dimanche 15 mars 2020

DECORUM #1, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Auréolé du succès de sa relance des X-Men, Jonathan Hickman a également ces derniers mois planché sur un projet en creator-owned : Decorum, pour Image Comics, avec Mike Huddleston. C'est une mini-série en huit épisodes mais totalement dingue, pleines des obsessions sci-fi de son auteur et des délires graphiques de son partenaire. C'est le comic-book de la semaine. Du mois sans doute. Et assurément un des titres à suivre cette année.


Dans un futur lointain, l'empire solaire a disparu au terme de conflits répétés, de conquêtes sauvages, où se sont affrontés technologie et magie. Pour rétablir l'ordre après ce chaos, l'Eglise de la Singularité s'est opposée à l'Union de Persée en recrutant des chasseurs de primes et des assassins.


Pour mater les dernières poches de résistance, l'Eglise n'a pas hésité à recourir à un terrible virus. Pour sauver ceux qui pouvaient encore l'être, il fallait les cryogéniser à prix d'or, comme l'a fait Neah, une coursière, avec son fils. Pour payer ce soin elle accepte une livraison.


Parce qu'elle devine l'affaire dangereuse, que l'expéditeur lui paie trois fois le prix normal, elle obtient un salaire quadruplé. C'est ce qu'elle mérite car elle est la meilleure dans sa partie, même si elle ignore tout du destinataire et de ce qu'elle transporte.


Ailleurs, l'avocat Doman reçoit Morley, envoyée par le Syndicat. Cette organisation a été empêchée de poursuivre ses activités récemment à la suite d'une dénonciation anonyme sur ses pratiques. Et Morley accuse directement Doman d'être le délateur.


Sur ce, Neah arrive chez Doman avec son colis. Mais celui-ci, contre toute attente, est pour Morley. Elle sort de la mallette un cristal rose avec lequel elle tue tous les sbires de Doman puis ce dernier. Puis elle se tourne vers Neah en se demandant ce qu'elle va faire d'elle.

Longtemps, je n'ai pas adhéré au style de Jonathan Hickman. Et aujourd'hui il fait partie de mes trois auteurs favoris (avec Jeff Lemire et Tom King). J'étais partisan des histoires character's-driven alors que le scénariste privilégiaient les intrigues, les plans d'ensemble, les plans au long cours, dans lesquels les personnages ressemblaient à des pions désincarnés.

Je crois que nos goûts en matière de lecture sont cycliques. Notre intérêt, nos préférences évoluent. Je ne suis plus l'ado qui s'émerveillait en lisant Claremont, Byrne, Miller et (Alan) Moore - même si je conserve pour eux une admiration intacte. Je suis plus non plus celui qui a replongé dans les comics avec Bendis, Millar, Brubaker - sans que j'ai délaissé leurs productions. En revanche, il est certain que les récits story-driven m'attirent davantage depuis quelques temps et donc je suis plus sensible à Hickman, Lemire, King, pour lesquels il faut consentir à s'investir dans des lectures moins immédiatement accessibles.

Dans le cas précis de Hickman, il y a aussi une notion du high-concept qui est séduisante (ou repoussante, c'est selon) : le scénariste arrive avec des projets qui reposent sur des idées fortes, radicales, qui, si on ne les accepte pas, vous laissent sur le pas de la porte. Avoir ainsi transformé les X-Men en une sorte de société autarcique, fondé sur un culte étrange, que le reste de la communauté des super-héros ne comprend plus et tolère à peine, était une sorte de test (que tous n'ont pas admis).

En matière de productions en creator-owned, je suis largement passé à côté de ce qu'a écrit Hickman : je n'ai pas lu East of West, The Manhattan Project, The Nightly News, Pax Romana. Je me suis juste intéressé à Black Monday Murders, surtout pour les dessins de Tomm Coker. Autant dire que je m'engageai dans Decorum sans savoir où j'allais.

Du coup j'ai reçu une claque magistrale car le projet est exaltant, d'une richesse narrative et esthétique exceptionnelle. On achève les cinquante pages de ce numéro 1 avec le sentiment d'avoir mis les pieds dans une entreprise ambitieuse mais maîtrisée, qui repousse les limites du média tout en assurant un divertissement de grande qualité.

Le début déroute pourtant. On assiste au débarquement de conquistadors robots et à leur affrontement contre des espèces de néo-indiens avant que le combat ne se déplace dans un village dominé par une pyramide évoquant celles de Incas, à l'intérieur de laquelle a lieu une curieuse cérémonie devant un cristal rose en suspension. Celui-ci finit par percer le sommet de la pyramide et à s'envoler dans l'espace. Plus tard on retrouvera une forme plus réduite de ce cristal dans une scène aussi meurtrière...

La référence est explicite : il s'agit d'un rappel aux conquêtes espagnoles en Amérique, au massacre des indigènes, au pillage de leurs cultures et de leurs terres. Plus loin, on évoluera dans une ambiance à mi-chemin entre le polar et le western. Tout cela ressemble à un improbable mix.

