samedi 23 décembre 2023

G.O.D.S. #3, de Jonathan Hickman et Valerio Schiti


Ce nouvel épisode de G.O.D.S. reste un plaisir infini. C'est une série qui se démarque tellement de toutes les autres qu'on y plonge sans savoir ce qu'on va y trouver et, loin de faire peur, cette impression procure une excitation rare. Jonathan Hickman et Valerio Schiti sont des magiciens et c'est seulement le quatrième numéro !


Doctor Strange accompagne Wyn à la Bibliothèque des Mondes pour une rencontre avec Aiko et Doctor St.-Maur Cercle au sujet des bouleversements récents observés entre les forces qu'ils représentent. Pendant ce temps, Dimitri fait connaissance avec Mia. Jusqu'à ce qu'un ancien dieu, l'Oubli, prenne place à côté d'eux au bar... Tout ça a été vu par une médium qui entend bien peser sur la situation, de manière drastique.


Cassandre, c'est d'elle qu'il s'agit dans cet épisode, dont elle est le centre et l'actrice principale. Fille du roi de Priam, elle fut dotée par Apollon de la faculté de prédire l'avenir. Mais refusant les avances du Dieu, celui-ci se vengea en faisant en sorte que ses prédictions ne soient jamais crues.
 

La malédiction de Cassandre désigne donc le fait de ne pas prendre en compte les avertissements pourtant fondés d'une personnage concernant des événements tragiques à venir. Maintenant, imaginez que Cassandre existe de nos jours et sache qu'un désastre va arriver mais décide d'agir à la place de ceux qu'elle préviendrait normalement sans la croire...
 

Imaginez encore qu'en réalité, cette malédiction de Cassandre se transmette. Amelia Addison est la cinquième Cassandre, c'est aussi la dernière et donc ce qu'elle va faire bouleversera le cours de choses à un niveau cosmique.

On a vu dans les trois précédents épisodes de G.O.D.S. que, suite à l'événement Babylon provoqué par Cubisk Core, le proto-mage corrompu par l'Intermédiaire, les forces qui régissaient l'univers, le Pouvoir-en-place et l'Ordre-naturel-des-choses, avaient été obligés de prendre des mesures fortes pour contenir une menace les mettant en danger, elles, mais aussi tout ce qui vivait.

Au début de ce numéro, le Doctor Strange accompagne Wyn à un rendez-vous avec Aiko et le Dr. St-Maur Cercle. Strange a été convié à cette réunion par Wyn pour servir de médiateur entre deux organisations qui ne coopèrent plus parce qu'elles représentent deux méthodes opposées (la magie, la science). Autant parce qu'il impose la présence de ce médiateur que parce qu'il le fait pour visiblement agacer aussi bien Strange lui-même que ses interlocuteurs, Wyn confirme son caractère provocateur mais aussi pro-actif.

Il a laissé son apprenti, Dimitri, prêté par l'Ordre-naturel-des-choses, au bar de la Bibliothèque des Mondes, tout comme Aiko avec Mia, récemment recrutée. Les deux jeunes (même si on apprend l'âge avancé de Dimitri) font connaissance, insouciants de ce qui se joue en coulisses jusqu'à ce qu'un étrange nouveau personnage, incarnation de l'Oubli, ne s'installe au comptoir et ne tienne des propos inquiétants - sa présence seule est angoissante puisqu'il ne s'est jamais montré dans cet endroit...

OK. Raconté ainsi, on pourrait croire que Jonathan Hickman va la jouer tranquille, avec un épisode reposant sur les dialogues, une sorte de chapitre de transition avant de passer le mois prochain à quelque chose de spectaculaire. Laissez-moi vous prévenir à mon tour que ce n'est pas le cas.

Avant la scène qui voit arriver à la Bibliothèque des Mondes Wyn, Dimitri et Strange, on a droit à quelques pages qui introduisent cette jeune femme, Amelia Addison. Valerio Schiti découpe la scène avec un effet de travelling arrière qui débute par une étrange figure géométrique qui s'avère un reflet dans un oeil puis un oeil dans le visage de la jeune femme, elle-même en train de chuter dans une sorte d'abîme éthérée.

On ne saisit pas tout de suite le sens de cette ouverture, si ce n'est par le jeu de quelques indications cryptiques, sur Cassandre, sa descendance, son terme, les catastrophes qu'elle a renseignées et qui ont été ignorées. A intervalles réguliers dans l'épisode, nous revoyons Amelia, dans des scènes où elle ne prononce pas un mot, et qui sont traitées en noir et blanc à l'exception de sa chevelure rose. Elle est montrée dans des situations banales mais qui transpirent d'un malaise profond - et pour cause, elle sait qu'il va arriver des choses horribles mais a renoncé à les dire puisqu'elle sait aussi qu'on ne la croira pas.

