vendredi 1 septembre 2017

BROOKLYN FOLLIES, de Paul Auster


Voilà longtemps que je n'avais rédigé la critique d'un roman. A dire vrai, parler de Brooklyn Follies de Paul Auster (traduit par Christine Le Boeuf, publié par les éditions Actes Sud en 2005) faisait partie de mon programme avant je ne prenne la décision d'arrêter d'alimenter ce blog : sa lecture m'avait enthousiasmé, mais la fin de mon activité ici était trop proche pour que j'arrive à le caser avant la millième (et, croyais-je alors, dernière) entrée. 

Je l'ai relu récemment avec le vague projet d'enfin en tirer un article, mais d'abord pour le plaisir, car c'est d'abord un roman éminemment plaisant, sans doute l'ouvrage le plus léger (même si quelques horreurs y sont commises), positif, lumineux, chaleureux. Pourtant, il a été entrepris dans une période de doute profond chez son auteur, traumatisé comme tous les américains et particulièrement les new-yorkais (Auster réside dans le quartier de Brooklyn) par les attentats du 11-Septembre 2001. Cette tragédie hante aussi le remarquable et concis Seul dans le noir, mais de manière plus onirique et frontale à la fois.

L'intrigue de Brooklyn Follies débute en l'an 2000 : on fait la connaissance du narrateur, Nathan Glass, âgé de 60 ans, ancien agent d'assurances désormais à la retraite et qui vient de survivre à un cancer du poumon. Divorcé, il décide de profiter des jours qui lui restent à vivre avec insouciance.

Ainsi éprouve-t-il un béguin platonique pour la serveuse latino, la ravissante Marina Gonzalez, du dinner où il a ses habitudes, et consigne-t-il dans un carnet des souvenirs loufoques inspirés de ses propres expériences, mais aussi issues de ses observations - une collection d'anecdotes évoquant aussi les gens qu'il a connus, aimés, sans prétention littéraire.

C'est en flânant dans le quartier qu'il retrouve par hasard son neveu, Tom Wood, qu'il n'avait plus vu depuis longtemps. Ce dernier était un étudiant brillant, promis à un avenir brillant, mais aujourd'hui simple caissier dans une librairie tenue par un ancien repris de justice sexagénaire et homosexuel, Harry Brightman.

Nathan et Tom renouent et leur duo s'enrichit de la présence de Harry, dont le passé trouble implique une affaire de faux tableaux qui lui a valu un bref séjour en prison - sa peine ayant été réduite car il a dénoncé son complice et amant. Après cela, il a quitté Chicago pour New York, changé de nom et, grâce à l'argent offert par son beau-père qui voulait l'éloigner de sa fille, ouvert sa librairie. Tom, qui gagnait alors sa vie comme chauffeur de taxi, était un de ses clients et il l'a embauché après une longue négociation.

La situation bascule un beau matin quand Lucy, 9 ans, frappe à la porte de l'appartement de Tom : il s'agit de sa nièce, dont il était sans nouvelles, tout comme Nathan, depuis des années. Mais la gamine refuse de parler et donc de dire où est sa mère, Aurora dite "Rory". Les deux hommes choisissent de la confier à la soeur de Nathan, Pamela, et se mettent en route.

Mais Lucy sabote la voiture lors d'un arrêt sur le trajet et voilà le trio obligé de confier leur véhicule à un garagiste local et de loger chez Stanley Chowder, un aubergiste de 67 ans, veuf depuis des années, qui appelle en renfort sa fille, Honey, institutrice dans le village voisin.

Le séjour, dans cet havre de paix, est si idyllique que Nathan décide finalement qu'il va s'occuper de Lucy à Brooklyn tandis que Tom et Honey Chowder s'éprennent l'un de l'autre. Grâce à une combine (la vente à un collectionneur fortuné d'un faux manuscrit de Nathaniel Hawthorne confectionné par l'ex-amant et complice de Brightman) dont leur a parlés Harry avant leur départ, Nathan et Tom, quoique prudents avec cette affaire (et ayant mis en mis en garde leur ami), envisagent même de racheter à Stanley son auberge pour lui permettre, comme il en rêve, de profiter d'une retraite au soleil sur une île.

Mais en contactant Harry, ils apprennent qu'il est mort, victime d'un odieux chantage de la part de son complice, qui, pour se venger d'avoir été autrefois dénoncé, a menacé le libraire de lui céder son commerce s'il ne voulait pas être livré à la police pour avoir voulu vendre le faux de Hawthorne.

Nathan, Tom et Lucy (qui, entre temps, a avoué à son grand-oncle son sabotage) rentrent précipitamment à New York pour organiser les funérailles de Harry, écarter son ex-amant, et prendre connaissance du testament. Tom hérite de la librairie mais refuse d'en assumer la charge et va donc s'employer à en vendre le contenu puis l'immeuble.

Pendant ce temps, grâce à un ami inspecteur de la compagnie d'assurances où il travaillait, Nathan part récupérer Aurora au sujet de laquelle Lucy a enfin lâché quelques indices sur sa situation géographique. Elle vit recluse contre son gré dans la maison de son compagnon, un abruti religieux, David Minor, dont il l'arrache.

Tom retrouve sa soeur alors que Honey Chowder est venue le rejoindre à Brooklyn pour partager son existence. Devenu ami avec Joyce Mazzucchelli, la mère de Nancy, une jeune femme dont s'était entiché Tom auparavant, Nathan trouve à loger sa nièce dans l'immeuble où elles résident. Réconcilié avec son frère, composant avec le ressentiment de Lucy (dont s'occupaient Tom et Honey), "Rory", renonçant définitivement à partager la vie d'un homme (après bien des liaisons malheureuses, et même glauques), forme un couple avec Nancy, récemment séparée de son mari infidèle. Lorsque la mère de cette dernière le découvre, c'est le choc mais Nathan réussit à l'apaiser... Avant de subir un malaise cardiaque.

