lundi 25 juillet 2016

Critique 960 : LES APPARENCES, de Gillian Flynn


LES APPARENCES (en v.o. : Gone Girl) est un roman écrit par Gillian Flynn, traduit en français par Héloïse Esquié, publié en 2012 par les Editions Sonatine.

Nick Dunne et sa femme Amy quittent New York, après avoir perdu leur travail, pour s'établir dans le patelin de New Carthage, dans le Missouri. La mère de Nick, Maureen, meurt d'un cancer, et son père, Bill, est atteint de la maladie d'Alzheimer et réside dans un établissement spécialisé d'où il fugue régulièrement. Avec sa soeur, Go, Nick ouvre, grâce à l'argent de Amy, un bar.
Pour Amy, cette nouvelle vie est un bouleversement : élevée par ses parents, Rand et Marybeth, qui ont fait fortune en écrivant une série de récits pour enfants inspirés de leur fille, "L'Epatante Amy", elle assiste au délitement de son couple.
Le jour du cinquième anniversaire de leur mariage, Nick est prévenu par un voisin que Amy a disparu. Des traces de lutte indiquent qu'elle a été agressée et enlevée. Il alerte la police et les inspecteurs Boney et Gilpin sont chargés de l'affaire.
Mais très vite des interrogations compliquent l'affaire : Amy a-t-elle vraiment été kidnappée ? Nick est-il si innocent qu'il en l'air ? Qu'est-ce qui aurait pu motiver cette femme à se volatiliser ainsi en laissant des indices accablant son mari ? 
A mesure que l'enquête avance, l'étrange relation conjugale de Nick et Amy se révèle, impliquant un réseau fourni et complexe de personnages et aboutissant à une diabolique machination...  
Gillian Flynn

Gillian Flynn est né en 1971 à Kansas City, dans le Missouri, et Les Apparences est son troisième roman. Après avoir suivi des études d'anglais et de journalisme, elle fait partie pendant dix de la rédaction du magazine "Entertainment Weekly". En 2007 paraît son premier roman, Sur ma peau. C'est un premier succès, suivi en 2010 par celui de Les Lieux sombres (adapté en 2015 au cinéma par Gilles Paquet-Brenner, avec Charlize Theron et Chloé Grace Moretz, sous le titre Dark Places).

Les Apparence a aussi eu droit à sa version sur grand écran, avec un script signé par l'auteur elle-même, et réalisé par David Fincher, sorti en 2014 sous le titre de Gone Girl (avec Ben Affleck et Rosamund Pike).

Ce petit topo suffit à situer l'ascension exceptionnelle de Gillian Flynn, devenue par ailleurs une des auteurs emblématiques de la maison d'édition française Sonatine, spécialisée dans les thrillers. Je n'ai pas (pas encore) vu le film qu'en a tiré Fincher, mais j'ai voulu savoir si ce roman méritait les louanges qu'il a reçues.

C'est d'abord un volumineux ouvrage de près de 700 pages et je m'en suis saisi à la fois impressionné par son gabarit et méfiant car je le suis toujours avec de tels bouquins. Comme beaucoup de films aujourd'hui, la durée est souvent mal maîtrisée par les réalisateurs, qui me semblent confondre l'ambition de produire un "grand film" et un "gros film". Pour un écrivain, le piège est équivalent : rédiger une oeuvre plus épaisse que vraiment consistante.

Et puis, il faut être parfaitement honnête : on a facilement tendance à considérer cette littérature de genre comme stylistiquement inférieure, privilégiant l'efficacité à la personnalité. C'est ce qu'on a longtemps appelé des "romans de gare", ce qu'on conseille aujourd'hui pour se détendre durant les vacances en bronzant à la plage. C'est regrettable, mais la série noire, le thriller, même s'ils sont très populaires, ne sont pas nobles - observez les numéros spéciaux de la presse consacrés au polar et vous verrez qu'il n'est jamais question de traiter ces ouvrages comme des romans ordinaires. Il faut en parler, certes, mais à part.

