jeudi 25 novembre 2021

DECORUM #8, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Sept mois après le précédent numéro, voici enfin le dernier épisode de Decorum ! La série la plus folle de Jonathan Hickman arrive à son terme (ou peut-être pas...) et le plus étonnant, c'est qu'on replonge dans cette histoire sans avoir besoin de réviser, comme si cet univers nous était resté parfaitement familier. Visuellement, Mike Huddleston produit une nouvelle fois des planches hallucinantes.



Ayant mis la main sur le Messie Céleste, Neha Nori Sood est devenue la femme à abattre par ses homologues de l'organisation criminelle de la Sororité de l'Homme. Elle élimine Jetti Kahn puis Sam-Sam avant de tomber sur Ursula Ring. Mais Imogen Morley-Smith intervient juste à temps.


Cette dernière entend bien malgré tout honorer le contrat lancé sur la tête du Messie Céleste par l'Eglise de la Singularité. Toutefois, il la convainc de n'en rien faire et lui expose un plan, audacieux, pour se débarrasser de Ro Chi, le leader fou de cette institution.


Imogen persuade ensuite, à son tour, Ma, la chef de la Sororité, d'accomplir le plan du Messie Céleste. Les tueuses de l'organisation se lancent donc à l'assaut de l'Eglise et en massacrent les membres les plus dangereux. Mais Ro Chi supprime Ma et défie le Messie.


Le Messie dispose facilement de Ro Chi puis reconfigure l'Intelligence Artificielle de l'Eglise. Il reste à lui trouver un nouveau leader. Et  ce sujet, Imogen a une idée précise bien que parfaitement farfelue...

De prime abord, on peut être mécontent d'avoir dû patienter tant de temps pour lire la fin de cette histoire qui n'était déjà pas simple à intégrer. Sept mois ! On pourrait être d'autant plus sévère avec Jonathan Hickman et Mike Huddleston que, dans l'intervalle, les deux hommes se sont engagés dans un nouveau projet pour la plateforme Substack, avec la saga 3W. 3M. (3 Worlds. 3 Moons.), et il paraît légitime de se demander si, avant de lancer ça, ils n'auraient pas d'abord dû achever Decorum.

Et puis, on se dit : basta ! Decorum #8 est là, lisons-le, profitons-en et voyons ce que ça vaut, considérons si sa conclusion est à la hauteur de l'attente. Après tout, ce n'est que de la BD, on ne va pas s'arracher les cheveux pour sept mois d'attente. L'essentiel n'est-il pas que Hickman et Huddleston aient fini ?

On notera alors que les deux acolytes n'ont pas lésiné sur le format : cet ultime chapitre compte une soixantaine de pages, l'effort est louable. Ensuite, sur le fond, c'est vraiment foutraque à souhait, souvent très drôle, épique. Et à la toute fin, il y a une chouette surprise, inattendue.

Ce qui m'a le plus surpris, c'est la facilité avec laquelle je me suis replongé dans la lecture. Je n'ai volontairement pas voulu relire les épisodes précédents, justement pour tester la faculté d'Hickman et Huddleston à me happer. Et c'est comme si j'avais quitté la série le mois dernier : je me souvenais des noms des personnages, de la situation dans laquelle ils étaient à la fin du #7, etc. J'y ai vu le signe d'une écriture très solide, d'un récit mémorable.

Donc, Neha a mis la main sur le Messie Céleste : c'est un homme avec l'esprit d'un nouveau-né, qui sait à peine parler, raisonner, accomplir les choses les plus élémentaires. Plus un boulet qu'un véritable créateur d'univers. Mais Neha a choisi de ne pas le tuer, comme elle s'y était pourtant engagée à l'instar des autres membres de la Sororité de l'Homme. Problème : elle est désormais traquée au même titre que ce Messie.

Cependant, à chaque tentative de meurtre à laquelle elle échappe, elle voit que le Messie évolue, son intelligence augmente, et ses capacités divines se révèlent. Neha étant elle-même une jeune fille très dégourdie et spontanée, elle ne fait pas une cible facile car elle trouble les assassins à ses trousses, qui ne savent jamais ce qu'elle va faire. A eux deux donc, Neha et le Messie vont se débarrasser des terribles Jetti Kahn et Sam-Sam. Avant de tomber sur la redoutable Ursula Ring.

