dimanche 9 avril 2023

Le dieu sorti de la machine de DEVS


J'ai bien observé que les entrées de ce blog consacrées aux séries télé ne rencontraient pas un grand succès, mais je ne désespère pas qu'un jour cette tendance s'inverse. Alors, comme je suis d'un caractère têtu, je persiste et en ce Dimanche de Pâques, je vais vous parler d'une série datant de 2020, diffusée aux Etats-Unis sur Hulu, et en France par Canal + : la fascinante création du génial Alex Garland, DEVS.


Quand son compagnon, Sergueï, disparaît juste après avoir intégré le mystérieux projet DEVS de la compagnie Amaya, Lily Chan, ingénieur au sein de cette entreprise, suspecte rapidement qu'il ne s'est pas suicidé comme une vidéo enregistrée par une caméra de surveillance le montre mais bel et bien qu'on l'a assassiné.
 

Choquée mais résolue à connaître la vérité, Lily découvre dans le téléphone de Serguï une application de Sudoku avec un mot de passe qui en préserve l'accès. Elle demande à son ex-amant, Jamie, de l'aider à l'ouvrir et y découvre une messagerie secrète avec une agent russe. Lily ne résiste pas à l'envie de le rencontrer et il lui explique que Sergueï avait bien pour mission d'infiltrer DEVS pour savoir ce qui s'y passait.  Elle se voit proposer de remplacer le jeune homme pour cette mission.


Mais Kenton, le chef de la sécurité d'Amaya, a suivi Lily et compte bien l'empêcher. Il la conduit chez un psychiatre qui la fait interner tandis que Jamie est torturé et blessé. Pourtant, il organise l'évasion de Lily avec laquelle il part se cacher dans un motel. De son côté, Forest, le fondateur d'Amaya, reçoit la visite de la sénatrice Laine, qui souhaite connaître la nature des expériences menées au sein de DEVS pour mieux les contrôler.


Lily, rétablie, décide d'affronter directement Forest et se rend chez lui avec Jamie. Mais il la laisse s'expliquer avec Katie, sa maîtresse et plus proche collaboratrice, qui révèle que DEVS est le nom d'un super-programme informatique capable de voir dans le passé et prédire l'avenir, jusqu'à un certain point pour ce dernier. En effet, passée une période dans le futur, le système bugge... A cause d'une action menée par Lily !


Contrariée par ce déterminisme strict, Lily entend bien déjouer les attentes de DEVS en ne faisant rien. Mais la situation va s'envenimer et la pousser à agir malgré tout...
 

Même si ce résumé paraît en dire déjà beaucoup, je peux vous assurer que DEVS réserve encore suffisamment de surprises avant et après pour vous retourner le cerveau. Car c'est bien un vertigineux voyage auquel vous convie Alex Garland, qui a créé, écrit et réalisé la totalité des huit épisodes de cette série.


Alex Garland, pour beaucoup, reste l'auteur de La Plage, ce film de Danny Boyle (2000), dont Leonardo di Caprio fut la vedette après le triomphe de Titanic. Pourtant, cet auteur vaut mieux que ce long métrage assez moyen et si vous êtes amateur de science-fiction, vous feriez bien de vous pencher sur son oeuvre, comme Sunshine (également porté à l'écran par Boyle), Le Tesseract, Le Coma.


Il est à son tour passé derrière la caméra avec l'extraordinaire Ex Machina (2014) puis Annihilation (2018 - disponible sur Netflix) et l'an dernier avec Men (que je n'ai pas encore pu voir). Des histoires absolument folles, obsédantes, révélant un cinéaste d'une rare maîtrise, avec un univers envoûtant.

DEVS se rapproche de Ex Machina, où déjà le personnage principal rencontrait un patron de la Tech aux airs de messie inquiétant. D'abord, on pense embarquer dans un polar puisqu'on assiste à un meurtre dont on connaît les coupables et le mobile (il est question d'espionnage industriel). Puis très vite, Garland brouille les pistes pour livrer un récit inclassable.

