samedi 1 août 2020

FIRE POWER, VOLUME 1 : PRELUDE, de Robert Kirkman et Chris Samnee


C'est sans débat un des comics que j'attendai le plus impatiemment depuis son annonce - et même avant, depuis le départ inattendu de Chris Samnee de chez Marvel il y a deux ans. Et puis Robert Kirkman a publié un communiqué dans lequel Fire Power était promis pour ce Printemps. Ultime rebondissement (en dehors de la crise sanitaire qui a différé l'événement) : le duo sortirait un graphic novel avant le numéro 1 de leur série. Un prélude formidablement prometteur.

Owen Johnson voyage à travers la Chine où il est formé aux arts martiaux et cherche à connaître la vérité sur ses parents biologiques, lui qui a été adopté par des américains. Sa quête le conduit jusqu'à un mystérieux temple shaolin dans les montagnes où le maître Wu Lein l'accueille avec dédain.


Pour tester cet étranger, il le défie en combat singulier et observe qu'il est suffisamment doué et motivé pour intégré l'école du Poing Enflammé, fondé par Maître Chan - porté disparu mais dont le retour est acquis en cas de nécessité. Très vite, Owen suscite la curiosité et la méfiance.


La belle étudiante Ling Zan lui témoigne de la sympathie, ce qui déplaît à Ma Guang. Puis Wu Lei l'invite à faire le tour de l'établissement où Owen découvre notamment une porte bien gardée, derrière laquelle dormirait un dragon, et une colonne entamée, comme brûlée...


La nuit venue, Owen surprend Lei en train d'exécuter une série de manipulations et apprend que Chan enseignait à ses disciples l'art de produire des boules de feu - un prodige disparu depuis cinquante ans, et que le jeune homme ambitionne de redécouvrir avec le maître.


L'inimitié que lui voue toujours Guang, surtout après que Ling Zan se soit rapprochée d'Owen, explose lors d'un entraînement où Lein découvre la photo des parents du jeune homme. Ayant senti le malaise général devant le cliché, il obtient des explications du maître.


Sa mère faisait partie de l'école de la Terre Ecorchée, rivale de celle du Poing Enflammé, et a corrompu son père. Les jours suivants, tout le temple tourne le dos à Owen mais sa pugnacité force le respect. L'heure est à la réconciliation lorsque les adeptes de la Terre Ecorchée attaque le temple...

Le feu. Depuis Promethée, tout homme a voulu le dompter. Mais a-t-on contrôlé le feu ? Ou nous contrôle-t-il ? C'est la métaphore que file Fire Power et qui sera certainement développée dans la série mensuelle de Robert Kirkman et Chris Samnee. Ce concept, simple et efficace, n'a rien de renversant, même en l'inscrivant dans un récit à base d'arts martiaux teinté de fantastique et  d'apprentissage. Mais Kirkman n'est pas un auteur qui vise l'originalité.

Nous parlons de l'homme qui, avec The Walking Dead, a bâti un triomphe sur une histoire de zombies, déclinée en plusieurs formats, ou avec Invincible, qui a signé sa version des sagas de super-héros. Ce qui distingue Kirkman, c'est donc moins la singularité de ses idées que sa manière de les faire vivre et de les faire fructifier. Celle d'un feuilletonniste redoutable, amoureux des personnages, véritables conducteurs de ses intrigues. Toute chose qu'on retrouve dans ce Prélude de Fire Power.

Les succès commerciaux de Kirkman lui donnent une autonomie quasi-unique dans le milieu de la BD américaine. Il a son propre label (Skybound), intégré à Image Comics, et jouit d'une liberté totale (qui lui permet d'affirmer qu'il ne collaborera plus jamais avec une major - il ne mâche d'ailleurs pas ses mots quand il raconte son calvaire chez Marvel). Cette indépendance l'autorise à bousculer les codes éditoriaux en lançant un prologue de près de 170 pages à sa nouvelle série plutôt que d'intégrer cette origin-story en flash-back une fois plongé dans l'aventure mensuelle. Et comme l'ouvrage est vendu moins de dix dollars, l'opération est rondement menée.

Depuis longtemps, à en croire Chris Samnee, Kirkman avait envie de travailler avec lui et le relançait fréquemment lors de conventions. Lorsque le dessinateur n'a pas renouvelé (ou n'a pas été renouvelé) son contrat avec Marvel après six épisodes de Captain America en 2018, on pouvait pensé que l'heure était venue.

Mais Samnee a à la fois joué la montre et bien gardé le secret. Pendant les mois suivants, on a dû se contenter, comme fan, de quelques pin-ups régulièrement postées sur ses réseaux sociaux (un moyen rapide de gagner de l'argent auprès de collectionneurs prêts à acquérir une oeuvre originale). Si on suivait cette piste, tout indiquait de la part du dessinateur une cour appuyée en direction de DC Comics pour lequel il ne cachait pas son envie de bosser (en particulier Batman, sujet de nombre de ses images). Mais rien ne venait, si ce n'est une variant cover pour Shazam. Et une page pour le one-shot Marvel Comics #1000.

Quand enfin l'annonce du projet Fire Power a été officialisée, tout le monde a compris que ce qui avait précédé était une sorte de leurre car Samnee avec Kirkman préparaient leur coup depuis des mois (le scénariste a ensuite révélé que le dessinateur avait longuement peaufiné le charte graphique du titre). Mais rien ne laissait penser qu'ils avaient produit cent-soixante-dix pages pour un graphic novel en forme de prequel.

