mardi 26 septembre 2023

L'insondable mélancolie d'AFTERSUN


Hier, c'était le tour de Daisy Edgar-Jones, aujourd'hui celui de Paul Mescal, son partenaire dans le formidable Normal People. Actuellement, le jeune acteur est en plein boum et il s'est fait récemment remarquer dans ce petit film indépendant de Charlotte Wells, Aftersun, dans lequel la cinéaste semble visiblement parler d'un sujet qui lui est cher : son père. En résulte une oeuvre mélancolique et bouleversante.


Sophie, 11 ans, part en vacances d'été avec son père, Calum, 30 ans, en Turquie. Il vient de se séparer de sa femme, la mère de sa fille, mais en bons termes. Sophie filme tout avec le caméscope de son père mais celui-ci est un homme taciturne. Elle se lie d'amitié avec un groupe d'adolescents plus âgés qu'elle et dont le principal sujet de conversation est leurs relations sexuelles. Elle fait aussi la connaissance de Michael, un garçon de son âge, à un jeu d'arcade. 
 

Pour se détendre, Calum pratique le taï chi et lit des ouvrages sur le bien-être. Sophie se rend compte que son père ne va pas bien mais il lui cache ses problèmes personnels et financiers. Ainsi, alors qu'ils partent faire de la plongée, elle égare un masque coûteux mais il ne le lui reproche pas. En échangeant avec l'instructeur, qui va bientôt être père, Calum tente de le rassurer tout en admettant que c'est une lourde responsabilité à laquelle lui-même croyait ne pas pouvoir faire face.
 

Calum et Sophie visitent la boutique d'un marchand de tapis et il en acquiert un malgré son prix exorbitant. Le soir venu, Sophie s'est inscrite à un karaoké mais son père refuse de la suivre sur scène. Ils se séparent ensuite et la jeune fille erre dans la nuit. Elle retrouve les adolescents et boit avec eu puis croise Michael avec lequel elle échange un baiser. Calum, lui, se rend sur la plage et plonge dans l'eau. Lorsque Sophie rentre à leur hôtel, elle trouve son père endormi nu sur leur lit et elle se couche sur le balcon pour ne pas le réveiller.


Le lendemain, leur fâcherie est oubliée et ils se rendent dans des thermes. Sophie convainc en secret les autres touristes présents de chanter pour l'anniversaire de Calum qui sourit puis affiche une mine impassible. Le soir venu, il fond en larmes dans la salle de bain après avoir écrit quelques mots tendres à sa fille sur une carte postale qu'il glisse ensuite dans son sac. Puis ils rejoignent une fête autour de la piscine de l'hôtel et ils dansent ensemble, malgré les réticences de Sophie.


Sophie prend l'avion qui la ramène à Londres chez sa mère... Des années plus tard, elle partage la vie d'une femme avec qui elle a un enfant. Une fois seule, elle visionne le film de ses vacances en Turquie, cherchant à comprendre quel homme était son père.

Même si Charlotte Wells, qui a écrit et réalisé Aftersun, son premier long métrage, n'a pas avoué s'il s'agissait d'une histoire autobiographique, tout ici sent le vécu. Mais à vrai dire qu'importe : l'essentiel est ailleurs. C'est un film où il faut se laisser porter.

Le résumé ci-dessus ne donne que des indications sur les moments saillants du récit, comme une succession de scènes, un collage. C'est la limite de l'exercice pour une oeuvre qui gagne à être apprécié de manière sensible et non pas intellectuelle car la cinéaste laisse une grande part d'interprétation au spectateur.

Tout est vu par le regard d'une enfant de 11 ans : elle part en vacances avec son père et ses parents viennent de se séparer. Cette rupture s'est bien passée apparemment, comme en témoignent les échanges téléphoniques fréquents entre Calum et la mère de Sophie : il lui dit encore "mon amour" et entretient une sorte de malentendu chez leur fille qui ne comprend pas comment on peut ne plus vouloir vivre ensemble et se dire qu'on s'aime encore.

