mardi 10 juillet 2018

LE GRAND JEU, de Aaron Sorkin


Le Grand Jeu, sorti en salles l'an dernier, est un excellent aperçu de film où l'actrice que le cinéaste met en valeur étincelle tant qu'on ne voit qu'elle, qu'elle fait sien le long métrage : Aaron Sorkin laisse donc Jessica Chastain le déposséder de son oeuvre, mais de son plein gré tant il la filme avec amour et lui donne un rôle taillé pour qu'elle hypnotise le spectateur. Presque de quoi oublier qu'il s'agit de l'adaptation d'une histoire vraie...

 Molly Bloom (Jessica Chastain)

Jeune espoir du ski, après des années d'entraînement intensif dirigé par son père psychologue, Larry, Molly Bloom se blesse spectaculairement lors d'une épreuve de qualifications aux Jeux Olympiques de  Salt Lake City en Amerique en 2002. Elle s'en remet miraculeusement mais sa carrière est terminée et, au lieu de suivre, comme prévu, des études de Droit, elle prend une année sabbatique et part à Los Angeles où elle décroche une place de serveuse dans un bar.  

Molly Blow et "Bad" Brad Marion (Jessica Chastain et Brian d'Arcy James)

Elle y rencontre Dean Keith, un promoteur immobilier, qui l'engage comme secrétaire et l'introduit dans les cercles de jeux. Molly y côtoie des célébrités diverses - acteurs, sportifs, chefs d'entreprises - et gagne de gros pourboires. Surtout elle apprend vite les ficelles du jeu et à repérer les gros poissons, en particulier le Joueur X, grâce à qui elle attire de nouveaux adeptes. Lorsque Dean l'apprend, il la licencie mais, ayant prévu cela, elle créé sa propre table de poker et attire les joueurs du club puis repère des accros aux cartes dans les casinos. 

Molly Bloom

Molly fait de ses parties un rendez-vous prisé où on parie gros. Harlan Eustice se laisse hameçonner et, alors qu'il pratique depuis des années avec maîtrise, devient un joueur compulsif qui perd de plus en plus gros, jusqu'à la ruine. Elle découvre alors que le Joueur X le couvre financièrement afin de le garder dans les parties pour mieux le plumer, comme d'autres. Molly, furieuse de ces manigances, les refuse mais le Joueur X se venge d'elle en rejoignant le club de Dean, avec à sa suite tous les habitués. 

Winston, Shelby, Molly et Tracy (Natalie Krill, Madison McKinley,
Jessica Chastain et Mary Ashton)

Frôlant la dépression, puis rongé par la colère d'avoir été ainsi doublée, Molly s'envole pour New York où elle compte se refaire. Elle recrute d'anciennes playmates et fait courir le bruit qu'elle tient une table où on joue très gros mais dont l'entrée est très sélective. Très vite, le penthouse qu'elle loue dans un hôtel pour ses parties devient très fréquenté et les enjeux s'envolent. Trop car elle n'a pas les moyens de couvrir les pertes de certains joueurs. Sur le conseil de Winston, une de ses hôtesses qui distribue les cartes, elle prélève alors un pourcentage sur les gains engagés - ce qui enfreint la loi sur les jeux.  

Molly Bloom et les mafieux russes

Pour tenir le rythme, car sa table reste désormais ouverte jour et nuit, Molly consomme alcool et drogues, son jugement s'altère au point de vouloir attirer les plus gros joueurs de la ville, les mafieux russes résidant dans le quartier de Brooklyn. A la même époque, un de ses clients de Los Angeles, "Bad" Brad Marion est arrêté par le F.B.I. pour une énorme affaire de fraude fiscale et, pour éviter la prison, dénonce Molly, prétendant qu'elle l'a rendu accro au poker. La réussite new-yorkaise de Molly attire les convoitises de gangsters qui lui offrent leur protection et l'assurance que les perdants paieront leurs dettes, mais elle refuse. En guise de représailles, elle reçoit la visite d'un homme de main qui la dévalise et la brutalise pour l'obliger à coopérer. 

Larry Bloom et Molly (Kevin Costner et Jessica Chastain)

Traumatisée par cet accident, Molly plaque tout et se retire chez sa mère, divorcée. Elle rédige son autobiographie, "Molly's Game", où elle cite quelques noms de joueurs. Puis elle repart à New York où le F.B.I. l'arrête, suite aux déclarations d'un de leurs indicateurs infiltré dans son club. Les autorités fédérales saisissent ses biens, bloquent ses comptes en banque, pour la forcer à balancer les mafieux russes. Molly engage, après le refus d'autres avocats, Charles Jaffey pour la défendre et lui explique, pour le convaincre, avoir encore deux millions de dollars de dettes de jeu non réclamées. Dans l'attente de son procès, elle est retrouvée par son père, Larry, avec qui elle se réconcilie, ce dernier admettant avoir été trop autoritaire avec elle car elle le savait infidèle.    