Cette tension va monter crescendo. Amelia dresse une étrange carte dans laquelle on reconnaît Strange, mais aussi la forme étrange qui se reflétait dans son oeil au tout début. C'est encore nébuleux mais le lien est établi entre ce qu'elle pressent et un des personnages récurrents de la série. Bien entendu, le réflexe du lecteur de comics l'incite à penser que la vie de Strange est menacée ou qu'il est responsable de la catastrophe à venir et qu'il pourrait être éliminé pour l'empêcher.

Valerio Schiti prend autant de soin à dessiner Amelia dans ces moments qui éveillent notre curiosité que Wyn, Strange, Aiko, St-Maur Cercle dans leur échange finalement assez elliptique ou Dimitri et Mia dans leur dialogue presque badin. Lorsqu'entre en scène l'Oubli, Schiti insiste subtilement sur son aspect débraillé qui le fait ressembler à une anomalie dans le décor plutôt raffiné du bar.

On sait que l'artiste italien s'est beaucoup investi dans les designs de la série depuis sa conception en étroite collaboration avec Hickman et que le pari majeur des deux auteurs a été de déjouer les attentes visuelles des lecteurs de comics. Il n'était pas question d'animer des divinités ou leurs avatars en renouant avec la démesure à la Kirby mais plutôt, comme dans Sandman de Neil Gaiman, de donner aux entités cosmiques de Marvel un look plus urbain de manière à ce que chacun puisse se les représenter facilement.

L'Oubli porte un bonnet en laine, une chemise, un tee-shirt, un jean, des baskets. Il a les dents gâtés, un regard de jais, les joues mal rasées. On dirait un clodo qui ne boit pas que de l'eau plate. A côté de l'uniforme blanc de Dimitri ou de la tenue d'étudiante bobo de Mia, il n'a aucun mal à attirer l'attention et à susciter un malaise pesant, comme celui qu'on ressent à proximité d'un individu à l'hygiène douteuse mais qui se colle à vous.

En parallèle, car là est tout le génie jubilatoire de l'épisode, la trajectoire d'Amelia nous confronte à une jeune femme d'apparence banale, ordinaire, quelconque, à l'exception de ses cheveux d'une couleur extravagante. Elle partage un repas avec son frère et la femme et l'enfant de celui-ci mais fond en larmes inexplicablement alors que toute la tablée est heureuse. 

Plus loin, elle assiste au départ en trombe de son frère, mais Schiti cadre le plan en mettant en avant un pistolet sur un meuble, visiblement oublié par le frère : un drame vient de se produire, dont on ne saura rien, dont on ne verra rien, mais qui aurait pu être plus terrible encore avec ce pistolet oublié. 

Puis plus loin encore, Amelia tend des fils entre des punaises qui épinglent des photos, des dessins, des cartes sur un mur de son appartement. Une sorte de piège se referme, le destin est en marche, vers quelque chose de plus grand, de plus effrayant aussi.

Il faut être attentif en lisant cet épisode et donc je vous conseille de toujours bien examiner les seconds et arrière-plans de chaque case. Dans le bar de la Bibliothèque en particulier, vous noterez la présence d'un individu cagoulé qui prend tout son sens à la fin.

En réalité, cet épisode révèle de manière ludique la construction même de la série. Il s'agit d'un puzzle dont la dernière pièce est posée à la dernière case de la dernière page. D'aucuns reprochent à G.O.D.S. de faire semblant d'être complexe pour jouer au plus malin, autrement dit de brasser du vent, de jouer la montre. C'est un sentiment renforcé par la façon dont le premier épisode posait les fondements de la série puisqu'il ressemblait à un one-shot.

Mais, pour ma part, je pense que Hickman s'y montre plus joueur que d'habitude et cela déconcerte donc ceux qui pensaient lire quelque chose comme HoX/PoX ou même ses creator-owned. C'est bien un scénariste qui avance avec un plan en tête, et à son rythme, avec une liberté comme aucun autre chez Marvel n'en jouit. Mais G.O.D.S. ressemble davantage à un jeu sur les formes narratives, les attentes du lecteur et même du fan ou du détracteur de l'auteur. Il a trouvé avec Valerio Schiti l'artiste capable à la fois de mettre en images sa fantaisie et d'en ajouter une couche.

Ce qui aboutit à un objet plus malicieux que prétentieux. Si vous n'avez pas envie de jouer, inutile de persévérer, cela vous agacera, vous ne rentrerez jamais dans la partie et n'y verrez que des défauts. En revanche, si vous appréciez d'être baladé mais aussi de relire chaque numéro pour en découvrir les subtilités, alors c'est une série absolument divine, conçu par un esprit brillant et un dessinateur de haute volée. Et vous pouvez être sûr que ce n'est qu'un début.

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