mercredi 3 janvier 2018

BATMAN, VOLUME 3 : I AM BANE, de Tom King, David Finch, Mitch Gerads et Clay Mann


C'est un programme copieux qu'offre ce troisième recueil des aventures de Batman écrites par Tom King - et encore ai-je choisi d'écarter de ma critique le dispensable Annual #1 qui y est greffé. Mais avec sept épisodes et trois récits successifs, le lecteur a d quoi faire pour ce qui marque en fait la fin de la "saison 1" de la série depuis la relance "DC Rebirth" (on arrive effectivement au 24ème épisode pour un titre bimensuel).


- I Am Bane (#16-20, dessinés par David Finch). Jour 1 : Batman vient d'exfiltrer de la prison de Santa Prisca le Psycho-Pirate afin de guérir Claire Clover alias Gotham Girl. Mais cette opération a un prix : le justicier sait qu'il dispose de peu de temps avant que Bane ne vienne l'affronter pour récupérer son "dû". Bruce Wayne ordonne donc à Dick Grayson (Nightwing), Jason Todd (Red Hood), Duke Thomas (The Signal), et son fils Damian (Robin) de quitter Gotham.


Mais Bane piège Robin, Red Hood et Nightwing et les blesse sérieusement. Batman les confie à Superman qui les soigne dans sa forteresse de solitude. A Gotham, malgré ses préventions, le chevalier noir dispose d'alliés comme Bronze Tiger, Catwoman, The Signal et le commissaire Gordon tandis que Alfred Pennyworth supervise la première session thérapeutique de Claire Clover en présence du Pyscho-Pirate, enfermés dans la cellule du Joker construite par Mister Miracle (donc réputée inviolable). Batman monte la garde devant l'asile d'Arkham où Bane se montre avec ses prisonniers - Bronze Tiger, Catwoman et The Signal.


Jour 4 : Batman refuse d'échanger le Psycho-Pirate contre les otages de Bane. Un premier affrontement brutal oppose les deux ennemis, au désavantage du chevalier noir. Mais il s'agit d'une manoeuvre stratégique pour distraire son adversaire pendant que Catwoman se libère et délivre Bronze Tiger et The Signal puis neutralise les sbires de Bane.


Fou de rage, s'injectant encore plus de venin pour augmenter sa force physique, Bane pénètre alors dans l'asile d'Arkham, résolu à en faire sortir le Psycho-Pirate. Sur sa route se dressent plusieurs pensionnaires de l'établissement qu'il écarte sans faire de quartier - Double-Face, Salomon Grundy, Amygdala, l'Epouvantail, Mister Freeze, Firefly, Flamingo, Man-Bat, le Dr. Zsasz, le Chapelier Fou, le Dr. Phosporus, Hush, Copperhead, l'Homme-Calendrier. Puis il force le Sphinx à forcer la serrure de la cellule où est enfermé le Psycho-Pirate. Mais une surprise l'attend...
   

Jour 5 : en effet, à l'intérieur se trouve Batman - Alfred, Claire et le Psycho-Pirate ont été déplacés entre temps. Un second combat, encore plus violent, éclate avec Bane, qui jure qu'il tuera ensuite tous les proches du justicier puis détruira Gotham. Mais Batman rend coup pour coup et terrasse la brute, stimulé par la promesse faite à Claire de la sauver à tout prix.

L'arc principal de ce troisième tome s'inscrit dans la suite logique et directe des événements de l'histoire d'I Am Suicide où Batman avec la complicité de quelques criminels triés sur le volet a enlevé le Psycho-Pirate à Bane dans la prison de Santa Prisca. On comprend donc rapidement que Tom King va conclure non seulement cette intrigue mais aussi, plus largement, tout ce qu'il a mis en route depuis sa reprise de la série puisque le Psycho-Pirate va devoir défaire ce qu'il a fait à Gotham Girl dans les épisodes de I Am Gotham.

