dimanche 10 juillet 2016

Critique 945 : LA FAMILLE TENENBAUM, de Wes Anderson


LA FAMILLE TENENBAUM (en v.o. : The Royal Tenenbaums) est un film réalisé par Wes Anderson, sorti en salles en 2001.
Le scénario est écrit par Wes Anderson et Owen Wilson. La photographie est signée Robert Yeoman. La musique est composée par Mark Mothersbaugh, avec des chansons des Rolling Stones, des Beatles, Jackson Browne, Bob Dylan, Paul Simon, Elliott Smith, Nick Drake, The Velvet Underground, The Clash, Van Morrison, et des titres de Maurice Ravel, Eric Satie et Antonio Vivaldi.
Dans les rôles principaux, on trouve :
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Royal et Etheline Tenenbaum
(Gene Hackman et Anjelica Huston)

Royal et Etheline Tenenbaum ont élevé trois enfants, génies précoces : Chas était un as de la finance, Richie un champion de tennis, et Margot - adoptée - une dramaturge. 
Chas, Margot et Richie Tenenbaum enfants
(Aram Aslanian-Persico, Irene Gorovaia et Amedeo Turturro)

Mais la jeunesse de cette progéniture exceptionnelle a été brisée par le départ du foyer de leur père. Margot s'est mise à fuguer très tôt, multipliant les aventures sentimentales et sexuelles (et perdant un doigt dans des circonstances mystérieuses) au cours de nombreux voyages, délaissant l'écriture pour sombrer dans la morosité. Elle est désormais en couple avec son psychanalyste, Raleigh St. Clair, impuissant à la soulager de ses névroses.
Raleigh St. Clair
(Bill Murray)

Richie, en découvrant l'union de Margot, dont il était secrètement amoureux, avec Raleigh, a sabordé sa carrière de tennisman et parcouru le monde sans surmonter cette épreuve.
Enfin, Chas, qui en a toujours le plus voulu à son père de les avoir abandonnés, élève seul ses deux fils, Ari et Uzi, depuis la mort de sa femme dans un crash aérien, et il est devenu phobique à l'excès, craignant en permanence une nouvelle catastrophe, tout en gérant ses placements financiers et en conseillant des clients au téléphone.
Ritchie, Chas et Margot adultes
(Luke Wilson, Ben Stiller et Gwyneth Paltrow)

Etheline, après avoir repoussé plusieurs soupirants et après dix-huit ans d'abstinence sexuelle, répond favorablement à la demande en mariage de son comptable, le timide Henry Sherman, tout en effectuant des fouilles archéologiques dans New York.
Henry Sherman
(Danny Glover)

Témoin de la vie tourmentée des Tenenbaum (et amant occasionnel de Margot), leur jeune voisin, le romancier à succès, Eli Cash, qui a toujours rêvé appartenir à cette étrange tribu, dissimule le désarroi consécutif au flop de son dernier opus en abusant de mescaline.
Eli Cash
(Owen Wilson)

C'est dans cette période troublée que resurgit Royal : mis à la porte de l'hôtel Lindbergh où il avait posé ses valises et fauché, il prétend être à l'article de la mort pour être hébergé par Etheline, ruiner son mariage avec Henry et se réconcilier avec ses enfants...

Il est, tout compte fait, simple de constater la progression d'un artiste, quel que soit son domaine d'expression : s'il place la barre toujours plus haut à chacune de ses oeuvres et non seulement réussit à atteindre ce but mais à dépasser les attentes que le public plaçait en lui, alors son évolution est effectivement ascendante. Si le soufflet retombe, cela ne le condamne pas à une sorte de deuxième division artistique mais rend plus prudent à son sujet.

La Famille Tenenbaum prouva, après le coup de maître que fut Rushmore, qu'il faudrait désormais compter avec Wes Anderson.

Pourtant, et c'est une piqûre de rappel instrutive, quand on se replonge dans les critiques françaises de l'époque, l'accueil ne fut pas tendre pour le troisième effort du cinéaste, attaqué par une partie de la presse même qu'on lui penserait acquise ("Les Inrocks", "Télérama"). J'avoue avoir été quelque peu sidéré par la tiédeur ou la sévérité des journalistes, prompts à dézinguer un réalisateur prometteur mais dont le cinéma était alors taxé d'artificialité.

Mais justement, l'artificialité est au coeur du dispositif de Anderson qui est moins un narrateur qu'un conteur : dès le prologue (magnifiquement accompagné musicalement par une reprise de Hey Jude - l'original devait être utilisé mais n'a pu être obtenu par la production car les négociations avec les Beatles furent avortées suite au décès de George Harrison), l'histoire est présentée comme celle d'un livre, raconté par la voix d'Alec Baldwin, et découpée ensuite en chapitres (la succession des épisodes est même encore plus remarquable lors de l'affichage de ces "cartons" où, en haut à droite de l'image, on peut repérer le numéro des pages). Enfin, les personnages de Margot Tenenbaum et Eli Cash sont tous deux des auteurs de fiction (et, adultes, victimes d'une panne d'inspiration), Royal le père est aussi un bonimenteur de première. Tout est donc fait pour confirmer que ne nous sera livrée qu'une version partielle, partiale et romancée des événements.

