jeudi 14 décembre 2017

MISTER MIRACLE #5, de Tom King et Mitch Gerads


Chaque nouvel épisode de Mister Miracle est désormais attendu au tournant, le fan de cette mini-série attendant fébrilement de savoir à la fois ce qui va arriver à Scott Free et si Tom King et Mitch Gerads seront à la hauteur de leurs précédentes performances. Ce cinquième chapitre est aussi l'avant-dernier du premier acte puisque le titre fera une pause d'un mois en Février.


Condamné à mort par Orion, Scott Free passe sa dernière journée sur Terre en compagnie de sa femme, Barda. En costumes, ils se rendent sur le Walk of Fame où Scott pose ses mains dans celles moulées dans le marbre de Jack Kirby. En quittant l'endroit, ils sont accostés par le producteur "Funky" Flashman qui les embarque dans sa rutilante limousine. En route, il explique à Scott à quel point il est populaire et combien la situation est étrange désormais que les New Gods ont choisi de l'exécuter. La solution pour échapper à ce pétrin serait que Mister Miracle s'échappe à nouveau, définitivement cette fois, en se suicidant à nouveau, en s'assurant que personne ne le sauvera, ce qui donnerait lieu à un spectacle retentissant.


De retour à leur hôtel, Barda attache Scott à leur lit et lui fait l'amour. Plus tard, Scott se recueuille sur la tombe d'Obéron Kurtzberg, se désolant qu'elle ne soit pas fleurie mais donnant rendez-vous bientôt à son ami. 

Le couple repart en ville, en habits civils, et déjeunent dans un dinner. Scott se régale d'un sandwich mais, la gorge nouée, Barda n'a pas d'appétit. Il l'emmène près d'un plan d'eau dans un parc où la lumière produit des reflets éclatants, mais elle reste d'humeur morose. Ils gagnent une fête foraine où Scott gagne une peluche géante à l'effigie de Wonder Woman pour sa femme puis demande à un passant de les prendre en photo.


Sur la plage, Scott disserte sur le sens de l'existence en évoquant la phrase, fameuse, de René Descartes - "je pense donc je suis" - pour en arriver à la conclusion suivante : il faut se chercher pour se trouver, dépasser le doute et atteindre Dieu, si on existe alors Dieu peut exister aussi. Le soir tombe, il faut rentrer, mais la circulation s'est densifiée.


Sur les hauteurs de Los Angeles, les amoureux contemplent la vallée mais les étoiles ont déserté le ciel ce soir. Ils retournent à leur hôtel et Barda fond en larmes en songeant au lendemain. Scott lui fait l'amour pour la consoler.


Il est réveillé par l'irruption de "Funky" Flashman et deux gardes de New Genesis qui veulent l'escorter à une ultime conférence de presse, approuvée par Orion. Mais Barda se lève et tue les visiteurs avant de se tourner vers Mister Miracle et lui dire de rester.


En 1829, Victor Hugo rédige un des textes les plus remarquables de la littérature française, plaidoirie fulgurante contre la peine de mort, intitulé Le Dernier jour d'un condamné. L'écrivain a assisté plusieurs fois à des exécutions et s'indigne des réactions du public et de ce que la société autorise cela sans discuter. Lorsqu'un matin il voit le bourreau graisser la guilltine, il rentre chez lui et écrit rapidement ce texte qui sera ensuite édité anonymement - ce n'est que trois ans plus tard qu'en le complétant d'une préface qu'il le signe de son nom. 

L'oeuvre sera tièdement reçue, des articles de presse lui reprochant sa longueur (300 pages), d'être une démonstration qui ne prouve rien ou sa morbidité. On accuse même l'auteur d'avoir plagié un texte anglais ou américain. Ceux qui la défendent (comme Sainte-Beuve et Alfred de Vigny) admirent le style vibrant, l'émotion profonde, sa force romantique. A la parution de la préface en 1832, Hugo entretient l'ambiguïté, racontant qu'il s'agit d'un témoignage recueilli auprès d'un vrai condamné à mort ou d'un texte poétique ou philosophique : il veut laisser au lecteur la liberté de réfléchir à ce qu'il a écrit. Puis il avouera son intention véritable (s'opposer à la peine de mort de manière générale - ce pourquoi le condamné n'a pas de nom afin qu'il ne soit pas considéré comme un cas particulier - mais le plus réaliste possible - en décrivant des exécutions et leur cruauté, des jugements rendus pour de mauvaises raisons).  

Pourquoi est-ce que je vous parle de Victor Hugo ? Parce qu'il me semble évident que Tom King lui rend hommage dans cet épisode qui est le dernier jour du condamné à mort Scott Free. Durant les vingt pages de ce numéro, on suit le héros et sa femme du matin au soir : si vous avez lu les précédents chapitres, le contexte n'en est que plus terrible, mais si ce n'est pas le cas, vous sentez quand même, de manière insidieuse, la chape de plomb qui plane au-dessus de leur tête, formulée rapidement ensuite par l'intervention tapageuse de "Funky" Flashman.

