jeudi 30 novembre 2017

STARLIGHT : THE RETURN OF DUKE MCQUEEN, de Mark Millar et Goran Parlov


Comme Chrononauts, j'ai pris soin de relire Starlight pour rédiger la critique de cette entrée : bien que j'avais conservé un bon souvenir de l'intrigue, le plaisir simple de m'y replonger a suffi à me motiver. Et je dois bien vous avouer que j'ai une tendresse particulière pour cette histoire réalisée par Mark Milllar avec Goran Parlov, une de ses plus référentielles mais aussi une de ses plus épiques et émouvantes.


Alors pilote de l'U.S. Air Force, il y a quarante de cela, Duke McQueen disparut mystérieusement pour atterrir sur la planète Tantalus qu'il libéra du joug tyrannique de Typhoon. La reine Attala fit ériger une statue à sa gloire et lui proposa le mariage mais il préféra rentrer sur Terre où l'attendait sa fiancée, Joanne. Ils vécurent heureux pendant trente-huit ans, eurent deux fils, avant que le cancer l'emporte. Aujourd'hui âgé de 62 ans, inconsolable et délaissé par ses enfants, il se souvient des moqueries dont il fut l'objet dans les médias en racontant sa rencontre avec des extra-terrestres. C'est alors que, par une nuit pluvieuse, un vaisseau spatial atterrit dans son jardin...


Kris Moor, un adolescent de dix-huit ans, sort dudit vaisseau et ses présente à Duke comme un fugitif en provenance de Tantalus, une nouvelle fois conquise par des envahisseurs, les Broteans, menés par leur chef, le Kingfisher. La population a été réduite en esclavage et les quelques résistants au pouvoir sont trop peu nombreux pour espérer le renverser. Il faut qu'il aille les aider. D'abord réticent, Duke réfléchit une nuit durant et accepte la requête de son invité.


En rejoignant Tantalus, McQueen découvre son paysage dévasté par l'exploitation intensive de mines, sa population résignée. Kris l'invite, en visitant la capitale, à rester discret mais lorsqu'il surprend la police en train de tabasser en pleine rue un civil, il ne peut s'empêcher d'intervenir et tue plusieurs agents des forces de l'ordre. Dépassé par les renforts qui arrivent, il s'enfuit avec Kris mais se fait renverser par une voiture. Quand il revient à lui, il est incarcéré avec l'adolescent et Wes Adams, fan de la pop culture terrienne. Le Kingfisher annonce l'exécution publique le lendemain de Duke mais la résistance, par la décision de leur chef, la belle Tilda Starr, décide de le sauver coûte que coûte.


Sauvés par les rebelles alors que l'amiral Pindar allait les interroger, les trois prisonniers sont évacués jusqu'au repaire de la résistance, via un portail qui les téléporte dans le Sud de la planète. Là-bas, McQueen constate que les ennemis du Kingsfisher sont bien plus importants que ce qu'il croyait et que Tilda Starr culpabilise de n'avoir plus sauver la reine Attala. Elle désigne Duke comme leur nouveau leader et il jure de ne pas les laisser tomber. Puis il réconforte Kris qui lui avoue que Pindar a assassiné ses parents - des chirurgiens ayant échoué à sauver le frère du Kingfisher après un accident. Mais tous ignorent qu'un traître se cache parmi eux et informe l'ennemi en la personne de Wes Adams...


L'armée du Kingfisher fond sur le repaire de la résistance et le gaze pour neutraliser les rebelles. Seul Duke réussit à s'échapper en plongeant du haut d'une falaise dans une rivière. Mais celle-ci est peuplée de créatures dangereuses, le condamnant à une mort certaine. Emprisonnés, Tilda, Kris et leurs troupes seront tous pendus en place publique comme l'annonce le tyran. C'est sans compter avec Duke McQueen qui est parvenu à survivre à la noyade et est plus déterminé que jamais pour en découdre. 


Alors que Tilda, Kris et trois autres rebelles vont être exécutés, Duke surgit dans l'arène du château sans portes du Kingfisher et exhorte la foule à se dresser contre ses oppresseurs. Galvanisés par le retour du héros légendaire, les Tantalans se révoltent tandis que Duke libère ses amis et défie le Kingfisher en combat singulier et réussit par la ruse à l'éliminer, tout comme Kris prend sa revanche en abattant Pindar. Une fois encore, après cela, McQueen décline l'offre de rester sur la planète et désigne Tilda comme la nouvelle reine. Kris reconduit Duke sur Terre où il en profite pour prouver à ses fils et au Président des Etats-Unis que ses aventures spatiales n'étaient pas un canular. Un ans plus tard, il dîne avec sa famille réunie autour de lui puis s'éclipse pour aller fumer dehors, envoyant un baiser aux étoiles pour sa femme.


Publié en 2014 par Image Comics, Starlight respire le rêve de gosse de Mark Millar, lorsqu'il découvrit les "illustrés" dans on Ecosse natale et s'extasiait en lisant des histoires épiques et manichéennes comme tout fan de comics. C'est sans doute pour cela qu'on adhère si facilement à son projet : parce qu'il nous renvoie à nos premières émotions de jeunesse quand on apprit quasiment à lire (ou en tout cas à aimer lire) de la bande dessinée - une passion qui ne nous quitterait plus, à laquelle nous resterions fidèle notre vie durant, malgré le scepticisme des "grands" devant cette littérature colorée, mais moins noble que les "classiques".

Rétrospectivement, Starlight annonce aussi de façon troublante le plus récent Reborn (dont j'ai parlé récemment) en abordant le récit avec un personnage à l'hiver de sa vie. Comme Bonnie Black, Duke McQueen est quelqu'un qui a vécu longtemps, aimé, souffert, connu la joie, la gloire, le déclin, la tristesse : Millar en dresse le portrait de manière sobre mais touchante en ne s'appesantissant pas, il laisse les images de Goran Parlov parler plutôt que d'en rajouter avec un commentaire en voix-off, et quelques cases, quelques pages suffisent pour résumer à grands traits ce que fut l'existence de cet homme.

Le dessinateur croate convient parfaitement à la narration directe et au découpage sans complexité de Millar - ceux qui ont lu ses aventures du Punisher ou de Nick Fury (dans la collection adulte Max de Marvel), écrites par Garth ennis, savent avec quel brio il tire parti de séquences entières avec un seule type de cases qui occupent en fait toute la largeur de la bande. Son trait à la ligne souple et nerveuse, grandement influencé par Moebius (en particulier sa période où il conçut Le Monde d'Edena, en expérimentant à partir de la "ligne claire" dans un style semi-réaliste), aboutit à une formidable lisibilité graphique tout en donnant forme aux fantaisies les plus débridées (le design des vaisseaux, des armes, les décors baroques de Tantala).

