vendredi 1 juillet 2016

Critique 937 : BAB EL-MANDEB, de Attilio Micheluzzi


BAB EL-MANDEB est un récit complet écrit et dessiné par Attilio Micheluzzi, traduit en français par Christine Vernière, publié en 1988 par Casterman.
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Du 24 Août au 5 Octobre 1935, d'Alexandrie, en Égypte, à Musheinta Dadda, en Abyssinie, quatre individus sont embarqués dans une extravagante et périlleuse aventure tandis que le Duce Benito Mussolini s'apprête à envahir cette région de l'Afrique.
Il y a Libertario Miccoli, exilé politique italien anarchiste et antifasciste, qui, après une bagarre avec le héros fasciste Ettore Muti, doit faire profil bas. 
Il y a Kekmat Fahmi, danseuse égyptienne et amante de Miccoli, menacée par les Frères Musulmans qui la croient complice de l'Intelligence Service britannique.
Il y a Peter Cushing, sergent-major de l’armée britannique dont l'allure élégante dissimule son addiction au jeu et à l'alcool, devant 200 Livres Sterling à Carmel Fitumari pour lequel il a accepte de conduire deux automitrailleuses jusqu'en Abyssinie et les livrer à Vasil Babitcheff, éthiopien d'origine russe. L'autre pilote sera Libertario, accompagné de Kekmat.
Enfin, alors que le trio quitte Alexandrie, il y a Lilian Woodham-Kelly, lady humaniste qui se trouve là au mauvais endroit au mauvais moment et entraînée dans ce périple riche en obstacles - le convoi des deux automitrailleuses sur le "Paxos Petros" du capitaine mercenaire Monoxeito, l'enlèvement de lady Woodham-Kelly et son sauvetage grâce à l'intervention providentielle d'un avion français, la traque par le cartographe Vottorio Simeone...

Quand le grand Attilio Micheluzzi plonge dans la grande Histoire, il le fait par des chemins détournés en s'intéressant à une période méconnue dans un cadre inattendu. Mais surtout il le fait, bien à sa manière, en s'intéressant d'abord à un groupe de personnages puissamment caractérisés, résumant toutes les facettes de l'humanité en ces temps troublés, et au fil d'une expédition révélatrice et excitante.

Ici, deux couples, mais comptez sur Micheluzzi pour ne pas céder aux facilités et ne pas se contenter d'un road comic sentimental. Sa narration, assumée par un personnage sans nom mais qui lui ressemble physiquement comme un jumeau, s'affranchit des faux-semblants, des conventions, des clichés pour plonger dans une réalité âpre, franche, rude, où la reconstitution s'illustre moins dans lea représentation de décors identifiables (on quitte vite Alexandrie pour la piste désertique reliant l'Egypte à l'Abyssinie). L'auteur va à l'essentiel : il est plus passionné par les réactions de ces deux hommes et deux femmes face à aux dangers du voyage, à ce que cette expédition va raconter sur eux, que par les codes du récit de guerre. Bab El-Mandeb est d'abord une histoire mentale, où la psychologie est éclairée par les comportements.

Visuellement, cet album est une autre preuve éclatante du génie de l'artiste italien : il en existe désormais deux versions disponibles en français - celle publiée par Casterman, en couleurs, et celle rééditée par les éditions Mosquito en noir et blanc. Quelle que soit celle que vous lirez, si cette critique vous donne suffisamment envie, vous pourrez de toute façon apprécier ce merveilleux trait modulé, avec ses à-plats de noir profonds et ses hachures fines, dans un découpage strict, rigoureux, aux compositions extraordinaires. 

Chez Micheluzzi, l'image sert toujours la narration : on est au plus près des héros, dans une construction dramatique faussement simple. La mission - convoyer deux automitrailleuses jusqu'au guerriers du Négus - est un moyen d'éprouver les protagonistes. Les paysages arides qu'ils traversent exacerbent leurs sentiments les uns pour les autres, la tension internationale faisant écho à celle qui règne entre Cushing, Woodham-Kelly, Miccoli et Fammi. 

C'est donc moins l'intrigue que la façon dont elle est narrée qui compte et nous emporte. Ici, Micheluzzi se sert des notes d'un journal de bord (rédigé par qui ? On l'ignorera jusqu'à la fin, mais l'essentiel n'est pas là) pour relater les événements. Dates, heures, localisations s'enchaînent et fournissent au récit une authenticité troublante, une crédibilité. Mais l'auteur y intègre ses réflexions, digressions, sur un ton volontiers ironique, distancié, pour mieux détailler les failles, doutes et variations interprétatives des protagonistes. On est alors comme face à un puzzle dont des pièces manquent, une histoire avec des ellipses, avec ses moments forts et ses moments creux. Le procédé est périlleux mais, ici, totalement abouti et jouissif. Dès la page 31, Micheluzzi supprime d'ailleurs tout suspense en déclarant que la mission a été un succès.

Il faut aussi noter l'utilisation virtuose des onomatopées, signes graphiques à part entière dans la composition des plans, et éléments stylisés de la relation de l'histoire : sortant souvent du cadre quand elles ne le remplissent pas entièrement, il suggère le son avec efficacité. 

Bab el-Mandeb est d'abord déroutant - les premières pages abondent en détails historiques, passent d'un personnage et d'une situation à l'autre - puis vous embarque dans un raid palpitant, ambigu, romanesque, intense, troublant. Une très grande BD, 110 pages exaltantes.

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