vendredi 1 avril 2022

BLACK HAMMER : REBORN #10, de Jeff Lemire et Caitlin Yarsky


Ce dixième épisode est une nouvelle preuve que Jeff Lemire a créé avec Black Hammer, ses suites, ses spin-off, un univers tellement riche qu'il convient de lire Reborn en étant déjà initié. C'est la seule limite posée par la lecture de ce chapitre. Caitlin Yarsky l'a bien compris qui dessine avec une sobriété salutaire cette histoire où tout est littéralement sans dessus-dessous.
 

Ne supportant pas l'idée que Lucy Weber puisse suivre la version maléfique de son père, Skulldigger tente de tuer ce Black Hammer venu d'un monde parallèle. Il le paie de sa vie, sous les regards horrifiés de Sherlock Frankenstein et du Dr. Andromeda. Lucy s'en va avec ce Joseph Weber.


Tandis que Andromeda tente de secourir Skulldigger, ce dernier lui fait jurer de mettre fin à la folie déclenchée le colonel Weird. Sherlock Frankenstein choisit de détruire le portail interdimensionnel pour empêcher de nouvelles incursions.


Lucy et Joseph arrivent chez la mère de la jeune femme qui ne reconnaît pas son mari. Elle raisonne sa fille sur les plans de cet homme, prêt à tout pour recomposer sa famille et qui se détourne dès qu'un événement le contrarie. Lucy engage le combat avec son faux père.


Au même moment dans l'Observatoire du Dr. Andromeda, celui-ci constate les dégats provoqués par l'action de Sherlock Frankenstein qui a voulu détruire le portail interdimensionnel. Le Para-Vers s'effondre sur lui-même et les deux Spiral City vont entrer en collision l'une contre l'autre...

Avec Black Hammer : Reborn, Jeff Lemire a à l'évidence renoncé à s'adresser à de nouveaux lecteurs qui ne connaîtraient pas son univers. D'une certaine manière, après toutes ces années, toutes ces suites, ses spin-off, le Black Hammer-verse est devenu trop riche, trop dense pour être encore abordable aux néophytes. C'est à la fois l'apogée d'un système narratif que d'avoir engendré une mythologie, une continuité pareilles, et sans doute une sorte de début de la fin car, à partir de cette limite, le ticket n'est plus valable que pour les adeptes.

Mais contrairement à Marvel ou DC, où le lecteur peut s'engager pratiquement à n'imprte quel moment, selon le principe de Stan Lee qui voulait que chaque comic-book était toujours le premier de quelqu'un, où les éditeurs proposent même régulièrement des jumping points (des épisodes ou des arcs narratitfs accessibles à tous), l'univers de Black Hammer est à la fois plus ramassé sur lui-même et plus libre.

Ainsi, ce que montre Black Hammer : Reborn, c'est que, désormais, il existe dans l'oeuvre de Jeff Lemire deux entrées : celle de la série-mère et ses suites, où il faut être initié pour tout comprendre, et celle des spin-off, où tout reste encore abordable. On peut ne lire que Skulldigger + Skeleton Boy, The Unbelievable Unteeens, sans être égaré. En revanche, Black Hammer, Age of Doom, Reborn, exigent que vous soyez instruits sur ce qui s'est passé depuis le début.

Ce qui est intéressant, à ce titre, dans ce dixième épisode de Black Hammer : Reborn, c'est l'intention qu'on croit deviner chez Lemire, comme la volonté de provoquer l'effondrement de sa création pour, peut-être, demain, le relancer, le rendre à nouveau acessible à des lecteurs néophytes. Cela s'illustre par une scène, impressionnante, où on voit la version du Multivers de Lemire, le Para-Vers, littéralement collapser et annoncer la fin du monde, et même la fin des mondes.

Dans Reborn, Lemire a en effet exploré cette notion bien dans l'air du temps, tant chez Marvel que chez DC, du Multivers, des Terres parallèles. Mais le guide a emprunté, fidèle à sa nature, des chemins détournés pour nous instruire à ce sujet : comment aurait-il pu en être autrement avec le colonel Weird, cet Adam Strange complètement barré pour avoir trop longtemps séjourné dans la Para-Zone, cet ersatz de la Zone Négative (Marvel) ou de la Zone Fantôme (DC) ? C'est comme si le scénariste canadien se sentait à l'étroit et confrontait ses propres créations à des versions alternatives encore plus déjantées et inquiétantes - synthétisées par cet Evil Joseph Weber qui veut, à tout prix, recomposer sa famille disparue mais ne supporte pas qu'on lui tourne le dos.

On a ainsi vu une autre Spiral City apparaître pour mieux entrer en collision avec celle que les fans connaissaient, Et cette fois le méchant Sherlock Frankenstein provoquer concrétement l'effondrement du Multivers lemirien : un geste cathartique pour l'auteur qui, on le sait bien maintenant, n'aime rien tant que faire croire à la fin de tout pour relancer la machine, lui donner une nouvelle impulsion (n'est-ce pas ainsi que s'achevait Black Hammer : Age of Doom ?).

Dès lors, le refus, après quelque hésitation, de Lucy de suivre son père maléfique n'intervient-il pas trop tard ? La série semble être entrée dans un compte à rebours macabre, catastrophiste. On ne voit pas qui et comment cette "Renaissance" pourrait aboutir à autre chose qu'à une destruction massive, avec l'évasion in fine de Lucy et Andromeda vers une autre dimension (entrevue dans les ultimes pages de l'épisode). Le parallèle est sibyllin : en même temps que l'univers s'effondre, la fin de l'utopie d'une famille (les Weber) se dessine. On passe ainsi, avec brio, de l'intime à l'universel, d'un personnage à tout un (tas de) monde(s).

Caitlin Yarsky a le bon goût de dessiner ça avec sobriété, car sinon l'entreprise serait très confuse, même pour le lecteur fidèle. Sa narration est aussi épurée que le récit de Lemire est azimuté. Elle se concentre sur les personnages comme s'ils étaient une ancre pour le lecteur, ceux qu'il faut suivre, ne jamais perdre de vue, pour bien comprendre que leurs tourments préfigurent ceux de leur environnement.

La lisibilité de cette forme de dessin peut sembler presque terne tant elle refuse de céder au grand spectacle que l'histoire convoque. Mais c'est une ligne essentielle et salutaire, surtout humble et intelligente. Lemire travaille avec deux sortes d'artistes : ceux qui transcendent ses scripts par des audaces formelles (comme Andrea Sorrentino) et ceux qui se rangent du côté du "less is more" (comme Tonci Zonjic). Yarsky appartient à la deuxième catégorie et donne à lire une saga qui sous ses airs apocalyptiques est d'abord un recueil d'épisodes s'appuyant sur la caractérisation, sur l'émotion. De ce point de vue, c'est une sorte d'anti-event tel que les conçoivent les "Big Two", où des dizaines de héros se débattent comme des poulets sans têtes dans un flot d'actions absurdes. 

Black Hammer : Reborn n'est donc pas un comic-book facile, mais si vous embarquez avec l'envie de vous changer les idées, de découvrir vraiment quelque chose d'original, cette mini-série qui ressemble à un chant du cygne est paradoxalement une superbe invitation à lire (presque) tout ce qui a précédé. 

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