Pourtant qu'est-ce qui distingue, disons, un fabuleux opus comme Les Revenants de Laura Kasischke, qui emprunte largement des ingrédients du roman policier, et Les Apparences de Gillian Flynn ? Rien, ou pas grand-chose en tout cas, sinon que les critiques louent Kasischke et sa prose, alors qu'ils ne voient Flynn que comme une habile narratrice. Une injustice doublée d'une idiotie : j'ai grandi en lisant David Goodis que je continue à préférer à Louis-Ferdinand Céline, en dévorant Dashiell Hammett que j'estime supérieur à Ernest Hemingway. Mais Laura Kasischke n'est pas plus ni moins talentueuse que Gillian Flynn. Dans les deux cas, ces femmes ont produit de gros et grands livres noirs, aux constructions très élaborées, procurant un intense plaisir de lecture, méritant le même respect.

Parlons donc justement du fond et de la forme des Apparences. On peut commencer par affirmer que, pour une fois, le titre français est meilleur que l'original (le sobre mais finalement sommaire Gone girl). Pourquoi ? Parce qu'il résume bien mieux le thème de cette histoire qui est une éblouissante fresque sur ce qu'un couple symbolise pour son entourage (proche ou périphérique) et les mensonges dans lesquels il se complaît lui-même : ce jeu de masques, Flynn l'explore sur deux niveaux avec brio. Dans l'intimité d'abord, puisque la narration alterne le point de vue de Nick Dunne et celui de Amy Elliott Dunne. Dans la sphère publique et médiatique ensuite, en montrant comment les autorités, la télé, la presse s'emparent de l'affaire et transforment un dossier en sujet à sensations.

Le livre se découpe en trois parties - 1/ Le garçon perd la fille ; 2/ Le garçon rencontre la fille ; 3/ Le garçon récupère la fille (et vice-versa). Dans le premier acte, la narration passe donc d'un chapitre à l'autre de la relation faite par Nick au présent et à la première personne du singulier des événements depuis "Le jour où" Amy disparaît : il est alors entraîné dans un tourbillon épuisant qui le voit passer du mari perdu au suspect potentiel au coupable idéal, à mesure qu'il cache des éléments à la police et que des indices, témoignages et éléments dérisoires (tels que son sourire gêné, mais interprété négativement, à une conférence de presse ou son attitude étonnamment détachée durant les recherches) se retournent contre lui. Flynn dresse un portrait merveilleusement ambigu de cet homme dont on ne sait s'il est un sombre "connard" ou un type dépassé par ce qui lui tombe dessus, incapable de bien gérer, voulant se protéger mais se compromettant de plus en plus. Ce qui est certain, c'est que, comme il l'admet lui-même, il n'est pas le "mec parfait" qu'il voulait paraître : amer (professionnellement), écrasé (par une famille toxique), infidèle (par faiblesse), aspirant à une simplicité qui toujours s'est dérobée à lui (aimer et être aimé par une "fille cool"), il constate ses échecs sans réussir à les surmonter - et la disparition de Amy l'enfonce encore davantage : encore quelque chose sur lequel il n'a aucune prise, qu'il n'a pas pu anticiper et qu'il ne comprend pas.

La version de Amy est lisible, elle, via son journal intime tenu durant les sept dernières années, de 2005 à 2012, depuis sa rencontre avec Nick jusqu'aux jours précédant sa disparition : cela intervient d'abord comme un complément aux souvenirs de Nick - on en apprend davantage sur le début de leur romance ; sur la perte de leur travail ; la décision de Nick de rentrer chez lui dans le Missouri pour y accompagner sa mère en fin de vie, s'occuper du placement de son père, ouvrir un bar avec sa soeur jumelle Go (pour Margo - Go étant à la fois un diminutif et un verbe signifiant "aller", de l'avant, ailleurs, avancer). Du point de vue de Amy, la description du couple qu'elle forme avec Nick ajoute des nuances en ajoutant de la noirceur : l'amant si attirant des débuts de leur relation fait place à un homme démoli et aigri par son licenciement, l'entraînant sans véritable négociation loin du New York où elle a grandi, où elle aime vivre, pour le Missouri où elle ne connaît personne, n'est appréciée ni de sa belle-soeur ni de son beau-père - certes déclinant mentalement - et devant soutenir sa belle-mère - plus bienveillante à son égard - dans la maladie. Flynn fait là encore preuve d'une subtilité remarquable pour décrire ce couple idéal progressivement rongé par un quotidien déliquescent et des éléments extérieurs, mais surtout miné par des différences internes mal appréhendées dès le départ.

