mercredi 22 août 2018

PENTAGON PAPERS, de Steven Spielberg


Avec Woody Allen, je tiens Steven Spielberg comme le plus grand cinéaste américain en activité. Ce jeune cinéaste de soixante-dix ans enchaîne les longs métrages avec un appétit intact et une vitalité impressionnante comme en témoigne Pentagon Papers, sorti fin 2017 et tourné durant la post-production de Reader Player One (sorti ce Printemps) ! Héritier du cinéma classique, hommage à la liberté de la presse, charge anti-Trump, c'est un saisissant concentré de ce que le Spielberg "sérieux" peut produire de plus inspiré.

 L'analyste Daniel Ellsberg (Matthew Rhys)

1966. L'analyste militaire Daniel Ellsberg accompagne un régiment de G.I. au Vietnam et assiste à la débâcle américaine sur le terrain. Dans l'avion qui le ramène aux Etats-Unis, il est sollicité par le Secrétaire à la Défense Robert McNamara pour donner son avis sur les chances de succès de l'armée et il répond franchement. Pourtant, une fois à l'aéroport, Ellsberg entend McNamara affirmer aux médias qui l'attendent sur le tarmac que le conflit est en bonne voie d'être remporté par l'Amérique. Ce double discours décide Ellsberg à réagir contre ce qu'il estime être un mensonge d'Etat.

Le rédacteur en chef, Ben Bradlee, et la directrice, Kay Graham, du "Washington Post"
(Tom Hanks et Meryl Streep)

1971. Ellsberg a photocopié discrètement pendant des années des documents top secrets sur l'engagement des forces américaines en Indochine et au Vietnam, accablant les présidents successifs dans la chaîne de commandement, depuis Truman jusqu'à Nixon en passant par Eisenhower et JFK. Aujourd'hui conseiller tactique pour la RAND Corporation, il communique ces archives à un reporter du "New York Times". La rumeur bruisse que le journal tient un scoop et parvient jusqu'aux oreilles de Ben Bradlee, le rédacteur en chef du "Washington Post". 

Ben Bagdikian (Bob Odenkirk)

La publication des "Pentagon Papers" par le "NY Times" provoque un énorme scandale et la révolte de l'opinion publique contre l'administration Nixon. Le Président lui-même réagit immédiatement en ordonnant des poursuites judiciaires contre le journal. Bradlee au "Post" envoie Ben Bagdikian à la recherche de la source car ce dernier pense qu'il s'agit d'Ellsberg. Lorsqu'il le retrouve, il découvre qu'il a conservé la majorité des documents, près de trois milles pages !

Kay Graham au sein du conseil d'administration 100% du "Post" (Meryl Streep)

Cependant, Kay Graham, qui a hérité de la direction du "Post" suite à la mort de son père, Eugene Meyer, et du suicide de son mari, Phil, doit préparer l'introduction en Bourse du titre et rassurer les investisseurs sur la profitabilité de son journal. Entourée au conseil d'administration d'hommes qui la considèrent avec dédain, elle veut avant tout protéger l'institution, ses employés, la qualité de l'information - et c'est pourquoi elle hésite, comme le lui demande Bradlee, à publier la suite des "Pentagon Papers", par peur de poursuites judiciaires.
  
Kay Graham et l'ancien Secrétaire à la Défense Robert McNamara (Meryl Streep et Bruce Greenwood)

Depuis toujours proche du pouvoir, Kay rend visite à l'ancien Secrétaire à la Défense Robert McNamara qui lui explique que la décision de prolonger les combats au Vietnam était la stratégie la moins risquée, quand bien même elle a coûté la vie à des milliers de soldats et continue à le faire. La justice saisie par Nixon rend une injonction contre le "NY Times" lui imposant de suspendre provisoirement la publication des "Pentagon Papers".

Ben Bagdikian, Meg Greenfield et Ben Bradlee (Bob Odenkirk, Carrie Coon et Tom Hanks)

Bradlee et une équipe réduite de ses meilleurs journalistes épluchent les trois milles pages remis à Bagdikian par Ellsberg et doit en tirer une synthèse en un temps record pour la publier avant la fin de la suspension imposée au "NY Times". Les documents sont explosifs, les résumer est une charge colossale. Il reste à convaincre Kay Graham et le conseil d'administration du "Post" de les imprimer.

Faut-il publier les "Pentagon Papers" ?

Une réunion de crise a lieu où seul contre les administrateurs, les avocats et sa patronne, Bradlee défend la liberté de la presse et le devoir d'informer les gouvernés plutôt que de servir les gouvernants. Un élément soulevé par un juriste menace tout : si la justice découvre que Ellsberg est la source du "NY Times" et du "Post", il y aura collusion et risque de prison ferme pour Kay Graham et Ben Bradlee.  

La rédaction du "Post" dans l'attente du verdict de la Cour Suprême

Pourtant, Kay décide que le "Post" publiera les "Pentagon Papers". La Cour Suprême est saisie aussitôt le journal livré avec ces nouvelles révélations. Les avocats vont plaider en s'appuyant sur le Premier Amendement de la Constitution américaine. Les juges se retirent pour trancher. La rédaction du journal et sa patronne attendent avec inquiétude leur verdict, même si, à travers tout le pays, plusieurs autres journaux ont repris leurs articles et les soutiennent.  