Charles Jaffey et Molly Bloom (Idris Elba et Jessica Chastain)

Jaffey lit l'autobiographie de Molly et acquiert la conviction qu'elle ne mérite pas d'aller en prison. Il lui conseille d'abord de plaider non coupable puis de remettre au F.B.I. toutes les informations qu'elle a conservées sur ses joueurs. Mais elle refuse de dénoncer qui que ce soit pour ne pas perdre la réputation qu'elle s'est durement forgée et plaide coupable. Le juge Foxman, après examen du dossier et évaluation de la responsabilité de Molly, estime qu'elle n'a pas causé plus de tort à la société qu'un trader de Wall Street, rejette les chefs d'inculpation du procureur et la condamne à des heures de travail d'intérêt général et une amende. Molly doit désormais réfléchir au moyen de rebondir.

Il y a, disons, vingt ans, Le Grand Jeu aurait été réalisé par Steven Soderbergh avec Julia Roberts dans le rôle de Molly Bloom. Un parfait véhicule pour la star d'Erin Brokovich. Aujourd'hui, la vraie Molly Bloom a vendu son histoire assez chère pour imposer Jessica Chastain comme celle qu'elle souhaitait la voir l'incarner sur grand écran.

Aaron Sorkin, le scénariste de séries comme A la Maison-Blanche et de films comme The Social Network (de David Fincher, sur la vie de Mark Zuckerberg, le patron de Facebook), a d'abord été engagé pour rédiger le script avant de gagner le droit de le mettre en image. Un privilège somme toute logique tant le matériau ressemble à ce qu'il préfère : un destin hors du commun, un portrait avec ses étapes essentielles - l'ascension, la chute, la rédemption - , même si Molly Bloom n'a rien de commun avec le génie d'un Steve Jobs (qu'il a croqué pour le film éponyme de Danny Boyle) ou la noblesse du héros du Stratège (de Bennett Miller). 

Mais c'est peut-être ce qui l'a intéressé chez cette femme vorace, revancharde, à la fois classe et vulgaire, sexy et très intelligente : sonder la personnalité d'une championne de ski dans une famille de prodiges, dirigée d'une main de fer par un père pourtant psychologue (mais mari infidèle), dont la carrière s'est stoppée nette après avoir frôlé la mort, et qui a du se réinventer en pénétrant un milieu vénéneux. Molly Bloom, c'est d'abord cela : une formidable machine, capable de s'adapter, de rebondir, arc-boutée sur une étonnante intégrité qui la motive pour refuser de dénoncer ses anciens clients, quitte à risquer la prison.

Le film a quelque chose de vibrionnant, d'enivrant : Sorkin nous bombarde d'infos à toute vitesse, dont on ne comprend pas le quart, mais qui rappelle le cinéma de Scorsese, avec une narration effrénée, qui vous submerge, ne vous laisse pas le temps de respirer. Il s'agit moins ici d'intégrer les subtilités du poker, des paris, du système judiciaire américain, que d'en ressentir l'intensité, la force en marche, et de voir comment Molly Bloom ne s'y noie pas. Contrairement à nous, elle en assimile les finesses, en détecte les failles, apprend à surmonter les obstacles, tombe pour se relever aussitôt, se refait en un éclair. Cette héroïne ambiguë manque de sombrer dans la dépression après son échec californien mais sa colère d'avoir été jouée prend le dessus et c'est ce qui la sauve.

Quand la justice la rattrape, elle s'appuie sur un avocat qui possède la même détermination, la même science du calcul, mais plus raisonnable qu'elle : leur relation est une autre partie qui s'engage, à qui persuadera l'autre de passer un tour ou de lâcher des infos. Le face-à-face imposait un acteur capable de faire le poids face à Jessica Chastain et Idris Elba en impose avec élégance. Les dialogues logorrhéiques de Sorkin sont dits à une vitesse folle, s'inspirant de la technique d'un Howard Hawks quand il dirigeait Cary Grant et Rosalind Russell dans La Dame du Vendredi avec comme seule indication de jeu : "Faster !" ("Plus vite !").

Parfois le scénariste-cinéaste se loupe un peu, comme lorsqu'il tente une scène acrobatique de réconciliation psychanalytique express entre Larry Bloom (joué excellemment par Kevin Costner) et sa fille, tentant d'expliquer les choix de la jeune femme. Mais le contraste entre le style posé, tranquille, naturellement charismatique de Costner, et la fébrilité de Chastain rattrape tout et offre une scène mémorable.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, Jessica Chastain règne seule sur ce biopic tout en aller-retour entre passé et présent, côtes Ouest et Est, enfance et âge adulte, up et down. Elle irradie de sensualité (et Sorkin n'en perd pas une miette) puis semble au bord de se fissurer, elle est tantôt la "version Cinémax" de Molly Bloom, trop bling-bling, et une petite fille élevée dans le culte de la gagne qui se fracasse sur une piste de ski ou contre le FBI. Une partition pareille exige une actrice qui ne s'économise pas et on en a pour son argent. Elle a d'ailleurs reçu le Golden Globe de la meilleure actrice dramatique pour ce rôle.

A 41 ans, le règne n'est pas près de s'achever pour cette militante des droits des femmes, productrice, star, dans une tranche d'âge où elle n'a pas vraiment de concurrente. Pas de doute, elle peut sortir le grand jeu car elle a les bonnes cartes.      

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