dimanche 25 mars 2018

ANNIHILATION, d'Alex Garland


Changement de programme : j'avais prévu de consacrer cette entrée à autre chose, mais je ne peux attendre pour vous parler d'Annihilation, réalisé par Alex Garland, que j'ai vu hier et qui est une claque magistrale pour tout amateur de cinéma fantastique (et de bon cinéma en général). C'est aussi que ce n'est pas si courant que l'auteur du roman (traduit en France sous le titre Le Rempart Sud), Jeff VanderMeer, dont est tiré ce long métrage affirme que ce dernier est supérieur à son propre manuscrit ! 

 Lena et Kane (Natalie Portman et Oscar Isaac)

Placée en quarantaine dans une base militaire secrète, Lena, ex-soldat de l'armée de terre et biologiste, est interrogée sur son expédition dans le "miroitement" - dont elle est la seule, avec son mari, à être revenue.

Ventress, Lena, Cass Shepard, Josie Radeck et Anya Thorensen
(Jennifer Jason Leigh, Natalie Portman, Tuva Novotny, Tessa Thompson et Gina Rodriguez)

Depuis un an, Lena est sans nouvelles de son mari, Kane, lui-même membre de l'armée, parti en mission confidentiel. Il resurgit subitement un jour sans pouvoir expliquer où il était et comment il est revenu. Mais il est en mauvaise santé et, victime d'une hémorragie interne, doit être conduit à l'hôpital. L'ambulance est stoppée par un commando militaire, Kane en est sorti et Lena est sédatée. Lorsqu'elle se réveille, elle est dans une chambre de la base X et le Dr. Ventress, psychologue, lui explique que son mari est dans le coma, unique survivant de son régiment après avoir pénétré dans le "miroitement", une zone protégée par un champ électromagnétique depuis trois ans et en pleine expansion. 

Lena et le crocodile-requin

Avec Cass Shepard (anthropologue), Josie Radeck (physicienne) et Anya Thorensen (médecin), Lena décide à son tour de s'aventurer dans ce périmètre sous la direction de Ventress (la seule à savoir que Kane et Lena sont époux). Leur objectif : un phare atteint par un rayon depuis l'espace depuis lequel tout a commencé. Dans le "miroitement", tout est détraqué : la technologie déraille, impossible de communiquer avec l'extérieur ni de se guider, la notion du temps se perd. Les cinq femmes atteignent des marais et une cabane à l'intérieur de laquelle Josie est attaquée par un crocodile. Mais Lena la sauve puis examine la bête dont elle découvre qu'elle a muté avec un requin.

Une faune étrange

Plus loin, dans une base désaffectée, le groupe découvre un enregistrement vidéo où Kane éventre un de ses hommes à l'intérieur de l'estomac duquel s'est développée une forme de vie reptilienne. La nuit venue, Lena vient relever Ventress au sommet d'une tour de garde lorsque Cass Shepard est attaquée par un ours et traînée dans la forêt voisine. Le lendemain matin, Lena part à sa recherche et surprend des animaux transformés par l'environnement lui-même altéré puis découvre le cadavre mutilé de son amie.

Une flore étonnante

Les quatre femmes poursuivent leur périple jusqu'à un village recouvert d'une épaisse végétation dont la manifestation la plus curieuse est une série de plantes à forme humaine. Josie comprend alors le fonctionnement du "miroitement" qui réfracte tout ce qui l'entoure pour le modifier. La nuit venue, en proie à une crise de paranoïa, Anya Thorensen ligote et bâillonne ses camarades après avoir découvert la photo de Kane dans le médaillon du pendentif de Lena qu'elle accuse d'avoir tué Cass Shepard avec la complicité de Ventress. Mais l'ours resurgit et s'en prend à la jeune femme avant de revenir s'occuper des trois autres. Alors qu'il va attaquer Lena, Josie, ayant réussi à se délivrer, le tue.

Lena

Ventress, au matin, décide malgré tout de continuer, seule s'il le faut, pour atteindre le phare. Josie, contaminée, révèle qu'elle est en train de muter à l'état végétal à Lena et disparaît dans la forêt. Lena part à la poursuite de Ventress et gagne le phare. Elle longe la mer et observe les arbres changés en cristal sur la côte. Puis elle entre dans le bâtiment où un corps carbonisé se trouve entre un trou dans un mur et une caméra sur pied. Elle visionne la vidéo où Kane a filmé son suicide avant que son double n'apparaisse sur l'image.

Lena dans le "ventre" du phare

En attendant du bruit en provenance du trou dans le mur, Lena s'y glisse et, au fond, y trouve Ventress, s'exprimant de manière délirante en expliquant que le processus engagé est irréversible. Puis elle se désintègre avant qu'une structure nébuleuse en suspension ne se forme face à Lena. Une goutte de son sang est absorbée par ce nuage qui se transforme en un double de la jeune femme. Lena l'affronte, sans succès, jusqu'à ce qu'elle ait l'idée de lui mettre dans les mains une grenade au phosphore comme celle utilisée par Kane. La créature prend feu, les flammes dévorent le phare de l'intérieur. Dehors, Lena observe toute la zone métamorphosée par le "miroitement" revenir à la normale.

Fin du débrief pour Lena

Lena conclut son récit devant ses interlocuteurs de la base. On la conduit jusqu'à la chambre de Kane, sorti du coma. Elle sait qu'il ne s'agit pas de son mari et il lui demande si elle Lena, mais elle ne répond pas. Ils s'enlacent, leurs yeux brillant étrangement...