Charlotte Wells répète ce procédé plusieurs fois : la gamine est témoin de choses troublantes qu'elle a du mal à saisir mais que son père ne lui explique pas, comme s'il voulait qu'elle l'appréhende seule, à sa façon. D'où un certain désarroi de la part de Sophie et en même temps une forme de détachement avec lequel elle apprend à composer. Car c'est tout sauf une fillette passive : elle a du caractère, une malice.

Celle-ci s'illustre dans une forme de désobéissance légère face à ce père taciturne. Par exemple, dès le début de leur séjour, elle prend l'habitude de filmer avec son caméscope et quand il lui dit d'arrêter, elle pose l'appareil sans l'éteindre, captant encore le son à défaut d'enregistrer l'image. Plus tard, une scène plus tendue montre qu'elle s'inscrit à un concours de karaoké où elle doit faire équipe avec son père. Celui-ci, d'humeur maussade, refuse en l'apprenant de la suivre sur scène et la laisse chanteur seule (un élément perturbe encore plus le spectateur quand il reconnaît la chanson, Losing my religion de R.E.M., qui n'est pas exactement un titre qu'on imagine fredonné par une fillette de 11 ans). La soirée se termine avec d'un côté Sophie qui déambule seule dans la nuit et Calum qui va à la plage.

C'est sans doute la séquence la plus forte, la plus dérangeante du film : d'un côté, cette gamine qui erre sans personne, boit avec des ados, embrasse pour la première fois un garçon et rentre à son hôtel en devant attendre que le réceptionniste accepte de lui ouvrir la chambre (dont elle n'a pas la clé). De l'autre, ce père qui n'a pas voulu jouer avec sa fille, l'a laissée seule, plonge dans la mer de nuit. Là, le plan s'attarde jusqu'au malaise puisqu'on ne le voit pas ressortir de l'eau et on croit alors qu'il s'est noyé - peut-être même qu'il s'est suicidé. Enfin quand Sophie pénètre dans la chambre, son père dort, nu, sur le lit. Elle le recouvre et va se reposer sur le balcon.

Wells ne cherche pas le malaise pour le plaisir de déranger, mais elle interroge la figure de ce père qui lutte visiblement avec beaucoup de difficultés. Il a des soucis financiers et fait des plans professionnels qui ne paraissent pas très solides, pourtant il dépense une grosse somme pour acheter un tapis dont les motifs l'apaisent. Il souffre d'anxiété et pratique le taï chi, or en le voyant faire Sophie ricane car elle ne comprend pas à quoi ça rime. Lors d'un déplacement, elle accepte pourtant qu'il l'y initie, mais elle ne prend pas ça au sérieux, tout au plus cela revient à danser pour elle. Et comme on le verra plus tard elle n'aime pas danser car elle se sent gauche et cela l'embarrasse de voir son père danser en public.

Au milieu de ces instants improbables, une grande tendresse s'exprime entre Calum et Sophie. C'est un père secret mais qui aime sincèrement sa progéniture, qui fait tout pour qu'elle profite de ses vacances. Elle aussi aime son père qui lui passe (presque) tout, dont elle devine le mal-être sans l'embêter à le questionner, mais qu'elle cherchera longtemps après à découvrir la raison. Spoiler : le film ne donne aucune réponse. Encore et toujours, Charlotte Wells laisse à chacun la liberté d'apprécier.

Qui dit premier film, qui plus est une production indépendante, dit peu de moyens. Cela se sent sans être gênant. La cinéaste colle à ses personnages et capte la lumière chaude de la Turquie sans sombrer dans la carte postale. Il y a une chaleur dans cet océan de mélancolie. Aftersun ne cache pas sa tristesse mais nous foudroie par sa beauté solaire.

Le casting est composé d'inconnus, certainement pour une bonne part des non-professionnels, ce qui confère une touche quasi-documentaire au film; Mais de toute façon, le duo que forment Paul Mescal et la petite Frankie Corio accapare nos regards. Leur complicité est sensationnelle. Elle n'est jamais éclipsée par la présence magnétique de son partenaire. Paul Mescal est effectivement remarquable de finesse dans ce rôle et justifie qu'il soit devenu la nouvelle coqueluche des cinéastes.

Afersun est un premier effort bluffant. On devrait encore entendre parler de Charlotte Wells dans le futur. Quant à son acteur, il semble bien parti pour faire une glorieuse carrière.

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