua d'ailleurs l'influence.
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Récemment sortie de l'Académie de Police, la jeune Robyn "Toybox" Slinger est affectée au Commissariat 10, réputé comme le meilleur de Neopolis. Son partenaire, le géant bleu Jeff Smax lui réserve un accueil plutôt froid mais Robyn l'accompagne rapidement sur le lieu de leur première enquête commune : il s'agit d'une affaire d'homicide dans le ghetto des robots, Tin Town.
La victime, Stefan "Saddles" Graczik, laisse comme indice à la police l'adresse d'une fabrique de stupéfiants. Un télépathe est sollicité pour interroger le Pr Gromolko, mais le trafiquant se sucide alors avec le pistolet de l'agent Dust Devil.
Le lendemain, Shock-Headed Pete
et Dust Devil découvrent le cadavre d'une prostituée. Elle a vraisemblablement été tuée par "Libra", un criminel qui semblait avoir quitté la ville.
Pendant ce temps, ailleurs, Synaesthesia utilise le taxi de Blindshot pour trouver Marta "Boots" Wesson, compagne et associée de Saddles. Boots révèle que Gromolko devait faire une livraison spéciale pour un client unique. Dans la cachette du musée où Boots et Saddles attendaient, une boîte métallique est trouvée qui contient une drogue radioactive.
De retour au poste, Hyperdog et Peregrine
interrogent Annette "Neural 'Nette" Duvalle, une autre prostituée qui a survécu à sa rencontre avec Libra. Elle mène Hyperdog, Peregrine, Dust Devil, Shock-headed Pete et Jack Phanthom, où elle a été agressée. La brigade procède à l'arrestation de Libra, qui se révèle être le "héros de la science" M'rrgla Qualtz, un extra-terrestre métamorphe.
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Top Ten s'appuie donc sur un postulat simple mais d'une grande richesse : le monde entier est peuplé de super héros. A Neopolis, n'importe qui est doté de pouvoirs, vêtu d’un costume de carnaval, ce sont des élèments établis dès le départ. Cela suffit à en faire un objet atypique mais que tous les lecteurs pourront apprécier, qu'ils soient ou non amateurs du genre : c'est une convention narrative finalement semblable à celle des contes de fées ou des récits mythologiques où des personnages invraisemblables abondent.
Cette "licence poétique" permet à Alan Moore de réfléchir aux clichés propres des comics de super-héros pour en dégager ce qui les rend si attractifs : l’être humain sous le masque. Afin de cadrer son propos, l'auteur choisit un terrain d’expérimentation : un commissariat de police. Ce décor familier agit comme un filtre pour le lecteur : dans cet environnement, il a ses repères, mais ce qui s'y passe est subtilement décalé.
L’autre astuce, très habile, de Moore est de développer son récit comme dans un feuilleton télé en l'articulant autour de l'arrivée d’une nouvelle recrue, Toy Box, cette jeune femme dont le pouvoir consiste à commander aux jouets d'un coffre qu’elle porte en permanence sur elle. Comme elle, nous découvrons le commissariat, ses agents, son partenaire, les affaires sur lesquelles ils enquêtent, la ville, ses habitants. Comme elle, nous sommes saisis par l'excentricité de ce lieu, de ses acteurs, des drames (petits ou grands) qui s'y jouent. Le procédé est élémentaire mais très efficace pour s'identifier à l'héroïne et éprouver les mêmes émotions qu'elle.
Ainsi, très vite, ce ne sont ainsi plus les super-pouvoirs, les individus tous plus extravagants les uns que les autres, qui captent notre attention. On s'attache davantage aux personnalités que l'on croise tout au long des investigations des agents du Top Ten.
Ces enquêtes sont elles-mêmes décomposées comme une suite de péripéties, à la manière des séries télé là encore. Leur intérêt est inégal mais ainsi l'intrigue ménage ses effets. Alan Moore préfére développer les relations entre ses héros, même si la résolution des affaires n'est pas négligée - et réserve des surprises.
Plutôt que des "héros" traditionnels, je devrai plutôt parler de protagonistes qui occupent le devant de la scène à tour de rôle, chacun leur tour à un moment donné du récit : selon les besoins de l’enquête ou d’un conflit plus personnel au sein du commissariat, les officiers de la brigade ont l'occasion de mettre en avant leur talent particulier.
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Si elle peut paraître bien légère, une seule lecture de cette série ne permet pourtant pas d'en faire le tour complet et cela aussi grâce à la remarquable contribution de Gene Ha et Zander Cannon pour la partie graphique.
Les deux artistes ont réussi à faire exister cette ville, ses policiers et toute son extravagante population avec une force d'évocation, un sens du détail, une originalité esthétique proprement incroyable.
A la fin de ce recueil, on trouve d'ailleurs un sketchbook où figurent les études pour les designs des personnages principaux, et c'est l'occasion de mesurer avec quel pointillisme Gene Ha a conçu ces héros, avouant même avec humour qu'il leur a parfois dessinés des looks finalement trop difficiles à reproduire !
Il n'y a guère qu'une autre série comme Astro City, de Kurt Busiek, Brent Anderson et Alex Ross, pour proposer un univers d'une telle densité visuelle et d'une telle cohérence.
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Alors, si d'aventure, vous voulez explorer un autre pan de l'oeuvre foisonnante d'Alan Moore, offrez-vous une virée à Neopolis et vous ne le regretterez pas. C'est un voyage à la fois distrayant et intelligent, en dehors des sentiers battus. Une preuve supplémentaire, s'il en fallait une, du génie de cet auteur révolutionnaire et indispensable.

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