lundi 12 mars 2018

DEAR WHITE PEOPLE (Saison 1) (Netflix)

Pour résumer au mieux cette remarquable série (qui a, d'ores et déjà, été renouvelée pour une deuxième saison par Netflix) à la construction audacieuse, il faut que je redispose mon propre texte car l'intrigue le nécessite. En effet, l'adaptation en dix épisodes de son film éponyme par Justin Simien reprend la structure à la Rashomon (Akira Kurosawa, 1950) où un même événement est détaillé selon plusieurs points de vue. Ici, pour ne rien simplifier au critique, ce sont deux actes qui sont ainsi détaillés. Mais, loin de créer la confusion, ce procédé aboutit à un résultat puissant.


Au coeur donc de Dear White People, on trouve une fête costumée, organisée dans l'université de Winchester par le magazine satirique, "Pastiche", dirigé par des élèves blancs sur le thème des vedettes afro-américaines. Mais l'objectif de cette party n'est pas que distrayante : c'est surtout une réponse contre l'émission radio du campus, "Dear White People", animée par Samantha White, qui y dénonce le racisme ambiant.

 Samantha White, encore "sage" (Logan Browning)

Samantha est elle-même dans une situation controversée puisqu'elle n'est pas considérée comme complètement "noire" à cause de ses origines métisses et sa peau claire. Le doyen de l'université aimerait, à défaut de la censurer, raisonner ses harangues afin de pacifier l'ambiance délétère qui règne dans son établissement. C'est d'ailleurs pourquoi il avait interdit la tenue de cette fête après laquelle l'union des étudiants noirs exige un droit de réponse par la voix du représentant des élèves, Troy Fairbansks, le fils du... Doyen ! Pour ne rien arranger aux affaires de Samantha, elle est publiquement humiliée lorsque son petit ami, un blanc, Gabe Mitchell, publie sur son compte Instagram une photo intime d'eux...

Lionel Higgins (DeRon Horton)

Lionel Higgins écrit pour le "Winchester Independant", le journal de l'université, un article sur la fameuse soirée "blackface" et cela lui vaut une reconnaissance unanime auprès de ses lecteurs noirs (qui, auparavant, l'ignoraient) et le respect de son rédacteur en chef, Silvio. En secret, Lionel est amoureux de son camarade de chambre, Troy Fairbanks. Invité par Silvio à une fête, il y rencontre un couple qui lui propose un plan à trois mais il préfère rejoindre la rédaction où, avec Silvio, il découvre que la soirée a été organisée non pas par les membres de "Pastiche" mais par Samantha pour les piéger. Il n'hésite pas à la prévenir qu'elle a été découverte mais qu'il ne la dénoncera pas, préférant leur amitié à la gloire que lui vaudrait ce scoop.

Troy Fairbanks (Brandon P. Bell)

Troy Fairbanks avait prévenu la police d'intervenir pour interrompre la soirée "blackface" et sa position de représentant des étudiants lui confère l'autorité pour défendre ses "frères" noirs. Mais, en vérité, il ne fait campagne pour être réélu que pour s'attirer le respect et l'affection de son père. Malgré tout, il refuse d'aider Kurt, le rédacteur en chef de "Pastiche", quand il est menacé de sanctions disciplinaires, préférant rejoindre Neika, une de ses professeurs avec qui il a une liaison - sans se douter qu'ils sont filmés en plein ébat.

Coleandra "Coco" Conners (Antoinette Robertson)

Coleandra "Coco" Conners, est la fiancée de Troy et l'ancienne meilleure amie de Samantha. Elles se sont brouillées quand Coco a préféré, pour mieux s'intégrer sur le campus, entrer dans une sororité chic alors que Samantha a rejoint l'union des étudiants noirs. Trahie par ses "soeurs" qui se moquait de son arrivisme et de ses origines modestes dans son dos, Coco s'est alors liée à Troy pour lequel elle nourrit de grandes ambitions. Finalement, elle accepte une trêve avec Samantha après le scandale de la fête "blackface".