Les personnages de Anderson, a fortiori quand il les écrits avec Owen Wilson (à la fois son co-auteur et acteur fétiche), sont tous des enfants dans des corps d'adultes (pour trouver des adultes dans des corps d'enfants, il faudra attendre Moonrise Kingdom, 2012) : les rejetons Tenenbaum sont, de ce point de vue, les créatures les plus emblématiques de son oeuvre, avec une immaturité à la fois fantaisiste et tragique.

Avec son ample distribution, où on retrouve Bill Murray (toujours incomparable en mode Droopy), et où s'intègrent la trop rare Anjelica Huston (qui retrouvera Anderson dans ses deux films suivants, La vie aquatique et A bord du Darjeeling limited - où est-elle passée depuis ?), mais aussi Danny Glover (épatant en soupirant timide), on pouvait aussi craindre que le cinéaste ne parvienne pas à donner corps à tous ses personnages ou ne soit tétanisé par la direction d'acteurs prestigieux. Il n'en est rien : il a même accompli le tour de force de n'en négliger aucun et d'obtenir de certains parmi leurs meilleures interprétations.

Ben Stiller est ainsi impressionnant dans un registre plus dramatique, composant un fiston rancunier et parano, dont le survêtement rouge semble illustrer sa colère (colère qu'il veut transmettre à ses deux fils) et les liens du sang (trahis par l'abandon du père). Gwyneth Paltrow est également sublime dans la peau de Margot, confirmant en fait qu'elle n'est jamais meilleure que dans des rôles de fille perdue (au sens propre et figuré - voir le flash-back retraçant ses errances géographiques et amoureuses, moment à la fois drôle et pathétique montée comme une succession de vignettes plus éloquentes que chez n'importe quel autre réalisateur). Sa romance, à la limite de l'inceste, avec Eli Cash (Owen Wilson, dont les propres démons nourrissent le personnage et allaient même inspirer celui qu'il incarne dans A bord du Darjeeling limited) et plus encore avec Richie (Luke Wilson, un autre habitué de chez Anderson, comédien méconnu et sous-estimé, fabuleux ici en simili-Björn Borg suicidaire - la scène même où tente de mettre fin à ses jours est incroyable), donne d'ailleurs le vrai la du film.

Car, sous ses allures de comédie sur la famille, et ses obsessions visuelles déployées avec la même virtuosité, The Royal Tenenbaums est une saga intimiste tragique, souvent poignante, imprégnée d'une profonde mélancolie. Il faut toute l'élégance et la pudeur d'un script au rythme impeccable et aux ambiances inspirées (la photo presque sépia de Robert Yeoman est extraordinaire, la bande-son fait défiler des chansons au lyrisme fragile par une flopée de très grands songwriters) pour ne pas sombrer dans un morbide facile et complaisant.

La présence d'un autre comédien de génie (et lui aussi, depuis, tristement absent des écrans), Gene Hackman, emporte ce conte atypique dans une direction jubilatoire lorsque le patriarche de ce clan décomposé, malade, réapparaît en inventant une filouterie à la fois grotesque et misérable - se prétendre mourant pour avoir un toit, et, accessoirement se rabibocher avec ses enfants, tout en s'employant à faire échouer le re-mariage de sa femme. Tout en séduction matoise, Hackman est simplement prodigieux dans ce rôle d'enfoiré qu'on n'arrive pourtant pas à détester. Il accomplit non seulement un numéro d'acteur jouissif mais met aussi en valeur tous ces partenaires : du grand art.    

L'esthétique de Anderson, c'était déjà évident dans Rushmore, n'est pas qu'une maniaquerie illustrative, comme le lui reprochent ses détracteurs, c'est une écriture supplémentaire à celle du script, une façon de raconter visuellement les personnages, leur enfermement psychologique, leurs manies. Il dirige ainsi ces interprètes comme il habille des poupées mais sans non plus en faire des marionnettes : leur talent est de donner vie à ce qui, sans cela, ne serait qu'un théâtre effectivement superficiel. Ainsi, Gwyneth Paltrow avec son manteau de fourrure et ses yeux charbonneux ; Luke Wilson et son masque fait d'une barbe épaisse, de lunettes noires et d'un bandeau de tennis ; Ben Stiller et son survêt' écarlate ; Owen Wilson avec son accoutrement de cowboy sont toujours comme les enfants prodiges exhibés jadis, tandis que l'apparence des adultes ne cachent plus rien de leur véritable nature (Royal sera vite démasqué, l'aspect apprêté de Henry trahit son côté vieux jeu, Etheline ne prêt plus guère d'attention à son allure puisqu'elle ne veut plus séduire) .

Le film est ainsi traversé de moments gracieux, à la fois comiques (Royal entraînant ses petits-fils dans les 400 coups), romantiques (Margot s'approchant de Richie émerveillé), touchants (Chas admettant in fine l'amour de son père). C'est ce subtil équilibre entre optimisme et mélancolie qui prouve toute la maîtrise de Wes Anderson. C'est beau mais c'est triste. Mais c'est quand même surtout très beau.

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