Parfois on décèle chez Parlov une autre influence, plus cartoony, qui se remarque notamment dans le physique de Duke McQueen âgé, le faisant étonnamment ressembler à un autre héros rangé des voitures, Bob Paar, le père de famille des Indestructibles (Brad Bird, 2004). 

Ceci n'est sûrement pas une coïncidence tant Millar lui-même semble s'inscrire dans cette même veine : lorsque Kris Moor vient demander son aide à Duke, on pense aussi à la mission-piège à laquelle répond Mr. Indestructible dans le film, et lorsqu'il se jette dans l'action avec la fougue du jeune homme qui, 40 ans auparavant, sauva le royaume de la reine Attala, si on peut s'étonner de l'agilité d'un sexagénaire, on pardonne cette licence pour le fun qu'elle procure.

Le nom même de Duke McQueen évoque d'autres clins d'oeil au cinéma puisque "Duke" était le surnom de John Wayne et McQueen rappelle le "king of cool" Steve McQueen, deux icônes du film d'aventures.

Mais, bien sûr, dès la couverture de l'album (curieusement réalisée par John Cassaday, alors que Goran Parlov signe toutes celles des épisodes intérieurs avec maestria), Starlight doit l'essentiel à Flash Gordon d'Alex Raymond (Millar pitcha d'ailleurs son projet comme un "mélange de Flash Gordon et d'Impitoyableréalisé par Clint Eastwood). Si le résultat n'a rien de commun avec la puissance crépusculaire du long métrage d'Eastwood, les flash-backs (très brefs) et le baroud d'honneur du héros sur Tantala contre le Kingfisher (un méchant générique, manquant un peu de charisme) s'inscrit dans un propos très premier degré - à cet égard, si une adaptation cinématographique de cette histoire devait voir le jour (comme Millar l'envisage avec tous ses creator-owned), il serait plus judicieux d'en tirer un film d'animation car en prises de vue réelles, le kitsch de l'entreprise nécessiterait une complicité difficile à gagner du public.

Si l'intrigue est conventionnelle et convenue, le dénouement est poignant et d'une sobriété admirable : l'ultime preuve que Starlight mérite une place à part dans la production de son auteur. 

mercredi 29 novembre 2017

CHRONONAUTS BONUS

Comme souvent pour ses productions en creator-owned, Mark Millar obtient d'artistes amis des variant covers et Chrononauts n'échappe pas à cette tradition, surtout pour le premier épisode (avec des images de Matteo Scalera, Dan Panosian, Ryan Ottley...).
Mais en plus des couvertures régulières des quatre épisodes, Sean Murphy a pris le temps d'imaginer des illustrations alternatives en rendant hommage à la source d'inspiration de cette histoire, les "buddy movies" des années 80.
Enjoy !

 A la manière de Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985)

A la manière de Top Gun (Tony Scott, 1986)

A la manière de L'Arme fatale (Richard Donner, 1987)

A la manière de Butch Cassidy et le Kid (George Roy Hill, 1969)

CHRONONAUTS, de Mark Millar et Sean Murphy


J'avais déjà lu Chrononauts il y a quelques mois mais sans penser à prendre des notes pour en tirer un résumer ni en rédiger une critique. Comme je visite le "Millarworld" en ce moment, je me suis donc replongé dans la collaboration entre Mark Millar et Sean Murphy (qui restera certainement unique puisque le dessinateur a récemment annoncé qu'après son prochain projet avec Scott Snyder, il ne se consacrera plus qu'à des BD qu'il écrira). Plaisir confirmé.


Invité dans le Sud-Est de la Turquie, le scientifique Corbin Quinn visite la découverte d'une équipe d'archéologues sur place : dans une caverne construite il y a plus de 6 000 ans, plus ancienne que le site de Stonehenge, on a trouvé un avion à réaction datant des années 1970. De retour au Texas, Quinn en discute avec son ami et confrère Danny Reilly, convaincu que des découvertes similaires ne sont pas des canulars mais des objets déplacés dans le temps. Or, la "chrono-physique" est le domaine de Quinn qui a convaincu le gouvernement de construire d'abord un satellite pour enregistrer des images dans le passé. 


Ainsi obtient-il des prises de vue provenant de la bataille de Gettysburg en 1863 : la nouvelle fait la "une" des médias  et préfigure la confection de combinaisons permettant à l'homme de voyager dans le temps. 18 mois plus tard, depuis une base du Nevada, Quinn et Reilly testent leur équipement. Mais au moment de franchir le portail temporel, Quinn est aspiré dans la mauvaise direction et, au lieu d'être transporté en 1942, il remonte jusqu'en 1504 à Samarkand. Reilly convainc alors le personnel technique et la sécurité d'aller sauver son ami.


Grâce à la caméra intégrée à sa combinaison, Reilly diffuse des images de son arrivée en 1504 à Samarkand où il est convoyé par des hommes équipés d'armes d'autres époques jusqu'au roi de la ville : Corbin Quinn ! Bien qu'il ne soit parti que depuis 40 minutes, il est en fait là depuis quatre ans, période qu'il a mise à profit pour améliorer son matériel exploratoire afin de se déplacer à travers les âges tout seul. 

Il embarque pour une virée de démonstration Reilly à Paris en 1961, puis en 3 000 avant J.C. en Egypte, en 1220 au Japon, en 1929 à New York : partout il a gagné les titres de pharaon, seigneur, hommes d'affaires, politicien, frayant même avec la petite amie du gangster de "Lucky" Luciano. Mais Reilly le réprimande d'utiliser ces transports temporels pour combler ses plaisirs personnels et non pour le bénéfice de la recherche. Quinn lui répond qu'il a tout perdu en 2015 : son père alcoolique, sa femme Rachel. Cependant, dans la base du Nevada, Mannix le chef de la sécurité rassemble un commando pour appréhender les deux compères qui continuent de se balader (durant la préhistoire il y a 65 millions d'années puis en Ecosse en 1314 jusqu'à Bethléem où ils assistent à la naissance de Jésus !). A New York, en 1929, la fiancée de "Lucky" Luciano soupçonne Quinn de la tromper et s'apprête à le livrer à la pègre...