Kay Graham et Ben Bradlee (Meryl Streep et Tom Hanks)

Au nom de la liberté d'informer, la Cour Suprême autorise la reprise des publications. En guise de représailles, Nixon interdit alors aux reporters du "Post" l'accès à la Maison-Blanche. Un an plus tard, l'agent de sécurité Frank Wills signale un cambriolage en cours dans l'immeuble du Watergate...

Fascinant Spielberg... Le cinéaste qui représente plus que tout autre ce que fut la révolution du "Nouvel Hollywood" dans les années 70 en inspirant aux critiques le terme de "blockbuster" pour désigner un énorme succès au box office et qui, ce faisant, a profondément modifié la production des longs métrages grand public en poussant les grands studios à investir toujours plus d'argent pour dominer le marché, est devenu aujourd'hui un réalisateur "classique". Parce qu'il a tourné des oeuvres marquantes pour la postérité, connut de fabuleux cartons, influencé la culture pop, mais aussi parce qu'il a progressivement opéré sa mue en devenant à la fois un visionnaire et un héritier des metteurs en scène qui lui donnèrent la vocation.

Il est intéressant à cet égard de constater qu'à quelques mois d'intervalles les deux Spielberg se sont illustrés en sortant Pentagon Papers, histoire ancrée dans le passé (proche) mais terriblement d'actualité, qui montre l'aspect le plus sérieux de son cinéma, puis Ready Player One, grosse machine rutilante et débridée située dans un futur (proche), qui perpétue son goût pour le divertissement de masse. Mieux : il a tourné le premier pendant que des techniciens s'occupaient de la post-production du second. Loin de se reposer sur ses lauriers, Spielberg est mu par un sentiment d'urgence alors qu'en franchissant sa septième décennie d'existence il pourrait lever le pied. Un vrai pied-de-nez à tous ses confrères qui hésitent des années entre deux opus.

Comme le métronomique Woody Allen, Spielberg est donc agit par le cinéma, sa soif de raconter des histoires, d'adapter son style à tous les genres qu'il veut aborder, dépasse les contraintes de temps, d'argent, de forme physique. 

Si on poursuit ce raisonnement, il est amusant de souligner que Pentagon Papers est donc un film sur la presse, et si on retient ce dernier mot, on en perçoit tous les sens appliqués à Spielberg, le cinéaste pressé, sous pression (la pression de défier sa propre légende), qui presse son public de réagir (contre un Président - Trump - qui voudrait museler la presse comme Nixon et insulte les médias quand ils le critiquent à coups de soi-disant "fake news").

La structure du scénario de Liz Hannah et Josh Singer (déjà auteur du script de Spotlight sur l'enquête menée par des journalistes de Boston contre les prêtres pédophiles) traduit aussi ce train lancé à toute allure : un rapide prologue avec Dan Ellsberg, puis la publication vite stoppée des documents par le "NY Times", le relais par le "Post" au coeur d'une tempête à la tête de son conseil d'administration, et le dénouement suivant le rendu du jugement de la Cour Suprême (avec en bonus une ultime scène sur le cambriolage du Watergate). Le film ne perd pas de temps et nous plonge au coeur de l'action, filant tout droit avec des pics de tension mémorables.

Qui l'emportera, de la pragmatique Kay Graham, qui veut d'abord protéger son journal, ses reporters, et son entrée en Bourse, ou du passionné Ben Bradlee, qui défend le droit d'informer les gouvernés plutôt que de servir les gouvernants et qui voit dans ce scoop l'opportunité justement de donner une autre dimension au "Post" ? Ces deux protagonistes charismatiques avaient besoin de deux stars pour les incarner et le duo que forment Meryl Streep (dans un de ses numéros favoris, avec accent, coiffure, maquillage appuyés) et Tom Hanks (plus James Stewart que jamais en honnête homme, joueur et pugnace) ne déçoit pas : c'est presque un film dans le film de les voir se donner la réplique, deux Stradivarius parfaitement accordés, complémentaires, dans la force de l'âge, rompus à l'exercice, en osmose avec leur réalisateur et le sujet qu'ils défendent.

Il ne faudrait cependant pas oublier quelques-uns des seconds rôles qui réussissent à exister dans leurs ombres imposantes comme Bob Odenkirk (extra en vieux de la vieille qui récupère les documents et assure avec aplomb à un avocat du journal qu'il y a simplement beaucoup de risques que le "Post" ait la même source que le "NY Times"), Carrie Coon (qui hérite de la scène la plus attendue du film quand la Cour Suprême rend son verdict et qu'elle le répète à la rédaction en direct) ou Matthew Rhys (dans le rôle clé de Ellsberg, la source) - trois acteurs issus de la télé (dans les séries Fargo pour les deux premiers, The Americans pour le dernier), témoignant aussi de la curiosité et du flair de Spielberg.

L'autre aspect de l'histoire que n'omet pas le cinéaste et qu'il montre avec un intérêt égal que les reporters, ce sont les "petites mains" d'un journal, les ouvriers de l'imprimerie, les correcteurs, les livreurs, toute cette chaîne de fabrication, cette armée de l'ombre, avec l'imposante machinerie de l'époque, les rotatives, les camions chargés d'exemplaires de l'édition du jour. Une sorte de ballet qui prolonge celui de la rédaction. La caméra suit les uns et les autres avec une fluidité électrisante, sur un rythme affolant, si bien qu'on ne voit pas passer les 115 minutes du film.

Un récit intelligent et grisant, une mise en scène virtuose, des acteurs de premier ordre, que demander de plus ? 

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