Après presque 360 pages, le lecteur pense avoir deviné la direction du roman - une sorte de whodunnit géant dont le suspense va tourner autour du sort de Nick Dunne (sera-t-il ou non innocenté ?), mais sans illusions sur les conséquences pour lui (comment sortir d'une telle épreuve ?), et la découverte (ou peut-être pas) du corps de Amy, l'explication de ce qui lui arrivé.

C'est alors que Flynn ouvre le deuxième acte de son roman avec un stupéfiant twist. Je choisis de vous le dévoiler, et donc vous pouvez tout de suite suspendre la lecture de ma critique en attendant de lire le livre.    

Amy est une redoutable menteuse et tout son journal intime n'est qu'une supercherie, faisant partie d'une machination d'une exceptionnelle perversité. Elle ne l'a pas rédigé pendant sept ans, mais durant les douze derniers mois, afin de préparer sa fuite et d'accabler Nick. Après avoir accidentellement découvert qu'il lui était infidèle, elle décide de le lui faire payer, mais en vérité il s'agit d'une vendetta diaboliquement et patiemment orchestrée contre ce qu'elle estime avoir subi et, surtout, pour expliquer ce qu'une fille comme elle mérite. "L'Epatante Amy", qu'ont imaginé ses parents à partir de son enfance, croit effectivement à sa valeur unique et entend, en se vengeant ainsi, le prouver. Il s'agit moins de créer un crime parfait que de fabriquer un coupable impossible à sauver - coupable de ne pas l'avoir aimé comme elle pense qu'elle devait l'être.

Pendant ce temps, justement, alors que Amy se cache dans les monts Ozark (où elle ne sera pas longtemps à l'abri...), Nick comprend le stratagème vicieux de sa femme et qu'elle n'est pas morte. Acculé ; son infidélité découverte à présent par sa soeur ; ses beaux-parents lui retirant leur soutien (après que Noelle Hawthorne, une voisine, ait révélé la grossesse de Amy) ; tourmentée par Andie Hardy, sa jeune maîtresse (au début presque satisfaite de la disparition de l'épouse qui l'autorise à rêver être en couple avec Nick, puis intégrant vite qu'il ne peut satisfaire ce projet car la situation le compromettrait encore plus) ; il fait appel à Tanner Bolt, un avocat célèbre pour défendre les causes perdues (mais en gagnant souvent ses procès). Les policiers, jusqu'ici plutôt bienveillants avec lui, doutent de plus en plus, les médias se déchaînent littéralement, le public réclame sa tête (le Missouri applique toujours la peine capitale). Flynn dresse alors un terrifiant portrait de l'Amérique profonde et du délire collectif qui étreint le peuple et les journalistes, de la manière dont l'appareil policier judiciaire broient un suspect. Environ 240 pages à glacer le sang.

Enfin, le troisième acte met en scène les retrouvailles entre Nick et Amy. C'est probablement le passage le plus délicat à négocier pour l'auteur, même si, après plus de 600 pages étourdissantes, elle a fait la preuve d'une sidérante faculté à vous accrocher et ne jamais vous lâcher. Il s'agit néanmoins de conclure correctement, sans expédier ni l'enquête policière, ni sacrifier l'étude psychologique.

En ce qui concerne la résolution des investigations, Flynn opte pour un traitement malin, consacrant un chapitre à l'interrogatoire de Amy, rédigé tel quel : le procédé a le mérite d'être synthétique, même si la morgue (sans mauvais de jeu de mots...) dont fait preuve, lors de quelques répliques, Amy est peut-être un peu "too much" - surtout que les flics (Boney et Gilpin - auxquels se joignent deux agents du FBI, plus décoratifs qu'autre chose) ne s'en offusquent pas assez. C'est le seul bémol que j'exprimerai : ce segment manque de mordant, de répondant. On imagine mal des policiers être ainsi renvoyés dans leurs cordes par une femme ayant disparu et prétendant avoir été enlevée, séquestrée, violée, s'être enfuie, tout en confirmant que son mari l'a trahie.