Quand Quinn retourne à New York en 1929, il échappe miraculeusement à son exécution grâce à l'intervention du commando de Mannix mais s'enfuit avec Reilly. Une folle course-poursuite s'engage entre les deux scientifiques et les hommes de Mannix, passant par Miami en 1969 lors de la finale du Superbowl, Londres en 1895, Rome en 203 après J.C., Koursk en 1943, Dallas en 1963 (où ils déjouent l'assassinat de JFK !), en Chine en 212 ap. J.C., le Grand Canyon en 1452, puis de retour à Samarkand en 1504.


Quinn a compris qu'on les traquait grâce à la batterie de leur combinaison et ordonne à son général, Savar, de s'en débarrasser mais ce dernier en enfile une et menace de mort les deux scientifiques s'ils ne lui expliquent comment l'équipement fonctionne...


Mannix écrasé par un dinosaure avec son commando il y a 65 millions d'années, Quinn et Reilly sont désormais livrés à eux-mêmes. Comme le premier "chrononaute" refuse d'expliquer à Savar le fonctionnement de sa combinaison, il est expulsé de Samarkand et livré au désert tandis que Reilly est conduit en salle de torture. Mais Quinn retrouve une combinaison de rechange qu'il avait caché dans le désert précédemment et il en profite alors pour réunir une armée avec des guerriers issus de Norvège en 812 ap. J.C., à Sparte en 431 av. J.C., en France en 1916, à Rome en 225 ap. J.C., en Chine en 202 av. J.C..


Tous ensemble ils attaquent Samarkand et libèrent Reilly en tuant Savar et ses sbires. Danny convainc alors Corbin de réparer les dégâts qu'il a infligés au continuum espace-temps en corrigeant au passage les erreurs commises dans son propre passé. Ainsi revient-il en 2015, attendu par Rachel et son père tandis que Reilly calcule que leurs aventures n'ont en vérité duré pas plus de huit minutes.

De toutes les productions estampillées "Millarworld", publiées par Image Comics, Chrononauts est sûrement la plus délirante et la plus spectaculaire tout en étant le plus dense : en seulement quatre épisodes, on traverse une multitude d'époques, de lieux, au gré des péripéties de Corbin Quinn et Danny Reilly, en cessant rapidement de réfléchir à l'ampleur des changements qu'infligent les deux aventuriers sur le continuum temporel.

L'intention de Mark Millar a clairement été d'en mettre plein la vue au lecteur tout en le divertissant de manière légère et trépidante, sans souci de réalisme. En convainquant le prodige Sean Murphy (révélé par Joe l'aventure intérieure écrit par Grant Morrison puis son propre récit complet Punk Rock Jesus et ses collaborations avec Scott Snyder, pour The Wake, et récemment Tokyo Ghost avec Rick Remender), le scénariste a une fois de plus eu la chance d'accrocher un artiste fantastique à son tableau de chasse mais surtout le dessinateur idéal pour supporter un récit aussi exigeant visuellement.

La référence de Millar pour Chrononauts est les "buddy movies" des années 1980 où deux personnages dissemblables, aussi bien physiquement que psychologiquement, s'allient pour une mission qu'ils sont les seuls à pouvoir accomplir et qui, dans les épreuves qu'ils rencontrent, admettent leur complémentarité. On peut noter que Murphy avait designé les deux héros de manière très différente au départ (voir ci-dessous), attribuant l'aspect de Reilly à Quinn et s'inspirant pour Reilly d'un autre modèle. Si j'ignore la raison de ces modifications, on peut néanmoins penser que donner à Corbin un look de baroudeur un peu plus âgé visiblement que celui de Danny correspond mieux au passé chaotique du personnage.


Malgré ces déplacements géographiques et historiques très amusants, le récit bénéficie d'un rythme absolument affolant, qui ne laisse aucun répit au lecteur, aussi ébahi que Reilly au début (et plus encore par la suite jusqu'à la fin). La morale en jeu est qu'on peut facilement être grisé par le pouvoir acquis (par la science ici) et le détourner à des fins personnels : à cet égard, la dérive de Quinn est logique puisqu'il a perdu tout ce qu'il aimait et (peut-être en l'ayant prémédité) ne veut plus rentrer en 2015 où il est malheureux, ayant sacrifié son couple et sa relation avec son père alcoolique pour son travail et la gloire.

De l'autre côté, Reilly apparaît d'abord comme un frimeur inconséquent avant de se muer en guide moral pour son ami dont il déplore les excès et qu'il va amener à le sauver, puis à se sauver de lui-même lorsqu'il s'agira de ranger tout ce qu'il a déplacé à travers les âges. On perçoit là une dimension sentimentaliste affichée et assumée par Millar, contredisant le cynisme provocateur qu'on lui a souvent associé.

Les pages de Murphy ne se contentent pas de représenter les parties les plus grandiloquentes avec un luxe de détails et un sens du mouvement extraordinaire, grâce à des plans composés pour optimiser l'action, les cascades, les décors : il excelle aussi dans les moments plus calmes ou comiques grâce à son trait vif, où chaque élément est disposé dans une ambiance que la colorisation de Matt Hollingsworth, grâce à une palette soulignant les teintes chaudes, souligne.

Il est difficile de résister à une balade pareille : elle procure une telle dose de fun et elle est si bien illustrée qu'on la lit et relit avec un plaisir intact.

mardi 28 novembre 2017

REBORN : BOOK ONE, de Mark Millar et Greg Capullo


Vous qui passez par là en curieux occasionnel ou en lecteur fidèle, vous aurez donc compris que je suis en ce moment dans une période Mark Millar. J'ai souvent apprécié ses travaux, en particulier chez Marvel (je ne lisais plus de comics quand il a percé chez DC Comics), mais depuis qu'il a franchi le Rubicon et s'est fait une place au soleil avec son propre label, hébergé tantôt ici, tantôt ailleurs (mais désormais fixé chez Netflix), ses propositions d'histoires et le prestige de ses collaborations aiguisent l'appétit encore plus. Sa récente collaboration avec Greg Capullo pour ce Reborn n'échappe pas à la règle.