Mais Imogen Morley-Smith, la mentor de Neha, intervient à point nommé. Le Messie va alors entraîner les tueuses dans une mission suicidaire contre l'Eglise de la Singularité et leur chef fanatique Ro Chi. A la clé : la survie de l'univers !

Plus souvent qu'à son tour, Decorum a pu désorienter le lecteur et cet épisode ne fait pas exception. On ne sait jamais sur quel pied danser. Ce délicieux parfum d'inattendu fait tout le sel de l'aventure écrite par Jonathan Hickman. Pour ma part, et je crois que c'est une lecture valable du projet, Decorum est une comédie où Jonathan Hickman s'autoparodie de manière savoureuse et absolue, en déployant tous ses tics d'écriture (les data pages, les chapitrages, le format des épisodes, le goût des personnages désincarnés, la grandiloquence des décors et des enjeux). On ne peut le prendre au sérieux ici tant il pousse les curseurs à fond.

Tout est fou dans Decorum, tout est absurde, grotesque, et hilarant. On peut voir résumer cela par la double page où, façon maître d'école, le Messie interroge le lecteur pour définir ce qu'est une divinité comme lui. Plus loin, on voit détailler, par le menu, la "Mission Déicide", et les paragraphes du plan regorgent de détails saugrenus dans leur précision. On en mesure le caractère délirant et insensé tout en voulant bien croire, puisque c'est énorme, que c'est effectivement le seul moyen de règler le problème qui se pose à ce stade (ici : neutraliser l'Eglise de la Sororité et son leader). Quand, enfin, le Messie reconfigure tout ce bazar pour assurer la paix cosmique et que vient le moment de choisir un successeur au fanatique Ro Chi, la solution est tellement loufoque qu'elle ne peut que vous faire éclater de rire. Toutes les pauses sérieuses qui ont pu précéder ont volé en éclats.

Mike Huddleston a depuis le début fait lui aussi exploser le calibrage de la bande dessinée pour transformer Decorum en une expérience visuelle. Il n'allait pas s'assagir au dernier moment et pendant soixante pages, il lâche les chevaux. On passe de pages à la colorisation minimaliste à d'autres saturées d'effets numériques, puis en noir et blanc. Constamment, il fait souffler le chaud et le froid, ne laissant aucun répit au lecteur.

On en sort rincé, mais c'est une claque esthétique peu commune. Toute la série semble avoir été non pas pensée, élaborée, mais réalisée à l'instinct, selon l'humeur de l'artiste. Ce qui, là encore, va à l'encontre des principes qu'on attache aux comics de Hickman, avec ses plans, ses cadres, son déterminisme. Le génie de Huddleston est d'avoir injecté dans la machine Hickman une irrationnalité qui l'a dégrippée, décoincée.

Mais, en vérité, on s'en doute, rien n'est si simple. Hickman a sans doute dès le départ voulu tout péter et avec Huddleston, il avait un partenaire idéal pour cela. Un dessinateur capable de jouer la folie totale tout en concevant des planches hyper-travaillées mais qui donnaient l'impression d'être improvisées, comme sous l'effet d'un trip. De ce point de vue, le decorum, c'est-à-dire l'ensemble des règles à observer pour bien se tenir en société, s'applique avant tout aux deux auteurs qui étaient connus dans leurs registres respectifs (Hickman le cérébral, Huddleston le fou) et allaient nous décoiffer en faisant le contraire de qu'on attendait d'eux. C'est donc tout à fait réussi. Huddleston a certainement produit son oeuvre la plus calculée quand Hickman a volontairement complètement lâché la rampe.

Allez, je ne résiste pas : ce n'est pas vraiment fini car, en fin d'épisode, un teaser annonce une suite à Decorum qui s'intitulera Decorum and the Womanly Art of Empire. Hickman et Huddleston vont donc rempiler, mais, prudents, ils n'indiquent pas la date du retour de leur série. Est-ce que je repartirai pour un tour ? On verra, mais si c'est aussi amusant, pourquoi se priver. 

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