lundi 4 juillet 2022

SAISON DE SANG (STEP BY BLOODY STEP), de Si Spurrier et Matias Bergara


Comme chaque Lundi, je vous propose la critique d'une série qui n'est pas publiée par les "Big Two" (Marvel et Dc), pour aller voir ailleurs, goûter à autre chose que les aventures des super-héros. Et cette semaine, j'ai choisi d'attirer votre attention sur une sortie récente, celle de Saison de Sang, chez Dupuis. Cette mini en quatre numéros, écrite par Si Spurrier et dessinée par Matias Bergara sort chez nous avant les Etats-Unis, et c'est vraiment une expérience à ne pas manquer.


Un géant en armure et une petite fille traversent des territoires enneigés. Le danger est omniprésent dans ces contrées à cause du climat rude mais aussi de la faune monstrueuse qu'on y croise. La fillette tente parfois d'échapper à la vigilance de son protecteur pour revenir sur leurs pas mais alors des vents contraires lui barrent le chemin. Ils atteignent une vallée où à nouveau une créature effrayante attaque. Le géant la tue à proximité d'un village. La fillette légérement blessée verse un peu de son sang qui ravive la végétation. Après le départ des étrangers, deux officiers embarquent une famille pour qu'elle les guide sur la trace du géant et de la fillette...
 

L'été succède à l'hiver et la fillette est à présent une adolescente. Curieuse et farouche, elle continue de vouloir semer le géant et, ainsi, découvre un village pilonné par des vaisseaux. Leur fuite ne passe pas inaperçue et le Prince est informé. Ayant atteint une plage, le géant construit un radeau pour l'adolescente. Le Prince tend un traquenard au tandem en utilisant des indigènes comme appât. Mais le géant et sa protégée s'en tirent et s'enfoncent dans une forêt...


Le père de la famille embarquée par l'armée aborde l'adolescente devenue une jeune femme pour l'inviter dans la forteresse du Prince. Elle en profite pour, enfin, se détacher du géant et se laisse griser par la fête qui est donnée en son honneur. Dehors, des barbares s'apprêtent à donner l'assaut et pour se débarrasser d'euxn et du géant, le Prince a conçu un plan machiavélique...


Le géant détruit sous les bombes, la jeune femme, effondrée, repart en trainant derrière elle une des mains gigantesques de son ancien protecteur. Elle atteint une grotte à l'intérieur de laquelle elle trouve une stèle sur laquelle sont gravées les étapes de son périple. Munie de la main gigantesque, elle revient sur ses pas, affrontant les vents contraires qui cherchent à la stopper, dans l'espoir de corriger ce qu'elle a commis...

Sous le titre Step by Bloody Step, Si Spurrier et Matias Bergara ont sorti les quatre numéros d'une cinquantaine de pages chacun de cette mini-série, publiée depuis le début de cette année par Image Comics. Le projet a immédiatement suscité la curiosité et l'envie car les deux auteurs sortaient d'un gros succès avec leur précédente collaboration, Coda (dispo en Omnibus chez Glénat).

Mais c'est surtout la forme de ce nouveau comic-book qui a interpelé puisque Saison de Sang (en vf) est une histoire sans dialogue et quasiment sans texte. En tout et pour tout, on a droit à quelques lignes poétiques au début de chaque épisodes et quelques glyphes intraduisibles lors de très rares dialogues. C'est donc une expérience immersive à laquelle nous convient Spurrier et Bergara.

L'exercice de la BD muette peut vite tourner au gadget, une façon d'épater la galerie sans beaucoup de fond. En vérité, on n'en est pas loin avec Saison de Sang car l'intrigue est minimaliste, elle évoque une fable, ou plutôt un conte. L'action se déroule dans un cadre atypique comme en témoignent la présence de monstres colossaux et affreux, d'indigènes à l'aspect humanoïde mais à la physionomie alien, et dans des décors majoritairement naturels - forêts, plaines, montagnes, mers, déserts. 

Si j'insiste sur ce point, c'est bien pour dire que cette mini-série a quelque chose d'immédiatement et intensément dépaysant, exotique, mais aussi inquiétant. On est dans le registre de la fantasy, mais sans folklore envahissant, sans sorcier, ni guerrier. Il y a bien un prince machiavélique, des vaisseaux de guerre volant, une forteresse massive et assiégée avec une cour de nantis, mais sur l'ensemble, c'est somme toute secondaire (bien que ces éléments ont une importance dramatique).

Et puis il y a le vent. Cette fillette/adolescente/jeune femme et son géant en armure ne peuvent revenir sur leurs pas car, alors, se dresse une sorte de muraille venteuse, tourbillonnante, qui les empêche violemment de progresser. Dès lors, ils sont condamnés à avancer, toujours, quoiqu'il arrive. Leur voyage est ponctué de plages de calme dans des endroits paradisiaques, au milieur d'une flore luxuriante, exubérante. Mais méfiez-vous de l'eau qui dort....

Car, sans prévenir, des bêtes énormes et terrifiantes, agressives, peuvent surgir. L'occasion d'assister à des combats de titans entre le géant et ces affreux monstres. Le sang coule et ce qui pouvait faire penser à un album pour des lecteurs jeunes devient une odyssée terrifiante, à ne pas mettre devant les yeux de tout le monde. 

