mardi 20 mars 2018

SHADE THE CHANGING GIRL, VOLUME 1 : EARTH GIRL MADE EASY, de Cecil Castellucci et Marley Zarcone


Lancé en 2016 par le chanteur et scénariste Gerald Way (Umbrella Academy), la collection "Young Animals" a connu, au sein de DC Comics, des fortunes diverses, avec des chiffres de ventes modestes mais des critiques généralement favorables et ce, malgré des retards fréquents ou des changements d'artistes pas toujours heureux. J'avais d'abord jeté mon dévolu sur la nouvelle version de Doom Patrol (par Way et Nick Derington) mais j'ai lâché l'affaire à cause des délais entre chaque numéro.  Il faudra que je me remette à Mother Panic et Cave Carson has a cybernetic eye. En attendant, je vais vous parler de la première "saison" de Shade the Changing Girl de Cecil Castellucci et Marley Zarcone, le titre le plus régulier et original, aujourd'hui disponible en deux albums, avant sa relance.


L'extraterrestre Loma, originaire de la planète Meta, dérobe le manteau de folie du poète Rac Shade et téléporte son esprit jusque sur la Terre où elle prend possession du corps de Megan Boyer. Cette adolescente était dans un coma jugé irréversible depuis de longs mois à la suite d'une overdose et d'une noyade. Problème : comme va rapidement le découvrir Loma, c'était surtout une affreuse chipie, détestée par ses proches, avec laquelle même ses parents avaient des problèmes - bref, personne ne désirait son retour. Mais sur Meta, la disparition du manteau n'est pas passé inaperçu et la chef de la police, Mellu Loran, ouvre une enquête dont elle charge Mme Depps pour le récupérer.
  

Loma/Megan rentre à l'école où son retour créé la sensation. Evidemment, elle ne reconnaît plus Wes, son ex-petit ami, mais fait la connaissance de River et Teacup, deux élèves qui s'occupent de la bibliothèque qui lui accordent leur amitié. Grâce à eux, elle découvre qu'elle faisait partie de l'équipe de danse aquatique dans laquelle elle se comportait comme une chef autoritaire et dont la rivale (et désormais remplaçante) est Seema Chaham. Sur Meta, Loran fait suivre Lepuck Lapo, le dernier compagnon connu de Loma.


River, pour expliquer le ressentiment qu'elle inspire aux autres élèves, montre à Loma/Megan une page web entièrement consacrée au recensement des humiliations qu'elle fit subir à ses camarades. Epouvantée, elle se rapproche de Wes dont elle devine qu'il est toujours amoureux d'elle et lui demande de lui ré-apprendre à nager. Mais quand ses anciennes partenaires l'apprennent, elles lui signifient qu'il est hors de question qu'elle réintégre l'équipe. Sur Meta, la piste Lepuck ne menant à rien, Loran envisage de contacter le Centre de Recherche Occulte pour son enquête.
  

Collé à l'école après s'être battue avec Seema Chaham, Loma/Megan avoue à River qu'elle est une extraterrestre, ce qui fascine le jeune homme féru d'astronomie. Ses parents, eux, consultent le neurologue de l'hôpital où elle était admise pour se renseigner sur d'éventuelles séquelles, considérant son étrange comportement (résumé par son insistance à se faire appeler Shade). Les souvenirs de Megan envahissent les rêves de Loma et la tourmentent : de quoi la pousser à tenter de se réconcilier avec ceux que la jeune fille a harcelés... Et à partager une nuit avec Wes, au cours de laquelle elle se rappelle que lui et leurs amis l'ont laissée se noyer après son overdose ! Sur Meta, Loran surprend Depps avec Lepuck et lui tire dessus : elle est désormais certaine qu'il sait où est Loma et donc le manteau.
  

Loma, écoeurée aussi bien par l'attitude de Megan que par celle de tous ceux qui l'ont laissée pour morte, veut rentrer sur Meta car elle sait qu'elle sera toujours haïe dans ce corps. Elle en parle avec River et Teacup et essaie de se téléporter à nouveau avec le manteau, mais sans succès car elle ne peut localiser sa planète d'origine et estimer la distance qui la sépare de la Terre. Sur Meta, Loran explique à ses pairs pourquoi récupérer le manteau est si important : elle peut rendre fou celui qui la porte, mais aussi être maîtrisée et donc asservir des peuples étrangers et conquérir d'autres mondes.


L'esprit de Megan, revitalisé, agresse son corps habité par Loma et son agressivité croit à mesure qu'elle découvre ce que l'extraterrestre a changé dans son existence. Loma cherche un moyen de la contrer et utilise les pouvoirs du manteau contre elle afin de détruire l'esprit de Megan. Mais l'affrontement est aussi risqué pour l'alien... Sur Meta, Loran torture Lepuck pour trouver la combinaison du coffre où le corps de Loma dort avec le manteau. Victorieuse contre Megan, Loma peut à présent révéler tout son passé à River et Teacup sans cesser de réfléchir à un moyen de rentrer sur Meta.

Cette première partie en six volets, intitulée Earth Girl Made Easy, constitue seulement la moitié de l'aventure de Loma mais s'avère déjà suffisamment dense et palpitante pour imposer cette nouvelle version du personnage créé par Steve Ditko, puis revisité par Peter Milligan et Chris Bachalo.