Âgée de 78 ans, Bonnie Black est hospitalisée pour des troubles cardio-pulmonaires. Veuve depuis la mort de son mari en 2002, abattu par un sniper fou à Minneapolis, elle a perdu foi en un quelconque au-delà mais cela ne l'empêche pas de regretter par avance d'être séparée de sa fille Barbara et de sa petite-fille Felicity une fois qu'elle sera partie. Une nouvelle attaque la conduit en salle d'opération où elle semble succomber... Sauf qu'elle se réveille sur un champ de batailles extravagant où on la reconnaît comme la sauveuse d'Adystria. Son père, Tom, vient alors jusqu'à elle, rajeunie de 53 ans !   

Bonnie est conduite à Adystria où elle est accueillie comme le Messie et son père lui explique la situation : ce monde est celui où arrivent les morts mais il est divisé en deux provinces en guerre. Le conflit est mené par Lord Golgotha depuis ses Terres Sombres mais une prophétie affirme que Bonnie sera la seule à pouvoir le vaincre et ainsi à rétablir la paix. Elle accepte, bon gré mal gré, cette tâche mais avant elle veut retrouver son mari, Harry, et se donne un mois pour cela - après quoi elle défiera l'ennemi. Elle part sur-le-champ avec Tom chez la Reine des Fées, qui se trouve être sa plus vieille amie sur Terre, Angela White, devenue une créature très puissante mais indifférente à la guerre car ce monde ne ressemble pas au paradis promis par la Bible. Cependant, le général Frost (qui fut le chat de Bonnie) obtient de Golgotha la permission de tuer Bonnie.


Le périple de Tom et Bonnie se poursuit jusqu'à ce qu'ils soient capturés par Trader Koti, un marchand d'esclaves qui compte vendre la jeune femme à Golgotha en la remettant à Frost. Mais elle trouve un moyen spectaculaire de s'échapper avec son père. Sur les quais toutefois, ils se trouvent encerclés jusqu'à ce qu'un sorcier leur ouvre une issue. Mais il s'agit d'un piège car ils atterrissent dans le donjon de la Montagne Noire des Souhaits.
   

Pour se tirer de là, Bonnie libère les prisonniers mais ceux-ci la trahissent en les assommant, elle et son père. Ils sont conduits, enchaînés, en haut de la montagne pour y être sacrifiés par Il Mago et Ruby l'impératrice des étoiles (une autre connaissance terrestre de Bonnie). Le général Frost arrive pour exécuter lui-même le père et surtout sa fille (à qui il n'a jamais pardonné de l'avoir fait stériliser). Pourtant, à nouveau, grâce une ruse, elle retourne la situation, formant un voeu maléfique qui tue tous ses adversaires puis Tom se libère de leurs chaînes de la même façon.


Après de nouveaux territoires, souvent hostiles, traversées, le duo retrouvent Rob-Boy, leur chien, qui a pisté où était Harry, le mari de Bonnie. Mais une fois sur place, ils découvrent un village dévasté par Arimathea, le dragon à tête de lion de Golgotha qui a enlevé plusieurs hommes dont Harry. Qui plus est Bonnie apprend que ce dernier a refait sa vie ici avec Sarah, mère de leurs deux enfants. Il est temps, décide-t-elle, d'en finir avec Golgotha - que Harry reconnaît comme le sniper qui l'avait abattu en 2002 à Minneapolis !


Bonnie et son père se présentent devant Golgotha et sa cour, composée de la lie de l'humanité (voleurs, criminels, terroristes). Arimathea attaque le premier mais Estelle surgit alors pour l'écarter et libère ses fées pour éloigner les renforts qui se pressent autour des visiteurs. Bonnie et son père affrontent Golgotha qui veut tuer la jeune femme pour ouvrir un portail dimensionnel afin d'envahir le monde des vivants. A l'hôpital, Bonnie, en réanimation, préfère alors se laisser mourir pour empêcher le plan de son ennemi de se réaliser et le tuer. Estelle n'a pas survécu à la bataille et son âme s'envole pour un autre plan dimensionnel, Harry retrouve Sarah et ses enfants tandis que Bonnie s'installe sur son trône de reine d'Adystria.

C'est un curieux mélange qu'a concocté Mark Millar avec cette aventure surnaturelle sur le thème de la vie après la mort. Bien qu'il soit spécifié qu'il s'agit d'un Book One, ce qui suggère une suite, le récit est complet (comme Huck) - mais contrairement à d'autres de ses productions (comme Empress, qui s'achève sur un twist concernant un personnage important : à ce jour, Millar n'a donné suite qu'à un seul titre lui-même, Kick-Ass, et va le décliner avec un nouveau personnage reprenant cet alias l'an prochain, toujours avec John Romita Jr au dessin. Mais à quand la suite d'Empress, de Reborn quand on sait l'agenda bien rempli de Stuart Immonen ou Greg Capullo ? A moins que ces histoires soient confiés à de nouvelles équipes comme ce sera le cas avec Hit-Girl en 2018 ou Kingsman actuellement...).

Le point commun de Reborn avec Huck, c'est que leur héros placé dans une situation périlleuse doit combattre pour s'y adapter et affronter des interlocuteurs malveillants. Huck était une bonne âme dont la générosité et les pouvoirs une fois dévoilés l'obligeaient à faire face à la médiatisation et au passé de sa mère, dans lequel se trouvait l'origine de ses dons extraordinaires. Bonnie Black va elle aussi devoir composer avec un rebondissement bouleversant.

Millar nous la présente d'abord de nos jours, vieille femme seule et éplorée, septuagénaire veuve mais triste à l'idée de quitter ce monde en causant le chagrin de sa petite fille à laquelle elle est très attachée. La vie a tout pris à Bonnie : ses parents (dans des circonstances dramatiques), son mari (dans une événement atroce), sa meilleure amie (hospitalisée comme elle). Lorsqu'une nouvelle attaque cardiaque, elle est résignée à partir.

Mais la voilà transportée dans un monde fantastique et revenue à ses 25 ans, considérée comme une sorte de Messie : l'au-delà selon Millar ressemble à un décor d'heroic fantasy avec toute sa panoplie - guerriers en épée et armure, dragons, monstres, sorciers, gueux et seigneurs, et un méchant démon (dont l'alter ego sur Terre fut intimement lié au calvaire de Bonnie Black). Le dépaysement est d'autant plus total et intense que sa représentation est assurée par Greg Capullo (disponible après un long run - presque cinq ans sans interruption - sur Batman, écrit par Scott Snyder, durant la période "New 52" de DC).