Cela est quelque peu compensé par le fait que Nick n'est pas dupe : il enlace sa femme en lui glissant à l'oreille un "espèce de sale garce" que n'importe quel lecteur (homme ou femme - ce qui discrédite complètement les reproches de misogynie adressées à Gillian Flynn par quelques féministes françaises, apparemment débordées pour prendre le temps de se plaindre d'un roman, d'un énième portrait de garce dans une série noire, plutôt que de s'insurger contre des affaires plus graves...), et s'emploie, avec la complicité de Go et de l'agent Rhonda Boney à confondre Amy durant les mois suivants - en vain. La revanche de Nick n'aura pas lieu. Ou pas de manière classique.

Car, dans ses ultimes pages, ses dernières lignes, l'auteur produit un final que j'ai trouvé à la fois très habile et très retors : désormais à nouveau en couple, parents d'un petit garçon, Nick et Amy semblent avoir repris leur vie normale - mieux même : l'épreuve, les rancoeurs, les pièges, l'expérience de la mort paraissent les avoir ressoudés comme jamais. Mais la morale est plus toxique que cela : Amy a surtout réussi à garder un mari en laisse, estimant avoir réussi à être réellement, prodigieusement, "l'épatante Amy" - au bord de la folie. Nick a certes abdiqué, renonçant au divorce, à prouver la machination de sa femme contre lui, mais il lui dit surtout qu'il la plaint - car c'est effectivement terrible de réussir à garder son mari, son couple, à préserver les apparences à ce prix-là. De se réveiller chaque jour pour vivre dans ce mensonge, cette illusion.

Avant de rédiger ma critique, comme je le fais souvent, j'ai consulté des articles, des avis, des commentaires sur le livre pour savoir comment il avait été apprécié. Deux choses m'ont surpris : d'abord, la brièveté des propos, comme si, malgré le plaisir souvent pris et exprimé après sa lecture, n'avait pas inspiré de grande analyse (parfois aussi, parce que les lecteurs-critiques n'ont pas voulu, comme moi, déflorer le twist de la deuxième partie) ; et ensuite, la déception concernant le dénouement, attendu (souhaité ?) comme plus spectaculaire ou plus net (l'arrestation d'Amy). Il me paraît pourtant plus intelligent, et cohérent avec l'ensemble du roman, de le terminer ainsi, sans une conclusion classique (la méchante Amy punie, et donc le pardon pour Nick). C'est moins manichéen, plus vertigineux, de savoir ce couple non pas réuni mais enchaîné l'un à l'autre, se vouant moins un amour au nom de leur enfant qu'une haine féroce, irréversible, éternelle, mais assumée, acceptée, voire désirée (il est évident qu'ils préfèrent presque se détester passionnément que s'aimer romantiquement, cela satisfait l'arrogance de Amy et le mépris de Nick - chacun donne, ou croit ainsi donner, une abominable leçon à l'autre en ne cédant pas : elle le punit en l'obligeant à rester, il la punit en l'obligeant à le supporter).

Modèle quintessentiel du page-turner, on engloutit ces presque 700 pages avec un appétit imparable : il faut vraiment un talent énorme pour à la fois tenir rigoureusement une intrigue sur un tel format mais aussi faire ressentir une telle variété de malaises - sur la culpabilité, la rancoeur, le soupçon, la revanche. C'est bien à la fois un immense polar et un grand roman.  
Le livre a donc fait l'objet d'un long métrage en 2014, réalisé par David Fincher, et adapté par Gillian Flynn elle-même. Je compte bien me procurer le dvd dans quelque temps, ne serait-ce que pour vérifier la qualité de cette transposition (même si la filmographie de Fincher m'a souvent désappointé).

Et puis, sans donc préjuger de la qualité du film, je trouve que confier les rôles de Nick et Amy Dunne à Ben Affleck et Rosamund Pike (voir ci-dessous) est une idée alléchante : ils incarnent les personnages tels qu'on les imagine à la lecture, à la fois lisses et mystérieux, séduisants et complexes. 

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