dimanche 9 juin 2019

SIBYL, de Justine Triet


Après le succès critique et public de son précédent et deuxième film (Victoria), le nouvel effort de Justine Triel était attendu avec gourmandise. Dans Sibyl, elle retrouve d'ailleurs Virgine Efira, mais avec une histoire encore plus ambitieuse, à la croisée de plusieurs genres. Pour un résultat touffu. Un peu trop d'ailleurs...

Gabriel et Sibyl (Niels Schneider et Virgine Efira)

Psychanalyste, Sibyl s'est éloignée de sa mère, alcoolique comme elle, avant son décès (ou son suicide ?) en voiture. Depuis, elle héberge sa soeur, Edith, qui lui sert de baby-sitter pour ses deux enfants. Dont son fils, né de son union passionnelle avec Gabriel, qui l'a quittée car il ne voulait pas assumer sa paternité.

Margot (Adèle Exarchopoulos)

Sibyl décide d'interrompre son activité professionnelle pour se lancer dans la rédaction d'un roman, mais ses patients prennent cette résolution comme un abandon, et son propre psy se méfie de cette impulsion. Pourtant, elle accepte de prendre une dernière consultation : Margot est une jeune actrice en détresse. 

Sibyl

Bafouant toute déontologie, et parce qu'elle fait face à la page blanche pour son livre, Sibyl se met à enregistrer les confessions de Margot. Celle-ci est enceinte de l'acteur à qui elle donne la réplique mais qui vit en couple avec leur réalisatrice. Elle semble vouloir avorter mais lui souhaite qu'elle garde l'enfant. 

Igor, Margot et Mikaëla (Gaspard Ulliel, Adèle Exarchopoulos, Sandra Hüller)

S'inspirant de ce récit, Sibyl noircit des pages de roman, négligeant les SMS en forme de SOS de Margot, partie en Italie terminer le film. Igor, son amant, contacte Sibyl pour lui annoncer que Margot la réclame, refusant de tourner sans elle. Elle se rend à Stromboli et apprend que Margot a finalement avorté. Sibyl devient le relais entre l'actrice et sa réalisatrice, Mikaëla, et Igor.

Mikaëla et Sibyl

La situation dégénère franchement quand Sibyl, fascinée par l'attitude ambivalente d'Igor, tombe dans ses bras. Le lendemain, lors du tournage d'une scène d'amour sur un voilier en mer, Mikaëla, excédée par ses acteurs, déserte et l'assistant réalisateur confie la direction à Sibyl. De retour à terre, Mikaëla apprend accidentellement qu'Igor et Sibyl ont couché ensemble et congédie la psychanalyste. 

Sibyl et Margot

Revenue à Paris, Sibyl sombre dans l'alcool, perdue. Elle s'humilie en se rendant à l'avant-première du film, ivre. Craignant de perdre ses enfants, elle entre en cure de désintoxication. A une fête foraine, elle croise Gabriel, qui a refait sa vie et est père d'un garçon. Sibyl, bouleversée, révèle à son propre fils la vérité sur sa naissance : ils s'enlacent tendrement, partageant à la fois leur abandon et leur solidarité.

Présenté à la toute fin du dernier festival de Cannes, Sibyl a sans doute pâti de cette position car il est reparti bredouille de la Croisette, alors qu'un prix d'interprétation féminine aurait très bien pu lui être décerné. Mais sans doute le problème était-il ailleurs pour être récompensé.

Justine Triet a en trois films (La bataille de Solférino et Victoria avant celui-ci) fait sa place dans le paysage du cinéma français, réconciliant les amateurs de films d'auteur et ceux du divertissement soigné. Forte de ça, elle a placé dans Sibyl un programme ambitieux, peut-être trop comme en témoigne sa fin qui s'éternise.

Le film est clairement divisé en deux actes, l'un à Paris, l'autre à Stromboli. Le premier est une réussite éclatante où la cinéaste, avec son co-scénariste Arthur Harrari, utilise magistralement une narration éclatée pour résumer et situer son héroïne. Cette psychanalyste qui plaque tout pour écrire un roman est un personnage très riche et passionnant : son passé est mouvementé et prépare la suite, catastrophique pour ses sentiments. Elle a connu une mère alcoolique, puis la boisson elle-même, sa soeur est une fausse gentille mais vraie perverse. Une passion ardente l'a unie à Gabriel avant que celui-ci ne la quitte, refusant d'être le père de leur enfant. Le psy de Sibyl (son référent) se méfie du projet qu'elle a car il pense à ses patients, qui, justement, considèrent qu'elle les abandonne.

