lundi 25 avril 2022

BLACK HAMMER : REBORN #11, de Jeff Lemire et Caitlin Yarsky


Black Hammer : Reborn, c'esst bientôt fini, et comme Jeff Lemire ne fait rien comme les autres, pour le pénultième épisode de cette série, il n'écrit pas la suite directe du dernier épisode paru, mais nous ramène au quatrième. Ce twist n'est pas innocent et appuie le thème qui court dans toute l'oeuvre du scénariste. Caitlin Yarsky, en toute complicité, s'aligne sur cette situation avec un dessin simple et sobre.

 


Le colonel Weird n'a pas désintégré Elliot, Rosie et Joe, le mari et les deux enfants de Lucy Weber. Ils resurgissent aux alentours de Rockwood, recréée Mme Dragonfly. Mais Joe manque à l'appel.


En ville, ils sont remarqués par Abraham Slam quand ils évoquent Spiral City. Il explique à Elliot et Rosie qu'ici se trouve le monde réel, dans lequel tout ce qui se passe à Spiral City n'est qu'une fiction.


Tammy les rejoint et promet que son ex-mari, Earl, shérif de Rockwood, va se mettre à la recherche de Joe. Abe conduit Elliot et Rosie à la ferme où ils élèvent Gail et Sherlock Frankenstein.


L'arrivée de ces deux étrangers intriguent les deux enfants, mais Abe les rassure. Jusqu'à ce qu'un craquement retentisse au loin. Abe y conduit Elliot et Rosie. Une surprise les y attend...

Le mois dernier, on quittait Black Hammer : Reborn en plein chaos multiversel... Et nous renouons avec l'histoire en revenant à Rockwood. Le contraste est total et renvoie à la fin de Black Hammer : Age of Doom, quand Mme Dragonfly recréait cette bourgade pour que ses amis puissent y refaire leur vie paisiblement, à l'instar du couple formé par Abraham Slam et Tammy, Gail et Sherlock Frankenstein (redevenus des enfants, ignorant tout de leurs vies héroïque ou maléfique, Barbalien et son amant).

Il faut donc être initié à l'oeuvre de Jeff Lemire pour comprendre où on se trouve. Black Hammer : Reborn ne s'adresse vraiment qu'aux connaisseurs de cet univers. Mais pour qui est familier avec ses héros et leurs aventures, la pirouette est savoureuse.

L'épisode démarre également par un renvoi au quatrième épisode de Reborn, quand nous avions assisté à l'assassinat par le colonel Weird du mari et des deux enfants de Lucy Weber devant les yeux de celle-ci. Pour un peu, on se croirait dans un "What if ...?". Et si les victimes de Weird n'étaient pas mortes ? 

Effectivement, elles ne le sont pas : Weird ne les a pas désintégrées mais envoyées dans une autre dimension, aux abords de Rockwood donc. Elliot atterrit aux abords d'un pré avec sa fille Rosie, mais Joe (son fils, son frère) n'est pas avec eux. Le père et la fille gagnent la bourgade voisine et entrent dans l'établissement tenu par Tammy. Ils font le point à voix haute sur leur situation et évoquent Spiral City, ce qui attire l'attention d'un client. Celui-ci les suit dans la rue : il s'agit d'Abraham Slam et il leur explique où ils sont vraiment.

Jeff Lemire joue à fond la carte du méta-texte en prétendant que Rockwood est le monde réel tandis que Spiral City est devenu le cadre de fictions. Elliot vacille en essayant d'assimiler tout ça et on peut facilement s'identifier à lui : imaginez si on vous racontez que l'endroit d'où vous venez n'existe que dans des comics... Et que vous venez de débarquer dans une dimension recréé par une sorcière !

La suite appuie sur ce running-gag peu commun où des personnages censés être morts et venant d'une ville fictive doivent faire profil bas, devant des enfants, et in fine devant le shérif de Rockwood. Abe se souvient de sa vie d'avant, à Spiral City, et détaille aux arrivants que cela soit rester un secret, comme si l'imaginaire devenait une source de chaos. C'est très habile comme métaphore : la normalité de vraie vie face au désordre du récit inventé, de la fantaisie. C'est aussi très troublant car Lemire suggère que ce qui est romanesque est destructeur, anarchique : prétendre que la fiction peut être réelle, c'est s'exposer à paraître fou aux yeux du monde, mais c'est aussi faire entrevoir au monde un autre possible, dangereux, car fantasmatique.

Tous ces motifs s'inscrivent parfaitement dans le discours de Lemire, un auteur qui s'amuse de la porosité entre réel et imaginaire (comme il l'a encore prouvé récemment avec The Unbelievables Unteens). Mais aussi de la fragilité de la cellule familiale. C'est brillamment illustré ici avec d'un côté les Weber surgissant dans un environnement invraisemblable et Abe qui veut préserver sa propre tranquillité mais aussi celle de Gail, Sherlock. Et on peut aussi ajouter à cela Lucy qu'on a quittée aux prises avec un Joseph Weber issu d'une autre dimension dans laquelle sa famille a péri et qui cherche à la recomposer avec des variants du multivers en pagaille. Vous avez le tournis ? C'est normal !

Pour dessiner cet épisode faussement calme, après la tempête des précédents numéros, Caitlin Yarsky est parfaite. Son style s'accorde à merveille à cette ambiance absurde à laquelle il ne faut surtout pas chercher en rajouter graphiquement. En effet, pour que cela fonctionne, il faut une mise en images la plus banale, détachée possible.

Parce que Yarsky n'est pas du genre à dessiner de manière spectaculaire (on peut même dire, sans méchanceté, que ce n'est pas à son avantage), il se dégage de chaque planche un mélange accrocheur d'anxiété, d'angoisse et d'humour. C'est anxiogène pour des raisons évidentes, c'est angoissant parce qu'on ignore comment les personnages vont se sortir de là (et par extension, comment, avec l'épisode qui leur reste pour boucler la série, Lemire et  sa dessinatrice vont pouvoir conclure toute cette intrigue), et c'est drôle parce que Yarsky valorise chaque moment décalé avec subtilité (ils sont foison comme les mentions répétées au surnom de super-vilain d'Elliot, The Lightning Rod, et commentées honteusement par Rosie ou Abe).

Par ailleurs, on saluera, comme toujours, l'excellent travail aux couleurs de Dave Stewart, qui applique des teintes volontairement ternes à tout l'épisode, pour bien insister sur la banalité du décor, de la vie d'Abe et Tammy. Et en même temps, ce faisant, met en avant la fausse simplicité du propos, le mensonge dans lequel aussi bien Elliot que Abe se complaisent au nom de leurs familles.

Black Hammer : Reborn n'a plus qu'un épisode avant de clore. C'est peu au regard de tout ce que Jeff Lemire a mis en branle, mais on peut faire confiance à ce diable de scénariste pour encore nous épater sans nous frustrer.

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