mercredi 6 juin 2018

BATTEMENT DE COEUR, de Henri Decoin


Remontons quasiment 80 ans en arrière, en 1939 pour découvrir une merveille méconnue du cinéma français : Battement de Coeur. La comédie française a beau compter quelques fleurons et d'énormes succès publics, elle ne rivalise que rarement avec les classiques de l'âge d'or de Hollywood, lorsque Ernst Lubitsch, Preston Sturges, Howard Hawks ou Billy Wilder étaient derrière la caméra et rivalisaient de spiritualité et de sophistication dans leurs divertissements. Mais cet opus du couple Henri Decoin-Danielle Darrieux est un des rares à soutenir la comparaison...

 Arlette (Danielle Darrieux)

Orpheline de dix-sept ans, Arlette s'est enfuie de la maison de redressement où l'avait envoyée sa tante. Elle débarque à Paris sans le sou ni papiers. Pour se procurer ces derniers, on lui conseille de rencontrer M. Aristide qui lui donnera un toit en la recrutant dans son école peu ordinaire : en effet, il y forme des voleurs à la tire qui détroussent les parisiens.

Aristide et Arlette (Saturnin Fabre et Danielle Darrieux)

Arlette suit ses cours avec désinvolture mais s'avère particulièrement douée, comme le remarque son professeur, et son camarade, Yves, un petit escroc échoué là comme elle parce qu'il n'a pas de papiers non plus. Ils deviennent amis tandis qu'elle doit faire ses preuves dans la rue en fauchant les portefeuilles et les bijoux des civils.

L'Ambassadeur et Arlette (André Luguet et Danielle Darrieux)

Dans un tramway, Arlette dérobe l'épingle de cravate d'un gentleman mais il la prend sur le fait et la traîne chez lui, dans une luxueuse demeure. Si elle ne veut pas qu'il la livre à la police, elle doit lui rendre un service en l'accompagnant au bal de l'Ambassade qu'il donne puisqu'il est le représentant de la diplomatie de son pays à Paris. Une fois sur place, Arlette passe pour la fille d'un ami de l'Ambassadeur et reçoit pour mission de subtiliser la montre de Pierre de Rougemont, un autre membre du corps diplomatique. Elle y parvient avec adresse mais dans l'assistance, des élèves d'Aristide la surprennent et vont la dénoncer à leur mentor.

Arlette et Pierre de Rougemont (Danielle Darrieux et Claude Dauphin)

L'Ambassadeur soupçonne de Rougemont d'être l'amant de sa femme dont il garderait un portrait photographique dans le boîtier de sa montre mais il est rassuré quand il ne le trouve pas, ignorant qu'en fait Arlette a ôté le cliché compromettant. C'est qu'elle est tombée sous le charme de de Rougemont et réciproquement - au point que ce dernier insiste pour la revoir avant un déplacement à Genève. Elle le lui promet, tout en sachant que ce sera impossible. 

Arlette et Yves (Danielle Darrieux et Julien Carette)

De retour chez M. Aristide, Arlette est accusée d'avoir voulu le trahir puisqu'on la vue au bal de l'Ambassade. Elle dément mais rien n'y fait et elle se retrouve à la rue. Le lendemain matin, après une nuit passée dehors, elle retrouve de Rougemont devant chez lui et lui raconte avoir fugué de chez son oncle l'Ambassadeur. Il la recueille bien volontiers et la confie, en son absence, à son ami Roland, un gentil pique-assiette de passage à la capitale.

"Charade" par Arlette, pour Pierre

Roland a tôt fait de deviner les sentiments de son ami Jean pour Arlette et de celle-ci pour le diplomate. Il enseigne à la jeune femme les usages de la haute société, la transformant en un temps record en véritable mondaine, mais charmé à son tour, il lui propose, après qu'elle lui ait avoué ses origines, de l'épouser en blanc pour qu'elle ait des papiers et pour partir voyager à l'étranger ensemble, jusqu'à ce que, peut-être, elle finisse par l'aimer à son tour. Arlette, troublée, obtient un délai de réflexion et en profite pour engager Yves comme majordome afin qu'il la conseille sur sa situation sentimentale et gagne sa vie honnêtement.

