jeudi 21 octobre 2021

CATWOMAN : LONELY CITY #1, de Cliff Chiang


N'y allons pas quatre chemins : Catwoman : Lonely City est le meilleur comic book que vous lirez cette semaine en provenance de DC (et sans doute tous éditeurs confondus). C'est l'oeuvre d'un seul homme, Cliff Chiang, qui revient à la maison, et qui a vraiment tout fait ici - scénario, dessin, encrage, couleurs, et même lettrage. Cet investissement total se sent aussi dans le récit, magistral, sensible. Déjà un classique cuvée 2021.



Après dix ans passés en prison, Selina Kyle rentre à Gotham. La ville a beaucoup changé en son absence, régie par des Batcops impitoyables. Elle réussit à se glisser dans le quartier d'Alleytown puis va déposer des fleurs sur la tombe de Bruce Wayne dans son manoir.


Désoeuvrée, elle se rend sur Iceberg Island, où le Pingouin dirige ses affaires. Elle lui demande son argent mais son magot a été saisi. Il refuse ensuite de lui accorder un prêt, sauf si elle consent à travailler comme hôtesse dans son casino - ce qu'elle refuse évidemment.


La prochaine visite de Selina est pour Barbara Gordon, qui s'est reconvertie pour aider de jeunes enfants déshérités. Babs reproche l'attitude de Selina dix ans aupâravant. Selina interroge Babs au sujet d'Orphée, sans obtenir de réponse qui pourrait l'éclairer.


Selina, le soir venu, s'arrête au bar tenu par Ma Hunkel, où elle trouve Killer Croc. Le maire de Gotham, Harvey Dent, entre et aborde Selina pour la mettre en garde contre tout projet criminel. Une fois parti, elle propose à Killer Croc un coup audacieux.


Revêtissant son costume, Catwoman s'introduit dans le commissariat central et, dans la salle des archives, elle récupère des pièces à conviction concernant la mort de Batman. Elle ingore qu'au même moment Harvey Dent complote contre elle, ayant arrangé sa libération pour la pièger.

Catwoman : Lonely City prouve encore une fois à quel point le Black Label de DC Comics est un endroit précieux (et comme Marvel manque d'en avoir un comparable). Sans cela, un tel projet n'aurait jamais vu le jour, ne serait-ce qu'à cause du format de chacun des quatre épisodes de cette mini-série bimestrielle (50 pages) et de l'ambition de son auteur.

Cliff Chiang a tout fait dans sa carrière : il fut editor, puis dessinateur - on lui doit l'essentiel de la partie graphique de la Wonder Woman écrite par Brian Azzarello durant les New 52, puis, ces dernières années, les illustrations de la série Paper Girls de Brian K. Vaughan chez Image Comics. Cette fois, il signe l'histoire de Catwoman : Lonely City, mais aussi sa colorisation et même son lettrage. Pas de doute, pour s'investir autant, il doit s'agir de quelque chose auquel il tenait particuièrement.

Ce qui frappe, en fait, d'abord, c'est que cette histoire ressemble à la version réussie du futur de Selina Kyle tel que n'a pas réussi à l'écrire Tom King dans Batman/Catwoman. On y suit Catwoman qui sort de prison après dix ans passés derrière les barreaux. Elle a été condamnée pour les meurtres de Batman, du Joker, de Nightwing et du commisaire James Gordon - la Nuit des Fous (Fool's Night en vo). On découvre à la fin de ce premier épisode qu'elle n'est pas coupable de ce massacre et que sa libération est un traquenard pour lui faire porter le chapeau dans une autre affaire (à déterminer).

Chiang s'attache aux déplacements de son héroïne, de retour à la vie civile. C'est désormais une femme d'âge mûr, entre cinquante et soixante ans au moins. Ses cheveux courts et noirs sont barrés d'une mèche blanche, son visage porte les stigmates du temps qui a passé, des rides. Elle est encore belle et élancée, dotée d'une forme physique enviable, malgré des douleurs osseuses aux genoux et un mélange de lassitude et de colère froide.

Gotham, pendant ce temps, a changé, elle aussi : elle a pour maire Harvey Dent/Double-Face, devenu un héros à la suite du massacre précité, qui revendique l'héritage de Batman (dont l'identité secrète a été révélée) et qui a disposé de sa fortune pour réformer la cité. Des Batcops, patibulaires, quadrillent les quartiers et tirent à vue. La population approuve ce nouveau régime, oppressant certes mais sécurisant. Chiang fait passer tout cela sans avoir besoin de souligner quoi que ce soit et, comme on le découvre à travers les yeux de Selina, on est à la fois surpris et atterré - cela renvoie aussi à un vieux débat : et si Batman avait dépensé ses millions pour autre chose que se déguiser en chauve-souris et traquer des criminels colorés ?