Bane est un ennemi à part dans la rogue gallery du chevalier noir puisque son créateur, Chuck Dixon, l'avait conçu comme une version optimisée de Batman, aussi intelligent que lui, orphelin comme lui et plus fort physiquement (endurci par la prison mais aussi dopé par un venin qu'il s'injecte et développe spectaculairement sa musculature et son endurance). Une célèbre histoire vit même Bane triompher du justicier en lui brisant le dos lors d'une bagarre.

Pour animer pareil personnage, le retour au dessin de David Finch (qui réalise sa dernière prestation à ce jour sur le titre) était tout indiqué : l'artiste, qui n'est pas réputé pour son sens de la mesure anatomique et adore croquer les brutes bodybuildées, campe effectivement Bane comme un colosse effrayant, littéralement enragé, balayant tout sur son passage - on pense, en particulier dans le #19, lorsqu'il se fraie un passage dans l'asile d'Arkham, au Fléau de Marvel, galvanisé par le poison qu'il s'injecte autant que par l'objectif qu'il s'est fixé.

L'affrontement avec Batman donne lieu à deux bagarres épiques, d'une brutalité ahurissante : il s'agit vraiment d'un combat à mort où personne ne retient ses coups, sans chorégraphie - une baston avec des attaques assénées pour faire mal, pour tuer. King et Finch s'inspirent ouvertement du célèbre match Mohamed Ali-George Foreman en 1974 à Kinshasa au Zaïre où Batman tiendrait le rôle de l'ex-Cassius Clay, encaissant les crochets et uppercuts de son vis-à-vis pendant plusieurs rounds pour l'épuiser avant de riposter et de l'emporter, épuisé.

Le lecteur aussi est rincé par cette démonstration qui réserve, malgré tout, autre chose que des bourre-pifs et du sang puisque King adresse une allusion adroite à Mister Miracle quand il mentionne le fait que le roi de l'évasion a élaboré la cellule du Joker à l'asile d'Arkham et plante la graine pour sa future saga, War of Jokes and Riddles, lorsque le Sphinx demande à Bane d'évoquer ce conflit jusqu'alors inconnu à Batman.

Ce n'est pas l'arc le plus subtil de la série ni l'effort le plus sophistiqué de King mais ce récit confirme tout ce qui a déjà été installé pendant les quinze premiers épisodes : un Batman ingénieux mais suicidaire, des ennemis retors et violents, une ambiance infernale où les ressources mentales comptent autant que les physiques.  


- The Brave and The Mold (#23, dessiné par Mitch Gerads). Lloyd McGinn est assassiné dans une chambre d'un hôtel minable de Gotham. Le commissaire Gordon appelle Batman sur les lieux où se manifeste ensuite Swamp-Thing qui veut participer à l'enquête. La créature du marais explique, durant les investigations qu'il mène aux côtés de Batman, que la victime était son père. Leurs recherches les mènent jusque dans un musée, après avoir rudoyé quelques crapules. Alec Holland préfère alors tuer le meurtrier que de laisser Batman en disposer, provoquant la colère de celui-ci mais disparaissant ensuite sans s'excuser.

"The strangest team-up" peut-on lire sur la couverture de ce numéro 23 de la série, et Tom King tient la promesse contenue dans cette accroche. 

Mais avant d'aller plus loin, il faut d'abord préciser où sont passés les épisodes 21-22 : il s'agissait en fait d'un mini-crossover entre Batman et Flash, intitulé The Button. Deux chapitres de Flash complètent cette histoire écrite par King et Joshua Williamson, dont l'argument consiste surtout à préparer la saga globale Doomsday Clock de Geoff Johns et Gary Frank, dont la publication a débuté depuis deux mois maintenant et qui va relier l'univers des Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons au reste de l'univers DC (la rumeur veut en effet que le Dr. Manhattan aurait créé le DCU en procédant d'abord à l'établissement du reboot des "New 52" puis de "Rebirth"). Mais rien qui n'impacte la continuité actuelle de la série de King.

