"Lourde est la tête qui porte la couronne." : cette phrase de Shakespeare, citée par Maximilien d'Autriche dans ce tome 1 de Charlotte Impératrice, pourrait aussi bien convenir aux auteurs de cette nouvelle série (qui comptera trois autres volumes). En effet, le scénariste Fabien Nury et le dessinateur Matthieu Bonhomme sont tous deux au sommet de leur art et de leur popularité et doivent relever le défi de se renouveler sans décevoir. Ils le tentent en dressant le portrait d'une héroïne méconnue de l'Histoire du XIXème siècle, avec un indéniable sens du romanesque.
1859. Elle a seize ans, elle est belge et belle, veut se marier à un roi : ainsi est Charlotte de Belgique, courtisé par le prince Pierre du Portugal. Mais à qui elle va pourtant, contre toute attente, préférer un outsider en la personne de Maximilien d'Autriche. Lequel présente l'avantage d'appartenir à la puissante famille des Hasbourg.
Il est grand, adore les papillons, il est aussi prétentieux, hautain et doté d'un incroyable bagout : tel est Maximilien. Le cadet de François-Joseph et beau-frère d'Elizabeth (la fameuse "Sissi") est surtout un vaurien et le père et les frères de Charlotte s'en méfient.
Malgré tout, ils ne s'opposent pas à leur mariage. Mais le conte de fée sera bref. Charlotte découvre vite la nature paresseuse et le manque d'égards de son époux, qui est expédié en Lombardie-Vénétie pour y occuper un poste honorifique, dans le palais de Trieste, Miramar, aux allures de prison dorée.
Maximilien découche pour fréquenter les bordels en compagnie de son vieil ami, Charles de Bombelles (un conseiller militaire des Hasbourg), qui ne verrait aucun inconvénient à donner un héritier à Charlotte à la place de son mari. Le grossier personnage est remis en place par un des frères de la jeune femme qui en profite pour remplacer leur majordome par un homme de confiance, Félix Eloin.
Suite à une maladie attrapée au contact d'une prostituée, Maximilien est stérile. Sa situation est encore compromise par la défaite cuisante essuyée par les autrichiens contre les sardes menés par Napoléon III à Solférino. Pourtant, une issue va se présenter de fort loin quand une délégation du Mexique demande à Maximilien de venir administrer leur pays en proie à une guerre civile.
Maximilien, poussé par Charlotte qui voit là un moyen d'échapper à Miramar, s'arrange avec Napoléon III, qui veut se désengager au Mexique sans perdre la face. Le marché sidère la famille de Belgique mais Charlotte devient de fait impératrice d'un pays dont les édiles ont voté un référendum à la place du peuple qui, lui, reste acquis à Benito Juarez, le révolutionnaire préparant sa revanche en coulisses...
Ces deux-là se tournaient autour depuis un moment tout en étant chacun bien occupés. Puis, il y a un peu plus d'un an, Fabien Nury annonçait que, enfin, Matthieu Bonhomme dessinait son nouveau script - un engagement longue durée puisque le projet compterait quatre tomes. Leur sujet : l'histoire de Charlotte de Belgique, éphémère impératrice du Mexique.
Le mieux, quand on est auteur à succès (comme Nury avec Tyler Cross, Il était une fois en France, Silas Corey ; Bonhomme avec Esteban, Texas Cowboys, L'homme qui tua Lucky Luke), c'est encore souvent de revenir par là où on ne vous attend pas. Même si le scénariste et le dessinateur ne sont pas des débutants dans le cadre du récit historique, retracer l'existence de Charlotte restait une curiosité.
On connaît peu cette jeune femme, contemporaine d'Elizabeth d'Autriche, sa belle-soeur, elle-même réputée grâce aux films Sissi, incarnée par Romy Schneider ; et donc on pouvait craindre une biographie surannée et fleur bleue. Il n'en est rien et ce premier tome se charge de montrer en 72 pages l'évolution rapide d'une oie blanche en épouse bafouée et en tacticienne déterminée.
L'aventure, comme les prochains épisodes la décriront, s'est très mal finie, ce n'est pas un spoiler (Maximilien finira fusillé, Charlotte rentrera en Europe et mourra folle). Nury, un auteur fiévreux et passionnée par les destins tragiques comme par la narration en bande dessinée, a trouvé là une héroïne qui ne pouvait que le séduire. Il la raconte avec pourtant tendresse, dès la première scène lorsque, petite fille, on la force à aller embrasser sa mère morte dans son lit, puis ensuite encore adolescente quand elle se laisse charmer par Maximilien, espionnée par les jardiniers de son père à l'affût des réactions des tourtereaux.
Le couple se forme et suscite l'inquiétude du roi des belges, même si le précepteur de Charlotte, trahissant sans scrupules le secret de la confession, le tient au courant de l'évolution de leurs sentiments. Puis c'est le mariage en grandes pompes, avec un regard furtif et troublé de Charlotte en voyant son père dépité.