Cette question refait surface lors des retrouvailles entre Selina et Barbara Gordon, qui a changé de vie et de carrière. Toutes ces années à casser la gueule à des vilains grotesques, pour quel résultat ? s'interroge-t-elle. Elle en veut aussi à Selina d'avoir participé à ce folklore en ne choisissant jamais entre sa vie de voleuse et d'héroïne, en ne raccrochant pas avant la tragédie. A cette occasion, Selina mentionne Orphée et demande à Babs si cela évoque quelque chose pour elle : Chiang lance là ce qui ressemble à un MacGuffin, un prétexte au développement du scénario, pour tenir le spectateur en haleine jusqu'à la révélation (même si, souvent, on finit l'histoire sans savoir de quoi il s'agit).

Chiang convoque d'autres figures, pittoresques, comme Killer Croc, qui traîne dans le bar de Ma Hunkel (la première Red Tornado de la JSA), habillé d'un survêtement ridicule, qui résume mieux que tout le déclin du personnage, sa situation pathétique : il ne fait plus peur avec sa bedaine et sa casquette sur la tête, l'ancien membre de la Suicide Squad. Harvey Dent aborde Selina dans ce troquet et la met en garde contre la tentation de renouer avec ses mauvais penchants : Monsieur le Maire de Gotham, on le comprend intuitivement, n'est pas le héros que les médias louent, ses manières sont doucereuses et menaçantes, son faciès défiguré trahit encore sa nature ambivalente. Une autre grande scène.

Certains reprocheront d'ailleurs peut-être à Chiang d'accumuler des scènes plutôt qu'un récit fluide et palpitant. Pourtant, ça m'a paru l'approche la plus intelligente pour traiter du retour de Selina. Jusqu'à ce flashback fulgurant qui revient sur la fameuse et dramatique nuit, où à nouveau il est fait mention de Orphée... Avant un ultime moment où il est devient évident que Dent a l'intention de piéger Selina puisqu'il a influencé sa libération.

Là où dans Batman/Catwoman, Tom King a tenté, sans succès, de montrer ce qui serait arrivé à Selina une fois Batman mort, tuant le Joker et mentant à sa fille, Chiang adopte une méthode à la fois plus subtile et plus directe. Dans cette histoire, Selina n'a eu de fille avec Bruce Wayne, elle a vieilli en prison pour un crime qu'elle n'a pas commis et elle sort avec à la fois la volonté de se ranger et celle d'en découdre. De cette façon, Chiang évite tout ridicule quand Selina enfile à nouveau sa combinaison (la grise) de Catwoman et accomplit quelques acrobaties (plus aussi bien maîtrisées d'ailleurs). Le récit est ponctuée par des retrouvailles, toutes marquées par les regrets. On sait où on va sans être sûr de comment et dans quel état on va y arriver car Selina n'est plus la flamboyante féline fatale et le monde autour d'elle a également beaucoup changé. C'est en soignant l'environnement que Chiang donne de la crédibilité à son projet et en même temps lui injecte une vraie force, un élan, ce côté héroïque qui fait vibrer le lecteur.

Comme il a littéralement tout fait, le plaisir qu'on tire de cette lecture dépend de l'intérêt qu'on porte au travail de Chiang, à son style. Le dessin est le même, miraculeusement, comme si, contrairement à son héroïne, le temps n'avait pas de prise sur lui. La ligne est claire, précise, sobre, épurée. Le découpage, sans folie, mais aux compositions d'une élégance imparable, d'une fluidité irréprochable.

J'ai toujours aimé le dessin de Chiang, qui n'appartient à aucune école sinon à la sienne, qui ne cède pas un pouce de terrain aux effets à la mode, au spectacle, au racolage. C'est fin et simple, mais peaufiné. Une page comme celle où Selina déambule à pied dans Gotham la nuit résume tout ça, avec un travelling avant sur le visage de cette dernière, tandis qu'elle évolue d'une case à l'autre dans des décors différents, synthétisant à la fois la variété architecturale de Gotham et le spleen de Catwoman, étrangère dans ces rues pourtant souvent arpentées. On croirait presque entendre la bande-son jazzy mélancolique qui accompagne les pas de Selina, comme Miles Davis calait ses notes sur la marche dans Paris de Jeanne Moreau dans Ascenseur pour l'échafaud. Superbe.

Les couleurs sont délicates, là encore on voit bien l'intention de Chiang de ne pas appuyer inutilement sur les ambiances. Je suis sûr que les planches en noir et blanc fonctionnaient déjà très bien et donc il veille seulement à ajouter quelques teintes douces aux déplacements de Selina. Là encore, c'est hors des modes, plus proche d'un Dave Stewart que d'un Tomeur Morey (sans discuter le talent de ce dernier). Enfin, le lettrage, discipline terrible pour laquelle on fait appel à des spécialistes souvent oubliés au moment de critiquer tel ouvrage (moi le premier), est irréprochable.

Le Black Label nous propose une nouvelle pépite et DC a donné les moyens à Cliff Chiang de produire ce qu'il avait en tête, à son rythme (imaginez encore une fois si Marvel offrait un tel espace créatif à ses auteurs...). Catwoman : Lonely City reviendra en Décembre et quelque chose me dit qu'on ne sera pas déçu car ça sent bon le classique.

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