Hospitalisé, il jouit de la chance d'avoir une fois encore échappé à la mort. Il sera autorisé à sortir le 11 Septembre, trois quarts d'heure avant que le premier avion percute la première des deux tours du World Trade Center...  

Comme on peut le noter, les motifs favoris et récurrents de l'oeuvre d'Auster sont tous convoqués dans ce roman : Nathan Glass rédige des histoires, a priori anodines mais en vérité mémorables, et son geste préfigure tout ce qui va lui arriver ensuite. Nous sommes faits d'histoires, ce que nous vivons forme une histoire, et si son sens nous échappe le plus souvent immédiatement, elle révèle les connections qui nous lient les uns aux autres, les péripéties qui bouleversent nos parcours, les surprises qui aboutissent à nos réunions - amicales et amoureuses.

Le passé professionnel d'agent d'assurances a fait, au début du roman, de Nathan Glass un vieil homme désabusé, cynique, sur la nature humaine - il suggérera à Tom combien de fois il a rencontré des clients présumés victimes et finalement escrocs. Puis cette inclination se modifie sensiblement au gré des aventures que le héros va traverser.

Ses retrouvailles avec son neveu le navrent d'abord car il se souvient de Tom Wood comme d'un garçon plein de promesses, au potentiel considérable : le voilà caissier dans une librairie ordinaire, lesté de plusieurs kilos, désoeuvré sexuellement (il ne fait que fantasmer en observant de loin Nancy Mazzucchelli, jeune et resplendissante mère de famille - qui s'avérera plus jolie qu'intelligente, tolérant un époux volage et résignée à ce sort indigne).

Un autre sursaut intervient quand Harry Brightman, flamboyant personnage, homosexuel et arnaqueur faussement repenti, complète la galerie de l'entourage de Tom et donc de Nathan. Puis encore après avec l'irruption inattendue mais frustrante de Lucy, la fille d'Aurora, soeur de Tom.

Le roman emprunte alors, semble-t-il, au récit de voyage, initiatique quand la petite fille doit être conduite chez une parente car les deux hommes ne peuvent s'en occuper. Mais Auster déjoue nos pronostics en composant une sorte de parenthèse enchantée au coeur de son ouvrage : le séjour chez les Chowder devient le pivot de l'intrigue au point de lui imprimer un demi-tour. En revenant à New York, le trio amorce le second acte de son histoire.

Auster accélère alors comme si, en même temps que ses héros, il comprenait l'impérieuse nécessité non pas à se détacher mais à rassembler. Cela passe par retrouver Aurora, en révélant son parcours chaotique, violent, glauque : l'occasion pour l'auteur de parler de l'Amérique où pullulent des communautés religieuses, asservissant les femmes au nom de principes délirants, mais jamais inquiétées car agissant dans des coins reculés, à la marge de la société. Le talent du romancier s'illustre dans cette capacité à enchaîner une anecdote d'abord potache (comment Tom, pour gagner de l'argent facile, est entré dans une banque du sperme) puis qu'un twist retourne complètement (Tom se masturbe en feuilletant un magazine érotique dans une pièce de la banque et découvre dans la revue des photos dénudées de sa soeur).

Pareil retournement de situation, mais sur un mode mineur, dénué de drame, se produit plus tard quand Joyce Mazzucchelli, la mère de Nancy, avec laquelle Nathan vit une romance imprévue, apprend accidentellement que sa fille et Aurora couchent ensemble et s'en formalise... Tandis que son compagnon lui rappelle, pour la calmer qu'elles ont en commun des expériences malheureuses avec les hommes ("Rory" a été mère célibataire, violée, unie à un dévot abruti, et Nancy abondamment trompée par son mari).

Enfin, le couple de Tom et Honey Chowder se forme après une seule nuit d'amour mais par la volonté implacable de la jeune institutrice, convaincue qu'ils sont faits l'un pour l'autre, réunis par un heureux hasard.

Le bonheur ne s'apprécie vraiment, paraît surtout déclarer Auster, quand on n'y a plus cru ou que le pire menace de se produire. Ainsi clôt-il son histoire le 11-Septembre 2001, quelques minutes à peine avant les tragiques attentats : cet épilogue colore d'une mélancolie poignante toutes ces merveilleuses "folies de Brooklyn" qui ont précédé, derniers feux d'artifices avant la fin d'une certaine innocence. L'Amérique, le monde survit depuis dans la terreur constante de terroristes menant une guerre de civilisations contre laquelle tout l'optimisme et la détermination à ne pas céder à la peur sont des réponses dérisoires. Tout comme nous, les protagonistes de ce livre sont des survivants, leur retour au bonheur est un baume précieux pour les temps troublés et menaçants que nous traversons depuis.   
Je me suis amusé une nouvelle fois à imaginer qui pourrait incarner qui dans une adaptation cinématographique de ce roman. Après avoir échoué à composer un casting américain complet, j'ai tenté de lui substituer une distribution française, qui m'est venu plus spontanément.
 Nathan Glass : Eddy Mitchell
 Tom Wood : Pio Marmaï
 Harry Brightman : André Dussollier
 Rachel Glass : Marina Hands
 Marina Gonzalez : Sabrina Ouazani
 Nancy Mazzucchelli : Virginie Efira
 Aurora Wood : Roxane Mesquida
 David Minor : Swann Arlaud
Joyce Mazzucchelli : Catherine Jacob

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