Reggie Green (Marque Richardson)

Reggie Green est un des meilleurs élèves de l'université et il aime en secret Samantha, au grand dam de l'amie de celle-ci, Joelle (qui en pince pour lui). Avec des amis, il squatte plusieurs fêtes sur le campus jusqu'à retrouver dans l'une d'elle Sam et Gabe. Lorsqu'un de ses amis blancs rappe en prononçant à plusieurs reprises le mot "nègre", une dispute éclate et les vigiles de l'université interviennent. L'un d'eux menace Reggie avec son arme pour vérifier son identité. l'expérience traumatise l'élève et toute l'assemblée, plongeant l'établissement dans une nouvelle crise.

Samantha, en mode militante

Samantha prend la défense de Reggie au micro de "Dear White People" et attaque avec plus de virulence le comportement des vigiles, appelant l'administration à les désarmer et à virer celui qui a dégainé son pistolet. Elle va plus loin en appelant à manifester alors que Troy préfère essayer de calmer la colère des étudiants lors d'une assemblée publique avec les responsables de l'université. La tension est à son comble tandis que Sam délaisse Gabe pour rester une journée entière avec Reggie qui se produit sur une scène ouverte en déclamant un poème inspiré par son expérience. Le soir, il déclare sa flamme à Sam et ils couchent ensemble.

Gabe Mitchell (John Patrick Amedori)

Gabe Mitchell est un étudiant blanc qui sort avec Samantha et prône la tolérance entre les communautés du campus. Mais lorsqu'il devine que Sam l'a trompé et s'en ouvre à Joelle, il avoue à cette dernière que c'est lui qui a téléphoné aux vigiles le soir où Reggie s'est fait menacer par l'un d'eux. Malheureusement, Sam l'apprend quand Lionel lui procure un enregistrement pirate de l'appel passé à la sécurité de l'université dans lequel on reconnaît distinctement la voix de Gabe. Il a beau tenté de se justifier, de s'excuser, Sam préfère rompre.

Samantha et Reggie façon "Nouvelle Vague" et Jean-Luc Godard

Lionel pense qu'un bon moyen de décrire le traumatisme de Reggie (et des étudiants noirs) est de rédiger un portrait d'un élève a priori intouchable comme Troy pour prouver que les blancs ont un problème avec les noirs en général. Il le suit donc pendant une journée et recueille ses confidences. "Pastiche" s'en prend à nouveau à Sam dans un article raciste.

Samantha / Gabe

Coco est mécontente du portrait que dresse Lionel de Troy alors que celui-ci est franchement soulagé d'avoir pu parler librement de la pression que font peser sur lui ses responsabilités. Il l'invite à une soirée donnée par les mécènes de l'université alors que ceux-ci menacent de réduire leur contribution à cause des scandales et de la menace de manifestation. Coco demande à Sam d'annuler cette marche militante mais essuie un refus, et Troy, exaspéré par les interférences de sa fiancée, rompt avec elle. Mais elle réalise alors qu'elle n'a plus besoin de lui pour devenir une personnalité d'influence au sein du campus. 

Portée disparu : la culture noire...

Lionel, averti des menaces des mécènes, enquête sur leur passé et découvre qu'ils ont fondé "Pastiche" et soutenu leurs prises de position racistes. Lors de l'assemblée publique, il prend la parole mais quand Coco tente de l'empêcher de révéler ce qu'il sait, il envoie la biographie des donateurs sur les téléphones de tous les étudiants. Troy, qui, dehors, tente de calmer la manifestation menée par Sam, apprend la vérité en même temps que tout le monde et se joint à la protestation. Les vigiles interviennent et l'arrêtent puis dispersent les étudiants. Tous se retrouvent, écoeurés, dans leur résidence face à un avenir bien compromis, même si Joelle et Reggie se rapprochent, que Sam et Coco se rabibochent et que Silvio embrasse Lionel...

Ce résumé montre bien, je l'espère, les deux actes de la saison. Ce dispositif peut paraître rigide mais c'est en fait le contraire car la manière dont Justin Simien passe de l'un à l'autre, en faisant rebondir l'action du scandale provoqué par la fête "blakface" à l'agression policière de Reggie Green, est d'une fluidité redoutable.