Encore une fois, Millar a réussi à attirer dans un de ses projets une pointure des "Big Two" mais il lui a écrit un script sur mesure. Capullo a une carrière étonnante : il est repéré jeune par les fondateurs d'Image Comics, à qui il servira de "petite main" en collaborant avec Jim Lee, Whilce Portacio, Todd McFarlane. Puis, contrairement à ses mentors, il migre vers Marvel où il se fait remarquer mais dans une période de crise (à la fin des années 90, toute l'industrie des comics et "la Maison des Idées" traverse de sévères turbulences économiques, frôlant la banqueroute). Capullo décide alors de se retirer pour exercer ses talents dans d'autres domaines (le jeu vidéo notamment) : son exil durera neuf ans, une éternité.

Puis il accepte de replonger dans les comics quand McFarlane lui soumet le script de The Haunt (une version horrifique de Spider-Man) écrit par Robert Kirkman (le scénariste à succès de The Walking Dead). L'expérience est compliquée par l'emploi du temps de McFarlane, encreur sur ce projet mais aussi directeur de publication pour son propre label. Mais DC a remarqué la ponctualité et le style de Capullo et lui fait signer un contrat d'exclusivité pour illustrer le Batman de Snyder : la suite est connue, ce sera un immense succès.

Influencé par les maîtres tels que Frank Frazetta et John Buscema, attiré par le baroque et l'horreur, Capullo était donc l'artiste idéal pour illustrer pareille histoire et il ne fait pas les choses à moitié : ses créatures sont insensés, ses décors très fouillés, ses designs (voir ci-dessous) étudiés comme des synthèses du genre exploré par Millar.     

    



La trame de Reborn est classique, linéaire : une héroïne, un peu désorientée mais qui s'adapte vite, d'un côté ; un affreux méchant, de l'autre, et jusqu'à leur duel, spectaculaire, sanglant et brutal, chargé en symbolisme (le prix du sacrifice, la transmission, le fait d'assumer un rôle de sauveur), un voyage épique, coloré (mention spéciale à la colorisation de FCO Plascencia, complice habituel de Capullo), foisonnant (magnifique encrage de Jonathan Glapion, le partenaire du dessinateur depuis Batman).

Millar en fait voir à son héroïne qui la sauveuse désignée par une prophétie, détentrice de capacités à combattre qui vont se révéler progressivement, tout en devant composer avec l'abandon de sa vie terrestre. De quoi faire vibrer le lecteur, même s'il attend de manière convenue (et conventionnelle) la victoire du Bien sur le Mal. Comme dans Empress, on pourra juste déplorer le peu de place finalement réservé à Golgotha avant le combat ultime (alors que, comme Morax, il ne manque pas de charisme et que ses scènes transpirent d'un puissant malaise - avec bains de sang littéralement ou fornication, suggérée, avec son dragon à tête de lion !). Mais l'auteur a habitué les clients de son "Millarworld" à des BD feel-good depuis un moment maintenant, où le but de l'aventure compte finalement moins que le périple lui-même (agissant comme un révélateur mouvementé pour le personnage principal à s'adapter à sa nouvelle vie).

C'est surtout pour cela, cette dimension divertissante associée à la force graphique et à la simplicité accrocheuse de la narration, que Reborn, comme ses devanciers et ses successeurs, est un plaisir de lecture : simple à aborder, exploitant de manière efficace des genres très codifiés, cette série de six épisodes est immédiatement séduisante, épargnant tout effort pour le lecteur comme elle semble aussi aisément produite par ses auteurs. 

lundi 27 novembre 2017

HUCK, BOOK ONE : ALL-AMERICAN, de Mark Millar et Rafael Albuquerque


Nouvelle lecture issue du "Millarworld" avec ce Huck dont le nom renvoie aussi bien à Huckleberry Finn (de Mark Twain) qu'à Hulk (de Stan Lee et Jack Kirby) mais qui a été en vérité à Mark Millar par le film Man of steel (Zack Snyder) - ou, plutôt, en réaction à cette adaptation de Superman, trop sombre et violente à son goût. Mais la référence principale, initiale, fondamentale est à chercher ailleurs encore...


Dans un patelin de l'Amérique profonde vit Huck : abandonné après sa naissance et recueilli par Mrs Taylor qui trouva sur le bébé ce simple mot "Please love him" ("s'il vous plait, aimez-le"), il a développé en grandissant des capacités physiques extraordinaires - force, vitesse, agilité, endurance. Mais il a surtout fait le serment de s'en servir pour faire le bien autour de lui sans rien attendre en retour que la discrétion à son sujet. Tout cela va voler en éclats quand Diane Davis, dont il a retrouvé un bracelet perdu dans une rivière, et mise au courant des dispositions de Huck informe les médias pour célébrer, comme elle le croit juste, ce héros.
  

Huck se cloître chez Mrs Taylor et Zoe (secrètement éprise de lui), qui reprochent à Diane son inconséquence. Mais quand le jeune homme (34 ans) voit à la télé une jeune femme en détresse parmi la foule à l'extérieur, il ne peut se résoudre à la laisser ainsi et sort affronter les journalistes. Assailli par des anonymes, il accepte, en prenant des notes, de retrouver leurs proches disparus comme il est si doué pour cela. Rapidement, ses actes de bravoure désintéressés attirent l'attention à travers le monde jusqu'en Sibérie où le reconnaît un certain professeur Orlov...
  

L'efficacité mais aussi la naïveté de Huck lui valent d'être abordées par l'équipe du gouverneur Larry Mitchell qui brigue un nouveau mandat et qui compte exploiter le jeune samaritain, qui se doute pas que toute l'équipe de campagne se moque de con caractère simplet. Participant à une réception où on l'expose tel un phénomène de foire, il s'éclipse mal à l'aise en laissant les clés de sa chambre d'hôtel à deux SDF puis rentre chez lui en grimpant sur le toit d'un train. C'est là qu'il est abordé par un homme aussi doué que lui et qui affirme être son frère, Tom !


De retour chez lui, auprès de Mrs. Taylor et Zoe, Huck apprend par Tom ses origines : en 1981, en Sibérie, leur mère servait aux expériences secrètes du gouvernement car elle était douée de pouvoirs psychiques. Un médecin tomba amoureux d'elle et elle s'en servit pour fuir jusqu'en Amérique où elle donna naissance à ses deux fils qu'elle confia à de bonnes âmes pour que personne ne les retrouve. Tom convainc alors Huck de le conduire jusqu'à elle mais une fois sur place Anna Kozar révèle qu'elle n'a eu qu'un seul enfant et Tom avoue qu'il est aux services du Pr. Orlov.