Le label "Young Animals" permet ceci de particulier aux auteurs de se réapproprier des personnages méconnus (ou d'en imaginer de nouveaux) tout en s'appuyant sur un héritage parfois ancien. Aussi atypique que la Doom Patrol, Shade était d'abord un changing man, sans manteau, mais avec une bonne dose de bizarrerie narrative et visuelle. Cecil Castellucci l'a bien compris en s'emparant du concept pour l'emmener ailleurs.

Dans sa forme présente, la série s'inscrit dans le registre du récit d'apprentissage : l'âme d'une extraterrestre occupe le corps comateux d'une adolescente terrienne et pense ainsi explorer notre planète, en apprendre les us et coutumes. Sauf que, évidemment, rien ne se passe comme prévu car son hôte n'est pas une gentille fille mais une abominable petite garce que personne n'aimait et dont personne ne souhaitait le retour à la vie - y compris ses parents.

Pour ne rien arranger, Loma, notre alien, a volé le manteau de folie qui lui a permis de transférer son esprit et de traverser l'espace entre sa planète et la notre. Ce qui entraîne une enquête pour retrouver le vêtement magique, investigation menée par une policière pugnace, cruelle et aux motivations troubles.

La narration va et vient ainsi entre Meta, ce monde où se côtoient des créatures aux aspects les plus excentriques (mais parmi lesquels on trouve des humanoïdes, comme justement Mellu Loran, la flic), et la Terre, où les monstres sont finalement plus terribles même en ayant l'apparence d'adolescents ordinaires. C'est dans cette approche, classique mais éloquemment exploitée, que la scénariste réussit à convaincre et à accrocher de la pertinence de son propos. Ce portrait de l'adolescence, des aspirations à s'émanciper, mais aussi à assumer qui l'on est, à pouvoir changer le regard qu'on porte sur soi ou les autres, se colore d'une cruauté parfois étonnante - après tout, même si Megan Boyer était une peste, elle a quand même été laissée pour morte par ceux qu'elle malmenait.
   

En parallèle des (més)aventures de Loma sur Terre, obligée de composer avec le passé de Megan, les parenthèses sur Meta sont un peu laborieuses et Cecil Castellucci, on le sent, est parfois obligée de tirer un peu à la ligne pour justifier l'acharnement de Mellu Loran à vouloir récupérer sans éventer trop vite la raison pour laquelle cela l'obsède tant. Mais, en revanche, la faune de la planète lointaine est décrite de manière fascinante. Et c'est là que l'autre réussite de la série intervient.

Nick Derington (Doom Patrol) s'est vite avéré incapable de produire mensuellement sa série, Tommy Lee Edwards (Mother Panic) a vite déserté son poste au profit de remplaçants plus ou moins inspirés. Seul Michael Avon Oeming (Cave Carson have a cybernetic eye) et donc Marley Zarcone ont été en mesure de livrer chaque nouvel épisode de leur titre ponctuellement et sans perdre en qualité.

L'illustratrice canadienne est devenue la vraie révélation des "Young Animals" supervisés par Gerald Way (qui signe une postface un peu pathétique pour ce recueil, affirmant que Shade the Changing Girl est sa série préférée de la collection... Exactement ce qu'il dit pour toutes les autres !). Elle assure dessin et encrage (parfois soutenue sur ce dernier point par Ande Parks, sans que cela se remarque) et son style est superbe.

Il se distingue par un trait léger et épuré, sans à-plats noirs, ni variations dans l'épaisseur. La première impression est de le trouver un peu inconsistant, manquant de nuances, mais le soin apporté aux compositions de plans, à l'expressivité des personnages (notamment dans leur gestuelle - particulièrement celle de Loma qui doit apprivoiser le corps d'une terrienne), et l'inventivité avec laquelle elle introduit les effets relatifs au manteau de folie sont remarquables. Par petites touches, elle campe une esthétique délicate et troublante à la fois, qui réussit le tour de force de séduire tout en perturbant. Les personnages font vraiment leur âge, leurs looks sont étudiés, les décors sont détaillés. Quant aux extraterrestres, ils sont d'une diversité épatante (Loma est un oiseau sur pattes, Lepuck évoque un panda...), et Meta ressemble à un monde à la fois pastel et bureaucratique.
  
La simplicité de Zarcone permet en outre à sa coloriste d'avoir de la place pour s'exprimer et on imagine mal ce que la série serait sans la contribution magnifique de Kelly Fitzpatrick, dont la palette est d'une richesse qui ne rime jamais avec surcharge. Les épisodes ont grâce à elle un côté acidulé, rassurant, et en même temps, cette douceur souligne la noirceur de certains passages, le cauchemar prêt à resurgir (tel le retour de l'esprit de Megan).

Ajoutez-y des variant covers par Tula Lotay, Joelle Jones entre autres, et des couvertures originales de Becky Cloonan, plus des back-ups dessinées par Ryan Kelly (amusantes mais dispensables) et même l'emballage a de l'allure.

A l'heure où vient juste de paraître, après le crossover Milk War (où les séries "Young Animals" rencontrent celles du DCU classique, en particulier la JLA), le premier numéro de Shade the Changing Woman, il est temps de réviser cette série pour se familiariser avec son héroïne, dont je couvrirais les six derniers épisodes dans ma prochaine critique. Stay tuned !

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