La première des qualités de Dear White People est de s'inspirer du long métrage de Simien datant de 2014 sans vraiment l'adapter. L'auteur a bien saisi à quel point la différence de format qu'offre la télé et le découpage en épisodes (10 X 30 minutes) permet de développer plus subtilement et puissamment son sujet. Dans le long métrage, il était surtout question de l'élection de Sam à la tête de la résidence des étudiants noirs, au détriment de Troy, et des responsabilités que cela entraînait pour celle qui voulait d'abord jouer à la "black panther" au micro de sa décapante émission de radio et suivre ses cours de cinéma (sans trouver de sujet qui l'inspire). Sur un ton plus léger mais avec un rythme enlevé, le film raillait plutôt gentiment l'ère Obama et l'illusion que la réélection d'un président noir allait régler tous les problèmes raciaux de l'Amérique symbolisée par un campus.

La série est plus ambitieuse mais aussi plus fine, plus saillante, plus percutante. La fac imaginaire de Justin Simien ressemble toujours à la société américaine avec son communautarisme comme couverture aux tensions raciales. Chaque résidence du campus représente une population, mais en vérité chacun reste dans son coin, avec les siens. On a le sentiment d'observer un village avec ses quartiers monochromes.

Même si le récit est choral, la vedette du show est Samantha qui passe de la militante protestante à la langue bien pendue mais encore relativement sage à la pasionaria de la cause noire, comme en témoigne son changement de look (au début plutôt casual, elle s'affiche ensuite avec une veste de treillis militaire, ce qui montre sa radicalisation). Le personnage, formidablement incarnée par la magnifique Logan Browning, résume à lui seule tout le problème de la situation : sa cause est juste, son discours acéré, ses arguments justes, mais sa méthode condamne tout progrès et l'enferme dans la même provocation que les ennemis qu'elle combat. A force de se replier sur ses "frères" et "soeurs" noirs, elle exclut tous ceux qui n'en font pas partie ou cherche une voie pacificatrice - à l'instar de Gabe (John Patrick Amedori), qui appellera les vigiles pour éviter qu'une dispute ne dégénère violemment sans savoir que cela provoquera justement un incident encore plus retentissant que la soirée "blackface".

Tous les personnages sont impeccablement campés, depuis Troy (Brandon P. Bell - qui reprend le rôle qu'il tenait dans le film), dont le père veut faire un politicien prêt à toutes les compromissions surtout pour éviter d'en faire une cible pour les blancs, à Coco (Antoinette Robertson), dont la situation de "potiche" cache un arrivisme carnassier et un refus de prendre parti (tour à tour considéré comme de la lâcheté et de la sagesse). Lionel (DeRon Horton) apparaît comme la voix de la raison mais aussi notre guide, un personnage-témoin, auquel on peut s'identifier, en même temps que le meilleur exemple d'émancipation de la série (puisqu'il assume son homosexualité, sa liberté d'expression, son courage journalistique). Enfin, Reggie (Marque Richardson - lui aussi de retour dans son rôle du film) incarne à la fois la victime et l'étincelle prêtes à mettre le feu aux poudres : son militantisme tranquille devient expiatoire après le traumatisme qui le frappe lors d'une séquence saisissante (et renvoyant évidemment aux morts de nombreux jeunes afro-américains par des policiers impunis).

Pourtant, gare à ne pas faire de Simien un néo-Spike Lee, prônant un cinéma/une télé pour les noirs par des noirs au motif que seuls les intéressés peuvent témoigner justement du racisme dont ils sont victimes. Le cinéaste est à la fois plus nuancé et plus sévère que son aîné et son tableau n'épargne personne, ni les blancs convaincus d'être eux-mêmes victimes de discrimination parce qu'on accorde un droit d'entrée aux noirs dans les universités qui les refusaient auparavant, ni les noirs qui se revendiquent de Malcom X et se sentent pousser des ailes de révolutionnaires sans bien mesurer que leur attitude est contre-productive ou que leur doyen, afro-américain lui aussi, joue le jeu des dominants surtout pour conserver les privilèges accordés aux minorités visibles.

Parce qu'il n'y a pas de bons ou de méchants faciles à désigner dans cette histoire, que les petits écarts (infidélités amoureuses, préférences données au militantisme plutôt qu'au dialogue, désir inextinguible d'en découdre, ambitions personnelles passant avant tout) ont des répercussions aussi profondes que les luttes civiques, cet examen social et sociétal qu'exprime Dear White People invite tout le monde à réfléchir sur la justesse de sa conduite et à essayer de comprendre pourquoi l'Amérique (comme d'autres nations) s'est laissé séduire par le populisme (de Trump et d'autres) en abandonnant aux extrémistes tout discours sur le multiculturalisme.        

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