Ce personnage occupe une place à part dans l'oeuvre du Fourth World qui engloba les séries New Gods, Mister Miracle, Forever People et Jimmy Olsen's Superman Pal de Jack Kirby. Il s'agissait d'une caricature de bonimenteur directement inspiré de son ancien partenaire chez Marvel, Stan Lee, avec lequel il se brouilla, ce qui provoqua son départ chez DC Comics. Kirby reprochait à Lee de s'attribuer la paternité, entière ou partagée, de personnages et surtout d'histoires entières sur lesquels il aurait en vérité très peu travaillé : cette polémique alimente encore aujourd'hui des discussions entre fans de comics, souvent en défaveur de Lee. Chacun appréciera selon son sentiment mais King refait surgir "Funky" Flashman dans son rôle originel, un producteur cynique, racoleur, qui n'hésite pas à encourager Scott Free à tenter de se suicider à nouveau à la fois pour échapper à son exécution sur New Genesis (à la manière d'un ultime tour d'évasion) et pour assurer un show spectaculaire.

Mais la journée que le lecteur va passer avec Scott Free et Barda fuit tout spectaculaire. Méticuleusement, sobrement, le récit s'écoule en étapes intimistes : certes, la scène d'amour entre les deux amants, agrémentée d'une fantaisie bondage (aboutissant à une pose très christique de Mister Miracle, ce qui permet à Mitch Gerads d'opérer graphiquement la synthèse entre le dieu qu'il est et le simple mortel qu'il reste), détonne mais sinon, ce sont des heures passées en compagnie d'un couple chez qui l'homme s'emploie à faire oublier qu'il s'agit de ses dernières avec sa compagne.

Ainsi, le découpage, toujours aussi rigoureusement, strictement, en "gaufriers" de neuf cases, fonctionne-t-il une nouvelle fois magistralement et Gerads en tire le maximum : il permet de cadrer précisément chaque geste, chaque expression, de situer chaque déplacement, de coller au plus près à cette action si peu mouvementée mais pourtant éminemment mobile. Ici, nous voilà avec eux dans une cafétéria, là dans un cimetière à fleurir une tombe - moment particulièrement symbolique encore puisqu'il annonce la dernière demeure du héros en même temps qu'elle est celle de son meilleur ami, Oberon, lequel porte le nom de famille de Kurtzberg, soit le véritable patronyme de Kirby. Plus loin, les amoureux se divertissent dans une fête foraine. A la nuit tombée, après être sortis d'un embouteillage monstre, ils contemplent la vallée sous un ciel sans étoile, comme un sombre présage supplémentaire.

Mais l'autre grande scène de ce chapitre est celle de la plage où King prend le temps de deux pages, et dix-huit plans, pour disserter autour de la célèbre formule de Descartes, "je pense donc je suis", en développant le monologue de Scott Free selon la suite de la réflexion du philosophe français. Peu de comics de super-héros (même si Mister Miracle détourne ses codes) vous offriront à la fois une telle parenthèse et un discours aussi inspiré : il ne s'agit en effet pas de citer un penseur pour épater la galerie mais bel et bien pour illustrer le propos même de l'histoire de la série et de l'épisode en particulier. Que vous soyez ou non cartésien importe peu, King ne l'invoque pas pour cela, il ne s'agit pas de donner une leçon, un cours, ce qui serait perçue comme une diversion, même brillamment exposée, mais de montrer le flot de la pensée, son écoulement depuis une réflexion qui l'inspire jusqu'à la conclusion qui se rapporte à la situation du personnage (le scénariste ne procédait pas autrement lors du précédent numéro avec l'implacable démonstration d'Orion pour accabler, par l'absurde, Mister Miracle lors de son procès kafkaïen). La philosophie, m'avait appris un professeur à l'université, est une activité de "ruminant" : elle ne se donne pas comme une réponse à des questions, elle est ces questions qui en amènent d'autres, et qui à force d'être approchées, creusées, explorées, expérimentées, aboutissent à un nouveau palier, une sagesse, une connaissance. Mais même arrivé là, ce n'est pas la fin, juste le début d'un nouveau champ de réflexion, d'interrogation. C'est sans fin, et donc passionnant autant que frustrant.

La philosophie, le travail de la pensée, du doute en action éclaire et trouble en même temps. La série de Tom King et Mitch Gerads pareillement : au moment de refermer de nouveau chapitre, on est à la fois pas plus avancé concernant la suite tout en ayant le sentiment d'avoir fait un bond de géant. Sensation vertigineuse qu'on éprouve avec le même air hébété que Mister Miracle, ce condamné à vivre.

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