Huck et sa mère son exfiltrés et enfermés dans une base secrète en Sibérie, dans une cellule assez résistante pour contenir le jeune homme. Le plan d'Orlov est de se servir de lui pour engendrer de futurs enfants qui, ayant hérité de ses gènes, deviendront des super-soldats, tandis que Anna est promise à une exécution rapide. Mais Huck trouve un moyen ingénieux de s'échapper avec sa mère...


Orlov est évacué tandis que Tom et un autre de ses agents (tous deux des androïdes en fait) tentent de stopper Huck et sa mère. Mais le jeune homme en vient à bout et arrête ensuite le professeur que Anna contraint à donner toutes les données à leur sujet puis efface de son cerveau toutes ses connaissances scientifiques. Estimant que les Russes nieront ces événements, elle et son fils rentrent aux Etats-Unis pour y reprendre une existence paisible mais ensemble cette fois.

Réalisée en 2015 et publiée chez Image Comics, cette fable s'identifie rapidement pour ce qu'elle est et par rapport au héros dont elle s'inspire réellement : Mark Millar l'a lui-même précisé en interview quand on lui suggérait que Huck évoquait Superman et qu'il corrigeait son interlocuteur en préférant citer Captain America (son Superman ayant davantage été réinterprété dans Superior).

Lorsqu'on comprend en effet, lors du récit de ses origines par Tom, que Huck a été enfanté par une femme doté de pouvoirs psychiques et ayant subi des expériences, puis, après, que le Pr. Orlov veut en faire le père de super-soldats, le mot est lâché, c'est bien à Steve Rogers qu'il fait le plus penser. Y compris physiquement avec sa carrure athlétique, ses cheveux blonds et ses yeux bleus, silhouette saisie dans une Amérique de carte postale.

Le scénariste a indiqué au dessinateur brésilien Rafael Alquerque (qu'il a réussi à chiper à Scott Snyder pour lequel il dessine la série American Vampire) que la première image qui lui était venu pour visualiser Huck était celle d'une peinture de Norman Rockwell. Esthétiquement, l'artiste s'est attaché naturellement à suivre cette piste graphique sans chercher pourtant à imiter le célèbre portraitiste de l'Amérique des années 1920 à 40. Il parvient avec brio et dynamisme à animer ces six épisodes avec la contribution essentielle du coloriste Dave McCaig, dont la palette joue sur des contrastes très expressifs - des teintes solaires pour Huck et l'Amérique, puis des tons bleus plus froids avec Orlov et la Sibérie.

L'histoire et le dessin se marient superbement pour décrire les exploits physiques du héros, dès les premières pages où on le voit sauter de toits de voitures en marche avec vélocité et souplesse dans la nuit et jusqu'à l'aube. Dans son bleu de travail, sur lequel il enfile parfois son blouson de cuir avec des ailes imprimées dans le dos, ce gentil colosse, plus juste qu'intelligent, exige du lecteur d'abandonner tout cynisme pour l'apprécier. C'est un personnage casse-gueule car le risque est d'en faire justement une sorte d'attardé mental suscitant plus la pitié ou la moquerie que l'empathie, mais Millar lui-même l'écrit au premier degré, sans "as dans sa manche", sans surprise finale (où on découvrirait par exemple que Huck joue le ravi de la crèche pour tromper son monde). Non, c'est un authentique candide, un vrai juste.

Albuquerque le représente avec une économie de traits payante, négligeant volontairement dans certaines scènes émouvantes les arrières-plans pour se concentrer justement sur ce qui se joue à ce moment-là. Charge à McCaig de remplir les fonds par des camaïeux traduisant l'ambiance en respectant cette épure décorative... Ce qui n'empêche pas ailleurs le dessinateur de gratifier le lecteur de plans très fouillés (comme cette double planche exposant la sinistre forteresse où Orlov mène ses expériences et détient Huck et sa mère).

Pourtant, au coeur de cette fable, où l'héroïsme gratuit est exalté, se nichent deux astuces réjouissantes et piquantes qui relèvent le programme : le sous-titre de l'histoire, All-American, trompe malicieusement le lecteur puisqu'en vérité notre bon samaritain si folklorique est en donc en vérité un russe ; et Millar, comme il l'a avoué, s'est fait surprendre par son propre récit qu'il comptait conclure autrement, de manière plus brutale... Avant d'admettre que cela ne correspondait pas à la philosophie de l'intrigue ni de son héros et qu'une autre solution s'imposait.

Parfois donc, sans que nul ne s'y attende, lecteur comme auteur, ce sont les créatures qui détournent leurs aventures pour les rappeler à leur logique.  

dimanche 26 novembre 2017

ASTRID BROMURE, TOME 3 : COMMENT EPINGLER L'ENFANT SAUVAGE, de Fabrice Parme


Comme chaque début d'année, Fabrice Parme sort un nouveau tome des aventures d'Astrid Bromure. Le dernier en date est paru il y a environ onze mois, mais alors je n'alimentais plus ce blog. Il est donc temps de réparer cet oubli en notant Comment épingler l'enfant sauvage.


Parce qu'elle a découvert qu'elle était l'unique enfant unique dans l'arbre généalogique des Bromure, Astrid souhaite avoir un frère ou une soeur et, par la ruse, convainc ses parents de partir en expédition au Gabokonga pour trouver un enfant sauvage qui remplira ce rôle. Toute la famille, y compris la majordome, la cuisinière et la gouvernante Mlle Poppyscoop, s'envole donc à bord d'un dirigeable pour l'Afrique.


Bien vite, sur place, Astrid et ses proches capturent dans leur campement un pygmée Taba-Tobo en possession d'une figure d'envoûtement à l'effigie d'un enfant sauvage qui profite de la confusion pour récupérer la figurine. Astrid le poursuit et s'enfonce dans la jungle, indifférente aux dangers représentés par la faune locale et accompagnés de son chien Fitz et de son chat Gatsby. Enfin, elle parvient à communiquer avec l'enfant sauvage qu'elle baptise Adam.
  

Cependant la tribu des Taba-Tobo a assiégé le campement des Bromure et leur personnel et les corrige sur leur nature : contrairement à ce qu'affirment les livres occidentaux, ils ne sont pas des sauvages cannibales mais des êtres civilisés soucieux de préserver leur environnement et ils ne persécutent pas sadiquement l'enfant sauvage mais cherchent à lui apprendre à se défendre dans ce cadre hostile où sa seule famille sont des oiseaux qui l'ont recueilli et élevé.


