mardi 14 juin 2016

Critique 919 : 361, de Donald Westlake


361 (aussi publié en France d'abord sous le titre : L'Assassin de Papa) est un roman écrit en 1960 par Donald Westlake, traduit par Jean Esch, publié en 1997 par les Editions Rivages (dans leur collection "Thriller").

Avant d'en venir au résumé de l'intrigue et à sa critique, je dois vous faire un aveu : je suis peut-être ce qu'on peut désigner comme un "gros lecteur", mais je ne suis pas quelqu'un qui lit vite d'abord parce que je ne sais pas lire rapidement et ensuite parce que j'aime prendre mon temps. Il est exceptionnel que j'absorbe une histoire, quelle que soit la forme sous laquelle elle est racontée, en roman ou en bandes dessinées, rapidement car je lis durant des sessions assez brèves, consacrant le reste de mon temps à d'autres activités.

Autrement dit, lire est pour moi un moyen de me délasser, de m'évader, mais aussi de réfléchir, de découvrir, d'apprendre. J'aime m'immerger dans un récit, prendre le temps d'apprécier le style de l'auteur, et j'ai de plus en plus le sentiment qu'en "avalant" trop de mots, de lignes, de pages, je consomme plus un livre que je ne le lis vraiment. Plus je lis vite, plus il y a des chances que j'oublie ce que je viens de lire ou que, lorsque je m'arrête (pour faire une pause ou quand j'ai fini un ouvrage), j'ai l'impression d'être comme assommé, une sorte d'équivalence mentale à celle qu'on éprouve quand on a trop mangé en croyant avoir bien mangé.

Pourquoi est-ce que je vous explique ceci ? Parce qu'il arrive quand même que j'ouvre un livre - roman ou BD - et que celui-ci me captive tellement, d'une manière si intense, que je ne peux faire autrement que le lire d'une seule traite, sinon en deux sessions maximum. Le produit est si efficace que je ne peux pas attendre pour connaître la fin de l'histoire, l'auteur sait si bien s'y prendre qu'il m'accroche et ne me laisse pas filer. Je le répète : chez moi, c'est une expérience exceptionnelle. Mais c'est ce qui s'est passé en (re)lisant 361 de Donald Westlake

J'avais découvert ce polar il y a plusieurs années et je m'en suis souvenu, surgi de nulle part, l'autre jour, résolu à l'emprunter à la bibliothèque municipale. Par chance, il était disponible et hier, je m'y suis donc replongé. Ce matin, je le terminais. C'est donc encore tout chaud. 

Dans l'abondante bibliographie de son auteur, 361 est le troisième roman de Westlake signé sous son vrai nom.  Les premières oeuvres sont souvent inabouties ou maladroites, le style de l'écrivain n'est pas encore défini. Mais il arrive aussi que, dès ses débuts, un romancier jette sur le papier ce qui va constituer l'essence de son art : en ce sens, ce livre qui a longtemps circulé en France sous le titre L'Assassin de Papa est clairement un de ces diamants bruts qui annonce l'éclosion d'un très grand. 

Pour l'anecdote, il me faut aussi préciser que l'illustration de couverture que je publie pour cet article ne correspond pas à celle de l'édition par Rivages en 1997 (représentant une vue en plongée sur une voiture sur une highway). C'est ici un magnifique dessin d'un grand illustrateur, choisi pour l'édition anglaise : Denis McLoughlin - il fut un prolifique artiste de comic books et designer pour plus de 500 ouvrages pour l'éditeur T. V. Boardman, et signa ainsi quantité d'images pour les opus de Westlake dans les années 60. Prenez le temps d'admirer cette composition frappante et inventive, qui tire le meilleur parti d'une palette de couleurs réduite, avec un effet de clair-obscur et une typographie percutante. Les Editions Rivages seraient bien inspirées de reproduire ce dessin pour leur traduction de 361.

Antérieur à la série des Parker (admirablement adapté par le regretté Darwyn Cooke), cette histoire en préfigure le style, s'inscrivant donc dans un registre très noir : déjà donc en Westlake se dessinait son double Richard Stark. On trouve déjà son goût pour une prose constituée de phrases courtes et sèches, ce rythme staccato et implacable, et cette description exempte de tout glamour de la violence (et de ses dramatiques conséquences). Plus distinctive est la narration à la première personne, mais le narrateur est déjà un archétype, celui d'un individu que les circonstances vont transformer profondément et dont le caractère est marqué par une détermination à toute épreuve. 

"Tu vois mon âme ? Elle est noire."
(Ray Kelly à Andrew McArdle.)