Ce sang est aussi capable de merveilles car celui de la fillette estt capable de raviver miraculeusement le végétal. Tout cela, les vents contraires, cette hémoglobine magique, n'est pas expliqué. C'est d'ailleurs inutile et cela aurait contredit le concept du projet, à savoir garder le silence. Idem pour l'avancée en âge de l'héroïne. A chaque épisode la saison change et la fillette prend quelques années, devenant une adolescente puis une jeune femme. Pourtant, peu de temps semble vraiment s'écouler entre chaque chapitre. Et seule elle vieillit.

Que raconte en fait Si Spurrier ? Saison de Sang est une réflexion sur le lien qui unit deux êtres, qui peuvent être deux soeurs, un frère et une soeur, un père/une mère et sa fille, ou deux amis. Le géant agit comme un protecteur mais il est inflexible et ramène toujours sa protégée dans le droit chemin, essuyant ses bouderies et ses colères, mais prenant tous les coups pour elle. La fillette qui deviendra ado et jeune femme tente très tôt d'échapper à la vigilance de son gardien, d'abord par curiosité, puis par rébellion et enfin par désir de s'émanciper, grisée par le Prince, sa forteresse, son faste, sa fête. Lorsqu'elle comprendra son erreur, ce sera à un prix écrasant et l'épilogue prend la forme d'une rédemption mais aussi d'un passage de relais. Le récit forme une boucle envoûtante et poignante.

Sans un mot donc, Spurrier parvient à merveilleusement caractériser ces personnages, à nous faire comprendre les enjeux de l'intrigue, les manigances cruelles du Prince. Il n'y a effectivement pas besoin de dire, d'expliquer quoi que ce soit, tout est évident, entraînant, fascinant. Cela tend à prouver qu'une bonne histoire doit fonctionner sans dialogues tout comme un bon dessin doit se suffire à lui-même, sans couleurs, sans trucages.

Visuellement, Saison de Sang a tout du tour de force. Il faut disposer d'un partenaire aussi doué qu'en lequel avoir confiance pour soutenir une telle narration et Matias Bergara transcende littéralement le script de Spurrier. Le lecteur qui achète cet album pour profiter de belles images en a pour son argent et en vérité le temps qu'on ne consacre plus à lire des narratifs ou des dialogues, on le passe à contempler les planches magnifiques de Bergara.

L'artiste d'origine uruguayenne dessine à l'ancienne, crayon, encre de chine appliquée à la plume et au pinceau. Le trait est fin, sompteux, généreux, libre. Il se balade dans les cases et les pages comme un fil d'Ariane que le lecteur suit, se perd, retrouve son chemin. La sensation est unique. Bergara n'est jamais en manque d'idées graphiques, via un découpage débridé ou des doubles pages ahurissantes. Les scènes s'enchaînent, emplies d'une paisible poésie ou d'une fureur sauvage, dans un même élan débridé.

Pour autant Bergara a des influences, qu'il assume et digère en même temps. On pense à Moebius (d'autant plus que le maître français signa un album muet culte, avec Arzach, dont la renommée a traversé les oéans). A Philippe Druillet aussi, pour la démesure picturale qu'on connaissait au génie responsable de Lone Sloane, Nuit ou Salammbô.

La manière dont Bergara représente les personnages a quelque chose de naïf et de puissamment évocateur. On sait immédiatement à qui on a affaire, les apparences ne trompent pas, et pourtant il subsiste un charme mystérieux, insondable dans cet univers et ses habitants. C'est aussi le fruit de sa collaboration avec son fidèle et génial coloriste, Matheus Lopes (qui sublima aussi les pages de Bilquis Evely sur Superman : Woman of Tomorrow). 

La palette aux tons pastel est d'une délicatesse bouleversante. Le mariage du dessin et de ces couleurs produit un effet spectaculairement beau tant les deux parties sont complémentaires. Même si, en noir et blanc, les planches doivent déjà être à tomber, ce que leur ajoute Lopes est sans commune mesure, c'est plus qu'un bonus, c'est une identité prolongée, affirmée.

L'album édité par Dupuis (le TPB US ne sortira qu'en Août) est copieux et remarquable, avec sa couverture rigide, sa reliure solide, son format plus grand qu'un recueil américain, et ses bonus. Vous trouverez les couvertures de Bergara, parfois avec leurs versions sans et avec couleurs, des concept arts, une planche encrée non colorisée, et des variants covers par Skottie Young, Jamie McKelvie, Jock (absolument époustouflante), Tula Lotay, etc. Un travail impeccable (même si Image Comics n'est jamais mentionné, ni que le terme Comics n'apparaisse - Dupuis a -t-il eu peur de rebuter ses lecteurs traditionnels, prompts à associer ce tmot à la seule littérature super-héroïque ?).

Même le prix est abordable, donc vous n'avez aucune excuse pour passer à côté. Saison de Sang est un chef d'oeuvre, un livre qui fera date cette année, un ouvrage magistral. Une expérience de lecture mémorable.

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