Tandis qu'en échange de ces enseignements, Mlle Dottie, la cuisinière, apprend à la tribu de nouveaux mets à partir de leurs épices, Astrid et Adam apprennent difficilement à faire connaissance. Mais la fillette doit rejoindre ses parents sur le départ. Toutefois, l'aventure n'est pas terminée...

On ne saurait, pas plus que pour les deux précédents tomes, reprocher à Fabrice Parme de n'avoir produit qu'une trentaine de pages pour cet épisode car la densité du récit et de sa narration est telle qu'il y a autant à lire ici que dans un album traditionnel qui compterait une vingtaine de pages supplémentaires.

Passé ce mérite purement quantitatif, c'est une nouvelle fois un enchantement, qui séduira, selon la formule consacrée, petits et grands, quoique de manière différente. Les plus jeunes disposeront d'une aventure très divertissante, mené sur un rythme très soutenu, dont la concision ne risque pas de les rebuter (mais plus sûrement de leur ouvrir l'appétit). Les adultes, eux, apprécieront cette histoire qui explore non seulement le cadre africain, dépaysant par définition, mais surtout une sorte de conte à la morale tolérante très subtile concernant le continent noir comme celui que convoite les blancs plus que les indigènes ne rêvent d'occident et sur le fait qu'aimer quelqu'un ne revient pas à le posséder.

Ce que désire Astrid, c'est en vérité moins un petit frère ou une petite soeur qu'un compagnon de son âge qui présenterait en outre l'avantage de détonner dans son entourage guindé. Mais son fantasme se heurte rapidement à une réalité qu'elle n'avait pas soupçonnée et qui passe par le langage, la communication. Le bon petit sauvage qu'elle convoite n'est pas un jouet docile et imbécile ("l'idiot du village" comme elle le craint) mais un être plein de ressources que le milieu dans lequel il a grandi a formé irrémédiablement différent. En acceptant cette différence, Astrid l'apprécie mais en tire une leçon inattendue : elle, si sûre, convaincue, déterminée, avouera à Mlle Poppyscoop, sa gouvernante, quitter l'Afrique "désorientée" - elle a moins vu le pays, sa nature qu'un des représentants et le fossé culturel qui les sépare et les empêche d'être d'improbables frère et soeur, mais leur permet d'être amis et de savourer que ce les distingue contribue à les enrichir.

La série y gagne en émotion et en mélancolie sans perdre sa bonne humeur et sa tonicité, que le graphisme incroyablement minutieux de Parme exalte. Son découpage est d'une prodigieuse inventivité sans jamais oublier de rester lisible : il y a là une abondance jouissive, une gourmandise de la part de l'artiste composant des pages pleines assouvissant l'appétit du lecteur. On est dans une moyenne de neuf cases mais souvent le nombre s'élève à dix-sept sans que jamais le résultat ne paraisse chargé.

Avec peu, Parme fait beaucoup, c'est même sans doute un de dessinateurs les plus impressionnants à ce niveau : l'enchaînement de ses plans est d'une fluidité parfaite, l'expressivité de ses personnages tient à peu de lignes mais tracées avec une maîtrise extraordinaire. On a souvent cette impression d'être face à l'ouvrage maniaque d'un miniaturiste qui réinterprète les codes de son média pour lui donner une intensité nouvelle. Il faut voir comment son plaisir manifeste à croquer la jungle, ses dangers - avec une faune irrésistiblement cartoony et colorée comme un tableau du Douanier Rousseau - , comble le regard par la vie qui l'anime.

C'est somptueux tout simplement - et on se prend déjà à rêver de la manière dont il va s'emparer de sa prochaine histoire dans laquelle Astrid Bromure investiguera sur le monstre du Loch Ness : tout un programme !   

vendredi 24 novembre 2017

JUPITER'S LEGACY : BOOK TWO, de Mark Millar et Frank Quitely


Et on passe à la suite de Jupiter's Legacy avec ce Livre II contenant cinq nouveaux épisodes.


Brandon Sampson et son oncle Walter ont établi un nouvel ordre mondial. Mais après avoir assassiné leur leader, Sheldon, qui était respectivement leur père et leur frère, Chloe, leur soeur et nièce, a pris la fuite avec Hutch et Jason. Ce dernier doté comme toute sa famille de super-pouvoirs a fait de ses parents des fugitifs qui, une fois découverts, ont décidé de contre-attaquer... Mark Millar promettait que ce deuxième acte (un troisième est bel et bien programmé à partir de 2019 sous le titre Jupiter's Requiem) serait encore meilleur que le premier. Promesse tenue ?
  

1991 : Skyfox fabrique pour son fils la même arme que son héros favori, Blue Bolt, dont il n'aura droit de se servir qu'une fois adulte. Puis il sort de chez lui, attendu par Walter et son armée de surhommes... 2020 : Hutch, Chloe et Jason procèdent à travers le monde à un recrutement d'anciens super-vilains pour renverser le régime hégémonique mis en place par Brandon et Walter Sampson. Leur dernière cible est Repro, détenu à Dubaï, sous la garde de la redoutable Raikou, fille de Walter. Jason la défie pendant que son père et ses complices vont délivrer leur ami.


Raikou se montre à la hauteur de sa terrible réputation en tenant tête au gang de Hutch qui parvient toutefois à libérer Repro. Ce dernier peut dupliquer les pouvoirs d'autrui et ainsi maîtrise-t-il Raikou. Pendant de temps à Detroit, Brandon présente en grandes pompes un nouveau type de moteur qui relancera l'industrie automobile de la ville, conçu par Jules, le fils de Walter, lorsqu'un djihadiste baptiste se fait exploser. La déflagration est si meurtrière qu'elle cause des milliers de victimes et des dégâts matériels colossaux. Persuadé qu'il s'agissait d'un agent chinois, Brandon, contre l'avis de Walter, décide de riposter et en quelques heures conquiert le pays, dominant ainsi l'économie mondiale. Cependant, en Afrique, dans l'ex-repaire de Skyfox, Jason localise son grand-père que tout le monde croyait pourtant mort.  