Ray Kelly vient de quitter l'US Air Force après un service de trois années. Il retrouve son père, Willard Kelly, un ancien avocat, à New York. Tandis qu'ils repartent ensemble en voiture pour Binghamton, une autre voiture les dépasse depuis laquelle le passager tire sur Willard Kelly et le tue.
Un mois plus tard, Ray reprend connaissance à l'hôpital avec de lourdes séquelles consécutives à l'accident qui a suivi l'assassinat de son père - il a perdu un oeil. Son frère aîné, Bill, est à son chevet.
Peu après, la femme de Bill meurt, percutée dans la rue par un chauffard.
Pour les deux frères (surtout Ray), le doute n'est pas permis : leur famille est la cible de tueurs professionnels, et la mort de leur père trouve sa raison dans le passé de celui-ci. Ils découvrent, en menant leur propre enquête, qu'il a défendu dans les années 30 des gangsters durant la Prohibition.
En remontant jusqu'au cabinet pour lequel Willard travailla, Ray et Bill apprennent que leur père était lié à un mafieux, Eddie Kapp, dont la peine de prison de 25 ans touche bientôt à sa fin. Ils vont l'attendre à la sortie du pénitencier où il est à son tour pris pour cible par les tueurs, mais échappe à la mort grâce à l'intervention de Ray.
Ce dernier apprend alors que Kapp est son père biologique et que la mort de Willard est due à un règlement de comptes en relation avec le projet du gangster de reprendre le contrôle de la pègre de New York. Mais il ignore encore qu'il souffrira d'autres pertes et aussi qu'il est manipulé par son géniteur...

Plus que le contexte classique qui voit un jeune homme ordinaire impliqué dans une intrigue qui le dépasse et où la mafia tient une place prépondérante, ce qui est fascinant dans ce livre, c'est le brio avec lequel Westlake aligne les coups de théâtre, d'une façon si fluide et détonante à la fois. Comme nous suivons le développement de l'aventure de Ray de son point de vue, nous découvrons à son rythme les coulisses de cette affaire palpitante et lugubre jusqu'à la fin. 

C'est une réflexion puissante sur la justice et la vérité, deux notions que l'auteur rend indissociables dans la quête de Ray Kelly. C'est aussi un roman d'apprentissage, un récit initiatique particulièrement brutal, âpre, qui fit dire à Jean-Patrick Manchette, grand fan de Westlake : "c'est un monde d'une noirceur mate. Les premiers polars [de Westlake] sont le chaos qui finit mal, non passionnément mais mécaniquement : l'absurde." Effectivement, cette analyse est pertinente, mais 361 est sans doute plus encore qu'une série noire.

Une scène extraordinaire et stupéfiante résume la radicalité du propos : lorsque Ray, en compagnie de Bill, rencontre Andrew McArdle, un ancien associé de leur père, aujourd'hui octogénaire, pour lui soutirer une information sans le brutaliser (pour ne pas attirer l'attention de témoins proches), il retire son oeil de verre. L'ancien juriste subit un tel choc qu'il est terrassé par une crise cardiaque !  Ce sera le premier d'une longue liste de cadavres que le jeune "héros" va laisser derrière lui et qui signifiera sa résolution absolue.

Pourtant, même s'il devient donc ainsi un personnage sinistre, hanté, Ray est aussi, d'une manière déroutante mais typique chez Westlake, parfois amusant : ainsi prend-il tout le monde de haut, son absence d'humour, ses réflexions sarcastiques (souvent formulées à haute voix). Son désespoir même le rend attachant. Le chemin que se fraie ce tout jeune homme (il a 23 ans) au milieu d'avocats marrons en fin de vie et de gangsters revanchards de plus de 60 ans, si fiers de revenir appliquer leurs méthodes de cowboys dans un Milieu désormais géré par des bureaucrates, est écrit avec une suprême ironie qui montre bien que Westlake observe tout cela sans romantisme.

361 est un roman viscéral, on peut y déceler l'influence de Jim Thompson, même si c'est Fredric Brown que cite Westlake littéralement dans un passage poignant où Ray philosophe amèrement sur sa vie ravagée :

" 'Je suis un homme bon et je n'ai jamais fait de mal à personne.
Si les démons peuvent m'atteindre, c'est qu'il n'y a pas de justice.'
Et une voix dans son dos lui dit : 'il n'y a pas de justice.' "
*
Et quel bon film ça ferait ! Westlake a souvent eu les honneurs du grand écran, alors pourquoi pas une adaptation de ce roman. Avec ce casting par exemple :
 Taron Egerton : Ray Kelly
 Nicholas Hoult : Bill Kelly
 Kurtwood Smith : Willard Kelly
 Brian Cox : Eddie Kapp
 Steve Buscemi : Johnson
Dustin Hoffman : Beeworthy

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