En même temps, Hickman ré-utilise des éléments familiers à ceux qui ont lu House of X-Powers of X (et aussi Black Monday Murders) avec des data pages nous informant sur le contexte politique, géographique, historique de l'histoire. Celle-ci se situe dans un futur très lointain : notre système solaire et l'empire qui s'y était développé ont périclité, et une guerre très longue a régné entre deux grandes puissances (une église et une union). D'autres pyramides avec des cristaux ont été localisés. Pour gagner le conflit, une peste terrible a été diffusée, et pour sauver ceux qui pouvaient encore l'être, on les a placés en hibernation (un service de soins très onéreux). Des assassins et des chasseurs de primes ont été payés pour rétablir l'ordre dans ce nouvel empire, et des avocats (souvent louches) servent d'intermédiaires entre diverses parties pour des questions commerciales.

Ces pages informatives, agrémentées de quelques illustrations, servent aussi bien à représenter les cryopodes, les nouilles qu'on sert dans des restaurants, la nature de la peste, le statut des organismes les plus puissants de ce nouvel ordre. En nous bombardant ainsi  de graphiques, de textes, de faits, du plus anecdotiques au plus savants, Hickman résume, très habilement, toute une histoire dans l'histoire, dresse le décor, présente les usages en vigueur (attention, le mort "decorum" est un faux-ami : il ne désigne pas le décor, mais la pompe officielle, le respect des convenances, les règles sociales, les bonnes manières).  C'est (quasiment) aussi dense que ce qu'écrivait Isaac Asimov dans Fondation.

L'épisode, très long donc, se découpe en trois chapitres. A partir du deuxième, la narration se calme et prend une allure plus classique avec une séquence qui introduit le personnage de Neah, une coursière dont le fils a été placé en cryogénisation. Sa réputation est excellente et elle est intelligente car elle sent tout de suite que le contrat qu'on lui propose est dangereux en raison du prix que son commanditaire est prêt à lui verser. Elle obtient une rallonge en l'acceptant cependant, mais ignore tout de la mallette qu'elle convoie, de son contenant, de son destinataire. Ce passage est remarquable par l'intensité des dialogues, la tension de l'échange entre les personnages. Mais pas que.

Car déjà on note l'audace du dessin de Mike Huddleston - ou devrais-je dire, des dessins. Car Huddleston (qui signa déjà de superbes variant covers pour HoX-PoX, après avoir travaillé avec Phil Hester, Robert Vendetti, Joe Casey) applique à ses planches un traitement étonnant, variant les techniques et multipliant les effets. Il passe du tout digital à la couleur directe, du noir et blanc à la bichromie, de l'image quasi-crayonné aux plans encrés avec minutie. Le résultat est spectaculaire, d'autant plus que l'artiste passe de l'une à l'autre de ces techniques parfois dans la même page.

Le découpage est nerveux, avec des angles de vue toniques, l'expressivité des personnages est très énergique, les compositions des plans toujours inattendues et magnifiquement pensées. C'est bien une sorte de dessin total, se réinventant sans cesse, jamais au repos, comme si Huddleston fuyait la routine à tout prix, voulait en permanence désarçonner le lecteur, ne pas laisser une page ni même deux cases se ressembler.

Un peu show-off ? Peut-être. Mais quelle virtuosité ! Quel plaisir aussi de voir un dessinateur tout donner ainsi, ne jamais s'économiser, produire une BD qui expérimente sans jamais perdre de vue le plaisir et la lisibilité pour le lecteur, qui littéralement prolonge le travail du scénariste en créant ce monde futuriste. On est touché d'une manière sensuelle, organique par ce graphisme en mouvement constant qui ne se ménage pas et ne nous ménage pas non plus.

La troisième partie prolonge ce virage avec l'entrée en scène de la seconde héroïne de la série, Morley. C'est d'abord une réussite en terme de character's design, cette silhouette élancée et moulée dans une robe noire, au col monté, à la texture de cuir. Le personnage existe déjà puissamment par sa seule figuration, on sent qu'on rencontre une femme exceptionnelle rien qu'en la voyant entrer dans la pièce. On n'est pas déçue par la suite.

Là encore, Hickman et Huddleston font le pari d'une narration très compressée, nerveuse, comme un plan-séquence électrique. Une discussion qui tourne mal, l'arrivée de Neah et de son colis sur ces entrefaites, et une fusillade insensée, fulgurante. Ce passage file comme un bolide et nous laisse pantois. C'est irrésistible. A la mesure du twist qui unit donc Morley et Neah (puisqu'on découvre que la mallette avait un destinataire inattendu, imprévisible, et un contenu  qui renvoie au début de l'épisode).

Finalement, ces cinquante pages forment une sorte de master class en termes de narration écrite et visuelle. Decorum est jubilatoire, galvanisant, et avec huit épisodes au compteur (cinq sont déjà prêts à être publiés), on a l'assurance que l'ensemble sera emballé sans fioritures. Pour son innovation, son efficacité (redoutable), ce premier épisode mérite bien d'être classé comme le "pilote" de la semaine, du mois. De l'année ? 

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