Chloe, Jason et Hutch rencontrent, dans une planque en Russie, George Hutchence alias Skyfox, et lui demandent son renfort pour libérer d'autres surhumains du pénitencier de haute sécurité, le Supermax. Mais il refuse, estimant que l'Amérique qui l'a autrefois condamné parce qu'il avait contrarié Walter dans ses plans, mérite d'être écrasée par des dirigeants corrompus aujourd'hui. Le gang se prépare et Chloe demande alors à Hutch de l'épouser une fois que toute cette affaire sera réglée. C'est alors, contre toute attente, que Skyfox se joint à eux.


Jules découvre un satellite sur la Lune, fabriqué par Jason pour détecter les surhumains clandestins et que Walter compte utiliser à son tour pour localiser les super-vilains. Ignorant cela, ces derniers sont donc attaqués par surprise dans leur forteresse volante supposée invisible aux radars. Chloe affronte Brandon tandis que Hutch se bat contre Walter avec Repro. Pendant ce temps, Jason rejoint le Supermax.
   

La bataille finale est épique entre les deux camps mais malgré leur infériorité numérique, les alliés de Hutch prennent l'avantage grâce à l'arrivée de leurs acolytes libérés du Supermax. Hutch tue Walter après que celui-ci ait abattu Skyfox. Chloe se téléporte, grâce à l'arme de Hutch, sur Mars avec Brandon de manière à le neutraliser dans faire courir de risque aux civils. Une fois les dégâts sur Terre réparés, Hutch et Chloe décident de reprendre le flambeau de leurs parents pour guider le monde vers un avenir meilleur tout en laissant aux hommes leur libre arbitre et en conservant une double identité pour vivre sereinement en famille.

La démarche de Mark Millar sur les deux premiers tomes de Jupiter's Legacy ressemble en définitive assez à ce qu'il avait accompli durant son run sur Ultimates. Dans un premier temps, il a posé les bases d'une relecture personnelle des codes d'un univers identifiable facilement (hier la fondation de l'équipe des Avengers, ici celle des premiers super-héros) en les confrontant à des menaces internes (stopper Hulk puis une invasion alien, se débarrasser de The Utopian pour commander le monde). Puis, dans un deuxième temps, orchestrer une riposte d'envergure à partir de la division de la communauté des super-héros en deux camps, avec une supériorité affichée d'une des parties (la cavale et la préparation de la contre-attaque du gang de Hutch et Chloe contre l'armée de Brandon et Walter).

C'est donc évident que ce Book Two gagne en nervosité et en spectaculaire et tient toutes ses promesses en plaisir de lecture. La carte maîtresse de Millar est que, par rapport à Ultimates, outre qu'il est ici libre de faire de qu'il veut avec son histoire et ses personnages principaux, il a considérablement concentré ses arcs narratifs (deux fois cinq épisodes). Le rythme est à la fois soutenu sans être précipité, mais surtout comme le lecteur est désormais en terrain familier, il suit le scénario sans se poser de questions, tous les éléments ayant été admis et assimilés dans leur naïveté comme dans leur énormité.

Millar propose un comic-book qu'il souhaite d'abord divertissant et pour cela il évoque une super-prison avec cinq mille gardes (la grandiloquence du chiffre évite de représenter une telle masse de matons, l'auteur mise sur la complicité du lecteur pour l'absorber et la visualiser afin de rendre la bataille qui s'annonce impossible à gagner par les super-vilains), une invasion de la Chine et sa domination en quelques heures suite à un attentat (attentat lui-même d'une exagération ahurissante) et au caprice de Brandon. L'ambiguïté reste tout de même présente avec Walter qui, devenu Président, même avec des résultats moins positifs qu'espérés, avec son neveu à sa botte, s'emploie à restaurer la grandeur de l'Amérique (ce qui est presque visionnaire de la part de Millar puisqu'on a là le slogan de la campagne électorale de Trump alors que l'histoire a été écrite avant sa victoire). La morale, simple certes, c'est que même avec les meilleures intentions le succès n'est pas garantie, surtout si on applique ses solutions avec trop d'autorité, de manière unilatérale.

Mais ce deuxième acte met surtout l'accent sur le recrutement des amis de Hutch, la préparation de leur riposte pour renverser cet ordre établi. On a droit à une scène d'évasion extraordinaire à Dubaï avec un combat fantastique contre Raiku. Les membres du gang ne bénéficie pas d'un développement caractéristique profond mais séduisent surtout par leur diversité (ethnique, de leurs pouvoirs). Le membre le plus important gagné à la cause est le père de Hutch, présenté comme le plus grand super-vilain ayant agi dans le passé et donné pour mort : la vérité sur son sort, l'effet miroir entre son action et celle de son fils (s'être rebellé contre le régime des Sheldon ou, au contraire, avoir assumé ou non leur rôle de père) produit une émotion rapide mais intense, qui exalte aussi le lecteur en lui faisant reprendre espoir dans l'entreprise de ses outsiders.

Ce développement qui culmine dans les deux derniers chapitres est accompagné superbement par les dessins fantastiques de Frank Quitely qui se surpasse encore une fois. L'artiste britannique donne sa pleine mesure grâce au découpage très cinématographique du script de Millar, souvent avec des planches de quatre bandes, chaque bande formant une case entière, composée de manière à optimiser la profondeur de champ, le détail des décors, la variété des costumes, le naturel (ou le comique aussi parfois) des attitudes.

Puis, quand débute la bataille finale, Quitely se déchaîne avec la même énergie que les deux belligérants : le génie avec lequel il suggère le mouvement (sans recourir à des lignes de vitesse par exemple), l'impact dévastateur des coups, la représentation maximale des pouvoirs, grâce aux angles de vue, aux perspectives, donne une idée parfaite de la puissance de chacun, de la brutalité libérée, de la cruauté et de la malice délivrées. C'est une vraie leçon de narration graphique à laquelle on assiste, qui porte l'histoire à un degré d'intensité supérieur.

La happy end souligne au fond un certain sentimentalisme de la part de Millar, qui, au-delà de ses outrances, témoigne ainsi de sa passion pour le genre qu'il aborde, le respect de ses codes mais aussi sa volonté de les honorer en les dépassant. Tout cela se retrouve en fait dans plusieurs de ses productions de son label "Millarworld", quel que soit l'éditeur qui les distribue. Mais il demeure fort possible que cela soit nuancé avec le troisième et dernier acte, sous-titré Requiem, prévu à partir de 2019, où après avoir engendré cette dynastie de surhommes, puis leur division, l'auteur semble suggérer qu'il conclura avec le récit de leur crépuscule.