Le deuxième film (après Ex-Machina) d'Alex Garland devait initialement sortir en salles en France le 15 Mars dernier, mais cette date était communiquée sous réserve. En cause, un différend entre Paramount, le studio qui a produit Annihilation, et son scénariste-réalisateur, soutenu par son co-producteur Scott Rudin, qui refusait de remonter la fin de l'histoire, jugée "trop complexe". Netflix entre en scène et récupère le projet pour le diffuser en exclusivité. Plus d'exploitation en salles mais un chef d'oeuvre sauvé.

Car, oui, c'est un chef d'oeuvre, de ceux qui nourrissent des conversations passionnées, qui possèdent bien des interprétations possibles, grâce à une écriture ciselée dans l'adaptation d'un roman (faisant partie d'une trilogie) et d'une mise en scène inspirée, avec un casting investi. Annihilation n'est pas de ces films dont on sort facilement, qu'on oublie aisément : il vous hante, vous interroge, vous fait vivre une expérience aussi bien narrative que sensorielle.

L'intrigue synthétise pourtant des éléments familiers : une mission militaire secrète qui a mal tourné, l'apparition fantastique d'une zone mystérieuse et menaçante, une exploration potentiellement sans retour, des péripéties dans une environnement déréglé, une ambiance tendue, la décimation d'un groupe et un dénouement inattendu. Mais ce qui compte ici, ce sont moins ces éléments que la manière dont ils sont traités et dont le cinéaste les traduit (ou pas) pour perturber, désorienter, envoûter le (télé)spectateur.

Au début, on craint pourtant un peu que le sujet ne soit plombé par une couche mélodramatique avec son héroïne aux prises avec un deuil impossible : Lena n'a plus de nouvelles de son mari depuis un an, quand il est parti subitement en mission. Elle pense qu'il avait peut-être deviné sa liaison avec un collègue, enseignant comme elle, et estime qu'en l'ayant trompé, elle a perdu Kane. Puis son époux réapparaît, mais son comportement est aussi bizarre que son retour. Soudain tout s'accélère : ils sont enlevés et elle est informée d'une menace incroyable, que l'armée a de plus en plus de mal à garder confidentielle. Pour savoir comment Kane a réussi à sortir du "miroitement" et peut-être le sauver du mal qui le ronge depuis, elle s'engage dans une mission exploratrice sans garantie de résultat ni de retour.

Le film prend alors toute son envergure, encore que le terme est impropre car le cadre est finalement intimiste. Garland se garde de jouer la carte du grand spectacle, préférant suggérer, doser les rebondissements, rester évasif sur ce qui s'est passé.  Annihilation se distingue aussi par le simple fait que ses héros sont des femmes, toutes fortement caractérisées, échappant à des rôles d'aventuriers féminisés pour l'occasion. Elles se révèlent progressivement, leurs secrets se dévoilent occasionnellement, parfois accidentellement, ou a posteriori (on apprend ainsi, lors du débrief de Lena, que Ventress était atteinte d'un cancer, ce qui explique son obsession à poursuivre la mission en se moquant d'en revenir). Ces femmes sont aussi des têtes bien faites : une anthropologue, une physicienne, une médecin, une psychologue, une biologiste, mais ce collectif de savantes n'étalent pas leurs connaissances et évitent d'alourdir le propos - leurs savoirs soulignent plutôt l'étrangeté de l'environnement dans lequel elles évoluent et nous renseignent juste assez pour nous accrocher.

Visuellement, Garland a conçu un cadre à la fois merveilleux et dégénéré : le "miroitement" a un aspect visqueux depuis l'extérieur mais avec les couleurs d'un arc-en-ciel - ce mélange à la fois dégoûtant et enchanteur donne le la à tout le reste du production design. La flore réserve des surprises extraordinaires, culminant avec la découverte du village envahi par la végétation et les plantes à forme humaine, une aberration superbe. La faune est plus inquiétante avec un alligator impressionnant et surtout un ours à la tête décharnée vraiment effrayant (la séquence où il resurgit pour tuer Anya et manque de faire de même avec Lena est saisissante, d'une intensité mémorable).

Pour que ce récit vive au-delà de ses extravagances, il fallait des interprètes de haut vol et Garland a réuni une bande d'actrices épatantes, dominée par la prestation fébrile de Natalie Portman qui compense la cérébralité distante de son personnage (aussi bien public que fictif). Dans ce registre physique inhabituel chez elle, elle est d'une crédibilité étonnante, et n'a pas besoin de grimacer pour exprimer la gamme émotionnelle qui agit Lena. Plus convenue, Jennifer Jason Leigh campe une psy borderline qui est éclipsée par la sobriété de sa partenaire. Tuva Novotny et Gina Rodriguez sont plus en retrait mais bénéficient de quelques scènes intenses. Quant à Tessa Thompson, elle est remarquable dans le personnage le plus lucide et fragile du lot. Enfin, Oscar Isaac (déjà présent dans Ex-Machina) est troublant à souhait.

Cette réflexion sur les thèmes du double, de la mutation, avec quelques accents subtilement écologiques, est passionnante et, si on peut comprendre la perplexité d'un grand studio sur la façon de distribuer un tel film, on sait gré à Netflix de nous permettre d'expérimenter cette oeuvre hypnotique.

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