Sur le fond, donc, Fire Power fera beaucoup penser à d'autres comics familiers, en premier lieu Iron Fist. Mais sans doute faut-il davantage imaginer en lisant ce prélude à ce qu'aurait pu (dû) être la série Netflix Iron Fist, quand on lit en se régalant la visite détaillé du temple du Poing Enflammé, la légende de Maître Chan et celle de l'art perdu de créer des boules de feu. On a aussi un rival teigneux (comme Davos avec Danny Rand) en la personne de Ma Guang. Et une touche (un peu superflue, mais touchante) de romantisme, avec Ling Zan. Et bien entendu un secret de famille qui réoriente le regard porté sur Owen Johnson et lui confère sa propre mythologie, justifiant véritablement sa présence dans ce temple en particulier.

En vérité, Fire Power s'inscrit dans un mouvement désormais bien établi qu'on pourrait appeler du recyclage ou de la réinterprétation. Et qui est tout sauf nouveau, mais qui a resurgi en force. Son meilleur adepte est Jeff Lemire, qui en a fait le terreau, fertile, de Black Hammer et ses spin-off. Mais ce ressort n'existe-t-il pas depuis, quasiment, toujours dans les comics ?

Examinez quelques figures de DC et Marvel et vous verrez qu'il n'y a pas loin à chercher quand il s'agit d'imposer un personnage très inspiré par le concurrent. Pour un Green Arrow, Hawkeye ; pour une Black Canary, Mockingbird... Alors pourquoi pas Owen Johnson en renvoi à Iron Fist ? Cette espèce de gémellité, acceptée par tous (éditeurs, lecteurs), est aussi renforcée par le fait que les auteurs passent de plus en plus d'une major à l'autre, et quand ils publient en indépendant, comme chez Image, Dark Horse, etc, ils s'inspirent naturellement des héros qu'ils ont aimé plus jeunes, avec plus ou moins de distance. A ce compte, finalement, l'originalité importe moins que la manière. Si une idée existe déjà mais qu'elle est réutilisée avec intelligence, ma foi... Même Alan Moore l'a fait avec Watchmen (qui découlait des action heroes de Charlton Comics) !

En s'alliant à Samnee, Kirkman ne s'est pas seulement adjoint un co-créateur de talent (de génie), il s'est offert un artiste adapté au défi. Roué aux récits de genre, après ses runs sur Daredevil et Black Widow, aspirant aussi à intervenir sur la narration de manière plus active (ce qui était déjà le cas depuis le second volume de DD avec Mark Waid), le dessinateur a choisi le creator-owned parce que c'était vraiment le véhicule adéquat pour ses ambitions. Il pourrait vraiment s'y épanouir davantage qu'avec un énième work-for-hire, y compris sur un personnage, une franchise qu'il aime.

Fire Power, c'est donc une opportunité parfaite pour Samnee, qui peut à la fois y éprouver ses qualités (sens du mouvement, conduite du récit, caractérisation visuelle) et s'émanciper des codes super-héroïques en les servant différemment. Kirkman fait volontiers place au brio esthétique de son compère, comme quand il lui liasse les dix premières pages pour lui seul, sans texte. Les couleurs, mangifiques, de Matt Wilson viennent d'ailleurs contredire la couverture enflammée, avec une palette de bleu glacé. Puis insensiblement tout se réchauffe jusqu'au climax de l'album, une bataille spectaculaire, où tout explose - au propre comme au figuré, avec des splash et doubles pages mémorables, puissantes.

Avec peu, Samnee, émule des plus brillants d'Alex Toth, sait faire beaucoup. Un trait peut faire toute la différence et il sait doser ses effets quand par une expression, un geste, il veut traduire une émotion chez ses personnages. Là aussi, la contribution de Wilson est essentielle et vient même souligner l'intention de Samnee, comme dans cette scène incroyablement poétique et romantique entre Ling et Owen, sur fond rose. Les passages noctunes sont aussi fantastiques, avec des à-plats noirs sublimes, cette façon de toujours veiller à composer l'image en soignant sa composition, sa profondeur de champ, la valeur du plan. On ne prend jamais en défaut un bon artiste sur ces "détails", c'est même là qu'il prouve son excellence, plus encore que là où on le sait à l'aise.

Ainsi, échappant au cliché (dans une histoire qui jongle pourtant avec), le héros est un sino-américain, et pas un white savior, que le dessin ne réduit jamais à un ersatz exotique. Le personnage de Wu Lei est aussi savoureux puisque construit en opposition à ce qu'on pouvait en attendre (en craindre ?). Ce sage mentor est en fait un vieux bonhomme rusé et occidentalisé, avec ses baaskets Air Jordan, son i_pod, sa casquette de base-ball, son blouson. Kirkman lui réserve ses meilleures réparties, il est impossible de ne pas craquer devant ce renard buriné. Tout comme il est impossible de résister au mélange de douceur et de malice de Ling Zan.

La toute fin du bouquin réserve une surprise épatante, avec un bond dans le temps de quinze ans, qui incidemment bouleverse nos attentes pour la série à venir (les deux premiers épisodes paraîtront simultanément Mercredi 5 Août). Ce twist résume à lui seul la rouerie de Kirkman qui, comme avec The Walking Dead et Invincible, désarçonne le lecteur au moment où ce dernier croyait avoir embarqué pour un voyage convenu. Mais, doté d'un dessinateur exceptionnel qu'on retrouve avec un plaisir immense, Fire Power peut surprendre et voir grand. Ne passez pas à côté ! 

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