Grâce à des scènes rapides, intenses, qui vont et viennent entre présent et passé, on fait connaissance avec l'univers de l'héroïne et Sibyl elle-même, de façon efficace, concise mais dense. Elle apparaît, malgré les épreuves (le deuil, la séparation, la maternité, sa sororité complexe) comme une femme solide, résiliente, déterminée. La rédaction d'un roman devient bien plus qu'un objectif : c'est une issue, un nouveau départ.

Sauf que... Sibyl ne sait pas quoi écrire (elle consulte les faits divers à la recherche d'une amorce de sujet), et d'ailleurs son ami éditeur lui tient un discours peu motivant sur l'état du roman. L'apparition de Margot va lui fournir une solution, au prix de toute déontologie. Cette jeune actrice a une liaison avec le partenaire du film qu'elle tourne, et dont elle est tombée enceinte. Il est pourtant déjà en couple avec la réalisatrice mais insiste pour qu'elle garde l'enfant (parce que sa compagne n'a plus l'âge d'en avoir ? Par culpabilité ?). Sibyl enregistre les confessions de sa patiente, qui deviennent la base de son manuscrit.

Puis le second acte démarre : tout change - le décor (l'île volcanique de Stromboli - un hommage évident au film éponyme de Rossellini, en 1950, théâtre d'un scandale retentissant puisqu'il scella l'adultère entre le cinéaste et Ingrid Bergman), la narration (linéaire désormais), la distribution (avec l'introduction de seconds rôles).

Justine Triet abat ses cartes dans cette partie et joue sur plusieurs tableaux : comédie, romance, polar. C'est beaucoup, trop même. Ce qui se passe à Stromboli reste captivant mais plus convenu (Sibyl cède au charme du manipulateur Igor), voire grotesque (la crise de Mikaëla, poussant Sibyl à diriger une scène d'amour). Il est suggéré à un moment que, peut-être, Margot a tout orchestré, s'est servi de Sibyl : l'idée est séduisante dans sa perversité car entre la psy (dont le job est d'explorer la psyché pour en extraire la vérité) et l'équipe du film (qui fabrique un mensonge, une pure fiction), supposer que cinéaste et acteurs se liguent, même inconsciemment, pour manipuler cette détective de l'esprit (qui, elle-même, veut tirer de leur histoire un roman) fournirait un twist épatant... Mais non finalement.

Au lieu de ça, Triet étire le dénouement, de retour à Paris, sans visiblement savoir comment bien conclure, ou en tout cas faire en sorte que le spectateur sache où elle veut en venir. L'humiliation totale et l'espèce de renaissance, très fragile, de Sibyl n'en finissent pas de finir, dans un enchaînement de scènes qui si elles se veulent drôles ne m'ont pas fait rire et si elles se veulent cruelles sont plutôt complaisantes (et répétitives car le motif était semblable, mais plus abouti, dans Victoria). Dommage.

Heureusement, la cinéaste dispose de sérieux atouts : sa mise en scène est toujours de grande tenue, avec une photo superbe, et sa caractérisation impressionne par sa richesse (on ne voit qu'exceptionnellement des personnages, y compris secondaires, aussi fouillés). Triet n'a pas non plus froid aux yeux, comme en témoignent quelques moments torrides puis d'autres poignants, où la sensualité et l'humanité sont palpables.

Surtout, elle a avec elle, pour la suivre jusque dans les méandres de son récit, des acteurs formidables : Gaspard Ulliel trouble à souhait, Niels Schneider couard au possible, Laure Calamy excellente en frangine tordue, ou Sandra Hüller en réalisatrice amère. Mais c'est bien le duo vedette qui domine les débats : Adèle Exarchopoulos tutoie les sommets comme jamais depuis sa révélation par Kéchiche. Et Virgine Efira, partout louée pour sa prestation, est effectivement phénomènale (rendez-vous déjà pris pour les "César" 2020) - sa complicité avec Triet, sa générosité insensée, son impudeur même, rendent sa composition inoubliable, digne de sa modèle (Gena Rowlands).

Malgré quelques défauts, Sibyl dégage une force et un aplomb peu communs. Parce qu'il déborde un peu, c'est un film qui supportera de nouvelles visions, et défie déjà la critique en lui donnant du biscuit. Il couronne en tout cas, sans discussion, le talent inoui de Virginie Efira, sans doute l'actrice la plus passionnante du moment. 

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