Dédiée à Bernie Wrightson (mort en Mars 2017) et Len Wein (mort en Septembre 2017), l'épisode associe donc leur création, Swamp Thing, à Batman. L'enquête qui les réunit n'a rien de renversant - un crime dont la victime est le père de la créature du marais - mais le partenariat entre Alec Holland et Bruce Wayne détone vraiment. Tom King joue à fond sur le décalage entre les deux héros, l'un (Batman) incarnant la ville, la rationalité, l'humanité ; l'autre (Swamp Thing) représentant la nature, la bizarrerie, la monstruosité.

Pourtant ce qui les rapproche ici, c'est la mort : Batman a perdu ses parents tués par un voleur, le père d'Alec Holland est exécuté dans des conditions aussi sordides. Mais Batman a dévoué sa vie à capturer les criminels pour les faire juger, alors que Swamp Thing cache ses intentions jusqu'au bout et se vengera sans en aviser son partenaire, provoquant son courroux.

Le geste de la créature du marais nous prend autant au dépourvu mais King se dispense de le juger, comme si l'état mental du personnage était tellement altéré qu'on ne pouvait déterminer s'il élimine le meurtrier comme un bourreau ou comme l'acte d'une force sinon supérieure, en tout cas différente : en effet, lors d'un dialogue très philosophique entre les deux associés, au manoir Wayne, Swamp Thing considère que tout chose, tout être naît de la poussière et y retourne. En faisant justice finalement, n'applique-t-il pas radicalement ce cycle naturel en le précipitant ? Il est évident que les principes moraux d'Alec Holland ne sont plus les mêmes qu'un humain "normal" comme Batman et donc sa manière de juger un criminel aussi. L'accord tacite que pensait avoir passé Wayne avec lui devient donc absurde. Il a totalement négligé l'imprévisibilité éthique de la créature.

Graphiquement, Mitch Gerads s'occupe de tout - dessin, encrage, couleurs, et même design du lettrage ! Le script est fidèlement respecté et établit déjà les codes en vigueur depuis dans Mister Miracle, avec l'usage intensif d'un découpage en "gaufrier" de neuf cases qui, loin de morceler artificiellement l'action ou d'être un gimmick un peu poseur, encadre parfaitement l'intrigue.

Le procédé fonctionne merveilleusement en particulier dans les moments où le scénario souligne l'étrangeté du duo, et permet des ellipses, impulse un rythme très efficace. Gerads sait par ailleurs très bien remplir chaque plan, et y injecter des éléments comiques (Alfred passant le balai derrière Swamp Thing dont les feuilles tombent et qui laisse derrière lui de la poussière). On retiendra aussi la première apparition (parmi les malfrats interrogés par Batman) d'un certain Kite-Man, dont King va se resservir dans War of Jokes and Riddles.
    

- Every Epilogue is a Prologue (#24, dessiné par David Finch - pages 1 à 4, 8, 10, 12, 16 à 20 - et Clay Mann - pages 2-3, 5-7, 9, 11, 13-15). Gotham Girl est guérie mais s'interroge sur son avenir : doit-elle poursuivre ses activités super-héroïques, sachant que plus elle use de ses pouvoirs, plus son espérance de vie se réduit ? Elle demande conseil à Batman qui lui recommande de profiter de la vie et l'envoie chez un ami en Europe pour s'entraîner sans user de ses facultés surhumaines.
  

Claire souhaite à Batman d'être heureux en surmontant ses craintes car il a failli sentimentalement par le passé. Le soir venu, il rejoint Catwoman pour une balade acrobatique sur les toits de la ville avant de lui avouer avoir racheté, jadis, le premier diamant qu'elle avait volé. Il orne désormais une bague que, un genou à terre, Batman tend à Catwoman en lui demandant de l'épouser.