L'héroïne, Lily Chan, est, sous une apparence frêle, quelqu'un de déterminé à connaître la vérité, se moquant du danger, et Sonoya Mizuno (qui était déjà remarquable dans la mini-série Maniac sur Netflix, en assistante de Justin Theroux - là encore dans une histoire de scientifiques fous, avec Emma Stone et Jonah Hill comme cobayes) est absolument magistrale et parfaite pour l'incarner. La comédienne Japonaise exprime avec subtilité et puissance le chagrin qui la ravage et qu'elle convertit en force, sorte de David féminin contre un Goliath moderne.

Nick Offerman incarne Forest, un de ces leaders de la Tech, excentrique et flippant, loin du registre comique de Parks and Recreation. C'est une sorte de gourou lui-même dévasté par une perte personnelle, la mort sous ses yeux de sa femme et surtout de leur fille, Amaya, dont le prénom est désormais devenu le nom de son entreprise. A ses côtés, Alison Pill, glaciale, joue sa maîtresse et sa plus proche collaboratrice dans un projet vertigineux.

Dois-je spoiler sur quoi travaille le personnel de DEVS ? Disons, sans trop en dire, qu'il est question du temps et de l'univers. C'est ambitieux mais le génie d'Alex Garland réside dans le fait de rendre tout ça à la fois angoissant et crédible à défaut d'être compréhensible. Qu'importe en vérité que vous saisissiez le jargon de ces programmateurs qui veulent produire une visualisation du passé le plus lointain et du futur, ce qui compte, c'est ce qu'ils veulent en faire.

Tout comme Elon Musk veut conquérir l'espace et la communication, ou que Jeff Bezos dirige le plus grand magasin en ligne du monde, Forest a lui aussi une lubie mégalomane en rapport avec ce qu'il a perdu et que sa fortune et les connaissances de ses équipes peuvent lui permettent, peut-être, de maîtriser. En vérité, il ne s'agit pas de contrôler le monde mais de panser des plaies toujours béantes via des simulations sophistiquées, au réalisme troublant.

Ainsi la quête de Lily et celle de Forest ne sont-elles pas si différentes. La mort leur a pris ce qu'ils avaient de plus cher et en voulant le défier, ils apprennent surtout qu'ils ne connaissaient pas si bien qui ils sont eux-mêmes ni ceux qu'ils ont perdus. Ce qui les distingue vraiment, c'est leur rapport au deuil, à l'ordre naturel des choses. Que se passe-t-il alors quand on veut les affronter ?

Pour Forest, tout est déterminé, et des théories comme le multivers sont inadmissibles car il veut renouer avec une réalité unique, pas un possible parmi d'autres. Pour Lily, le libre-arbitre domine, et c'est par un geste de désobéissance par rapport à ce que la machine a prédit qu'elle va tout bouleverser. L'issue reste tragique, DEVS n'offre pas de happy end malgré les apparences, mais nous entraîne vers un dénouement étrange, confondant, qui prouve que Foreste avait tort et donne à Lily une seconde chance. Tout en faisant comprendre aux deux que le paradis auquel ils ont eu accès est autre part un enfer. A moins que ce ne soit, comme toujours, comme partout, un paradis ET un enfer.

Comme dans Ex Machina et le fabuleux Annihilation (qui confrontait ses personnages à une nature devenue folle), Alex Garland philosophe sur le sens du réel, du temps, du deuil, de la renaissance, mais sans noyer son audience sous un discours fumeux. Il réconcilie une vision cérébrale proche de Kubrick avec une autre plus sensitive à la David Lynch, naviguant entre des constructions froides comme le bâtiment de DEVS, qui ressemble à un sarcophage, et la forêt qui l'entoure, dominés tous deux par la statue géante, grotesque et tragique d'Amaya.

Cette fillette s'impose alors, progressivement, inéluctablement, comme le coeur de la série, symbole de ce qui fut, de ce qui sera, et fantôme hantant un démiurge égaré et une jeune femme refusant d'être réduite à une prédiction inévitable, incontournable.

Quel trip ! Mais pour dérangeant, perturbant, qu'il est, DEVS est un sommet de s.-f., qui confirme Alex Garland comme un auteur majeur.

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