Arlette, Roland et Jean (Danielle Darrieux, Jean Tissier et Claude Dauphin)

A son retour de Suisse, Jean de Rougemont découvre la métamorphose saisissante d'Arlette puis les projets de Roland pour elle, dont il feint de s'accommoder. Mais lorsqu'ils se trouvent devant le Maire, Arlette ne peut plus se mentir et refuse d'épouser Roland. Elle retourne chez de Rougemont pour y boucler ses bagages et disparaître lorsque Aristide resurgit pour lui soutirer de l'argent. Un policier vient s'assurer qu'elle n'est pas indisposée et, identifiant l'escroc, l'embarque. Jean arrive sur ces entrefaites et se résout enfin à déclarer sa flamme à Arlette. Ils repassent devant le Maire pour officialiser leur union avec Roland et Yves pour témoins.

Danielle Darrieux a 22 ans quand elle tourne Battement de Coeur sous la direction de son mari Henri Decoin (âgé, lui, de 49 ans) et tous les deux forment une sorte de power couple avant l'heure : elle est déjà une star du cinéma hexagonal et lui un cinéaste établi. Mais nous sommes aussi en 1939 et la guerre gronde. Que faire ? Partir ou rester ? Le choix divisera la communauté artistique.

Pour le couple, c'est en vérité l'heure du retour : Decoin a accompagné sa femme à Hollywood où des producteurs ont voulu exploiter son talent et son charme à coups de contrats exclusifs de plusieurs années. Mais l'actrice ne trouvera jamais sur la Côte Ouest de meilleurs rôles qu'en France et sa carrière américaine ne décolle pas. En revanche, son mari fait la connaissance de prestigieux confrères comme George Cukor, Howard Hawks, et a l'occasion de les observer au travail.

Quand, donc, ils rentrent au pays, le réalisateur et sa muse mettent en pratique ce qu'ils ont appris à Hollywood et cela donne Battement de Coeur. Presque 80 ans après sa sortie, le film a été oublié mais le découvrir est une révélation étonnante : si bien qu'on peut affirmer qu'il s'agit sans doute d'une des seules - sinon la seule comédie française égalant les réussites américaines !

Le film n'est pas long - 100 minutes - et ce qui frappe justement en premier, c'est la densité et la rapidité du scénario écrit par Jean Villème et Max Colpet, comme s'ils n'avaient conservé que l'essentiel et s'étaient débarrassés du superflu. Le situations s'enchaînent à toute allure sans qu'on se pose la question de leur crédibilité, on est littéralement entraîné à la suite de la jeune orpheline sans papiers (et de ce point de vue, le film trouve un écho surprenant avec l'actualité !), embrigadée dans une école de voleurs, piégée par un Ambassadeur jaloux (à raison), ensorcelant un diplomate, mais dépassée par la tour que prend leur relation quand l'amour les rattrape à leur tour.

Plus fort encore : malgré la fantaisie de certains éléments, la complicité avec le spectateur joue à fond. C'est que Decoin dresse bien à sa manière un portrait de l'époque sans jamais s'y arrêter (d'où la modernité de son propos). Nous ne sommes pas chez l'humaniste Jean Renoir ou le pessimiste Julien Duvivier ou le réaliste-poétique Marcel Carné ou le lyrique Jean Grémillon. Le traitement est à la fois plus inscrit dans le genre - en l'occurrence la comédie romantique - et synthétique - derrière les décors fastes, la France est en crise, l'héroïne est une fugueuse d'une maison de redressement contrainte de voler pour obtenir des papiers et de s'inventer un oncle Ambassadeur pour profiter de la protection d'un diplomate amoureux d'elle. Pas de pesanteur, ni de pathos dans tout cela, mais pas non plus de volonté d'esquiver les problèmes : la comédie se fait sociale pour donner de la chair aux personnages et aux situations.

Et puis, la partition est jouée par un superbe orchestre : les seconds rôles sont formidables, de Saturnin Fabre en inquiétante fripouille à Julien Carette en complice attachant en passant par l'irrésistible Jean Tissier amateur de sandwichs au caviar. Claude Dauphin est un peu fade en séduisant diplomate, mais qu'y peut-il ? En effet, il donne la réplique à Danielle Darrieux, la plus grande comédienne française, disparue à cent ans (!) l'an dernier, qui balaie tout sur son passage. Elle passe de la gaieté à l'ironie et à la mélancolie en un clin d'oeil avec une telle finesse et une telle allure qu'on est, nous aussi, sous le charme. La maturité de son art est déjà si accomplie qu'on ne voit qu'elle, et ses partenaires s'emploient à suivre la cadence.

En vérité, si Decoin et Darrieux avaient fait leur trou à Hollywood, ils en seraient devenus les rois. Ce trône qu'on ne leur a pas donné là-bas, ils s'en sont emparés chez eux, et alors que la France allait subir l'Occupation, ce couple magique ferait battre le coeur d'un peuple.

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