Après l'intermède avec Swamp Thing, Tom King boucle ce qui est donc l'Acte I de son run : l'auteur a annoncé avoir un plan pour une centaine d'épisodes, et que la colonne vertébrale de son plan était la relation entre Batman et Catwoman. Il le prouve avec ce 24éme chapitre.

La narration alterne entre scènes nocturnes et diurnes d'une même journée : le jour, sur les hauteurs de la ville, Claire Clover, en costume de Gotham Girl, apparaît rétablie mentalement (on comprend donc que le "traitement" a réussi, le Psycho-Pirate a rendu à la jeune femme sa sérénité) mais en proie à un doute existentiel. Doit-elle, au prix de sa vie, continuer à être une super-héroïne ? Elle a payé un lourd tribut à cette tâche en manquant perdre la raison et en voyant mourir son frère. Batman lui explique, en termes réfléchis et choisis, ce qui les distingue : il n'a pas choisi d'être Batman, sa tragédie familiale a décidé de sa vocation de justicier, alors que sa protégée a voulu s'engager dans cette carrière par altruisme et pour suivre son frère.

Pourtant le vrai noeud dramatique de l'épisode est ailleurs et sert à King de transition avec ce qui se passe la nuit quand Batman et Catwoman s'amusent à traverser la ville en quelques acrobaties. Pourquoi Batman est-il seul alors que Bruce Wayne a collectionné les aventures sentimentales ? 

L'amour fait peur à Batman car elle l'engage intimement et lie celle qu'il aimerait à sa vie dangereuse. Vivre avec quelqu'un, comme il l'a expérimenté avec ses différents Robin, c'est risquer de le voir blessé, tué même, par ses nombreux ennemis. C'est exposer ses failles s'il échoue à protéger ceux qu'il aime. Pour un homme habitué à tout contrôler, tout maîtriser, aimer, c'est lâcher prise, un abandon effrayant.

Lorsque Claire Clover lui souhaite pourtant de trouver le bonheur pour lui avoir rendu l'espoir, Batman comprend qu'il doit affronter sa peur comme ses ennemis et demande donc Catwoman en mariage. Tom King ose un pari fou puisque les couples ne durent pas souvent dans les comics : quand les amants ne se séparent pas, leurs aventures se chargent de les éloigner ou la mort rattrape l'un des deux. Il en va aussi de l'identification du lecteur avec le héros : les justiciers qui se marient sont assimilés à des personnages qui s'embourgeoisent, se rangent, et le fan craint plus que tout que la tension ne tombe, que la romance prenne le pas sur l'action.

Le public des comics reste aussi majoritairement masculin et l'intérêt porté au héros est proportionnel à sa liberté : un solitaire séducteur est plus passionnant qu'un époux fidèle, même si madame participe activement à ses aventures. Mais en pariant sur un couple Batman-Catwoman, King ne fait pas que rapprocher officiellement deux personnages qui ont été longtemps attirés l'un par l'autre, il joue aussi sur leur dualité intrinsèque : lui du bon côté de la loi, elle dans une situation plus ambivalente, lui le tombeur dans le civil mais austère en costume, elle discrète au quotidien mais provocante dans sa tenue de monte-en-l'air. Il y a peu de chance que ces deux-là vivent leur amour comme une routine.

L'épisode est dessiné pour moitié par David Finch (les scènes avec Catwoman), moitié par Clay Mann (celles avec Gotham Girl). Finch prouve qu'il est excellent quand il se calme, bien aidé par la superbe colorisation de Jordie Bellaire et un encrage impeccable de Danny Miki. Mais les pages signées par Mann, encrées fabuleusement par son frère Seth Mann, sont magnifiques, avec un découpage magistral qui rend la discussion des deux protagonistes très vivante : l'artiste est devenu depuis son transfert chez DC un fill-in de grande qualité, et son interprétation de Batman est impressionnante.

7 épisodes donc mais un vrai grand huit émotionnel : la "saison 1" du Batman version Tom King s'achève en beauté. La suite s'annonce plus excitante que jamais.  

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