A partir de là, la tonalité du récit change sensiblement : Nury excelle à créer le malaise dans des moments-clés (la nuit de noces dénuée de tout romantisme, la froideur de la rencontre avec Elizabeth, la présence vicelarde de de Bombelles). D'abord désarmée, Charlotte comprend que les dés sont pipés, elle s'est unie à un pantin, pour qui son frère n'a aucune considération, et dont la vanité l'emporte sur ses mérites. L'installation à Trieste dans un palais devient un séjour dans une cage dorée que la défaite autrichienne à Solférino contre l'armée de Napoléon III vient entériner. Maximilien est tenu pour responsable de la débâcle car son frère ne veut pas perdre la face.
Il croira tenir sa revanche avec la supplique des notables mexicains mais se fera piéger par le même Napoléon III, qui l'appuie pour mieux se retirer d'une guerre ruineuse. Charlotte parie pourtant sur cet exil afin de fuir l'Italie et s'inventer un destin : c'est une femme confiante et altière qui est acclamée au Mexique. Une page vient de se tourner.
Pour soutenir une narration foisonnante, où Nury use de la correspondance entre le roi des belges avec sa fille et son percepteur tout en déroulant la romance avec Maximilien et les intrigues politiques, Matthieu Bonhomme a dû s'employer à découper de manière subtile pour que la lecture reste fluide.
Comme il est lui-même un conteur aguerri et un artiste surdoué, il se sort de tous les pièges avec une maîtrise ébouriffante. On peut même dire qu'il y trouve une liberté inattendue, osant par exemple une double-page somptueuse ici (pour le mariage), une autre entièrement en silhouettes (la nuit de noces), et soutenant par le simple brio d'illustrations le texte parfois abondant (l'arrivée en Italie) ou résumant en une image l'horreur de la guerre (le champ de bataille de Solférino).
D'habitude, Bonhomme emploie une technique qui consiste à dessiner un crayonné très poussé puis encrer sur un calque (ce qui lui permet de conserver le dessin initial et de ne pas gommer). Mais cette fois, il a travaillé à l'ancienne en procédant toujours à une première version très élaborée (au crayon et au porte-mine) puis en passant à l'encre (avec une plume et des pinceaux) directement sur la planche. Le résultat est époustouflant de finesse et d'élégance, avec une attention amoureuse portée à Charlotte tandis que l'allure même de Maximilien devient grotesque et piteuse.
Les couleurs d'Isabelle Merlet, en à-plats, favorisent les ambiances générales : chaque scène a sa lumière, tantôt chatoyante, tantôt sombre, mais étonnamment semblable à ce que fait Bonhomme quand il assume lui-même ce rôle. On devine que, comme lui, elle a adapté sa palette par rapport aux documents d'époque (le dessinateur a avoué s'être largement inspiré des revues "people" d'alors). La cruauté de l'histoire est rehaussée par des tons solaires qui tour à tour révèlent le sordide, le pathétique de Maximilien et la revanche de Charlotte.
On peut difficilement ne pas être conquis par ce premier tome. La suite est attendue pour 2019.
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Après les roses, les épines : je veux en profiter pour pousser un petit coup de gueule.
Charlotte impératrice bénéficie de deux versions : l'album normal, que je viens de critiquer, et une édition noir et blanc, produite par les Editions Black & White. Cette dernière est vendue au prix exorbitant de 200 Euros, avec en prime un cahier de croquis de Matthieu Bonhomme.
Pourquoi suis-je énervé ? Entendons-nous bien : chaque lecteur est libre d'acquérir une BD au prix qu'il le souhaite, dans la mesure de ses moyens. Donc si vous êtes capable de débourser 200 Euros pour un album, tant mieux. Mais ce n'est pas ma conception de la BD, que j'ai toujours préférée comme un média abordable, démocratique, et dont le contenu serait le même pour tous.
Ce qui m'agace là-dedans, c'est le cahier de croquis en bonus, réservé à de riches aficionados, mais apparemment indigne d'être partagé avec des fans qui n'ont pas la bourse assez pleine pour acquérir un livre ruineux. Pourquoi Dargaud n'a-t-il pas publié au moins une partie des croquis de Bonhomme dans l'édition courante de ce tome 1, histoire que chacun profite de ce supplément et admire le travail préparatoire du dessinateur ?
Par ailleurs, si j'ai toujours défendu un dessin qui devait être suffisamment bon en noir et blanc, j'ai en horreur cette mode qui veut qu'on commercialise des versions en noir et blanc pour de soi-disant puristes. C'est déconsidérer les efforts des coloristes, dont l'apport est aussi important que les autres auteurs du livre. Lorsqu'une oeuvre n'est pas conçue pour être uniquement en noir et blanc, je ne vois pas de raison de la "décoloriser" pour séduire des collectionneurs qui ne jurent que par le noir et blanc. Quand je note l'excellence de la contribution d'Isabelle Merlet ici, je pense aussi à l'initiative de DC et Urban Comics qui ont publié (entre autres) une version N&B de Batman : Year One alors que Richmond Lewis a produit ce qui reste un chef d'oeuvre de colorisation.
Ce n'est pas en procédant de la sorte que la BD, média hyper-concurrentiel, avec pléthore de titres, et des conditions précaires pour nombre d'auteurs, gagnera de nouveaux lecteurs. En se faisant élitiste, elle s'éloigne de sa nature populaire pour ne contenter qu'une niche de fans friqués et snobs.