mercredi 3 février 2016

Critique 808 : SEUL DANS LE NOIR, de Paul Auster


SEUL DANS LE NOIR (en version originale : Man in the Dark) est un roman écrit par Paul Auster, traduit par Christine Le Boeuf, publié en 2009 par les Editions Actes Sud.

August Brill, 72 ans, ancien critique littéraire au "Boston Globe", lauréat du Prix Pulitzer en 1984, désormais à la retraite, souffre d'une nouvelle insomnie. Il repense à sa femme, Sonia, morte d'un cancer.
Depuis son accident de voiture, au cours duquel il s'est cassé une jambe, il réside chez sa fille, Miriam, 47 ans, qui tente d'oublier son divorce en écrivant une biographie de Rose Hawthorne (fille de Nathaniel Hawthorne). Miriam héberge aussi sa fille, Katya, 23 ans, étudiante en cinéma, qui ne se remet pas de la mort de son ex-fiancé, Titus Small, pris en otage et exécuté en Irak.
Laissant vagabonder ses pensées, il imagine une étrange histoire, celle d'Owen Brick, un modeste magicien qui exerce sous le pseudonyme du Grand Zavello, qui se retrouve, inexplicablement dans un monde parallèle, dans une Amérique déchirée par une nouvelle guerre civile mais où n'ont eu lieu ni les attentats du 11-Septembre ni la guerre d'Irak.
Brick est contacté par Virginia Blaine, son amour d'enfance, devenue résistante, qui lui confie une mission cruciale, dont le dénouement pourrait mettre fin à cette guerre : il s'agit d'éliminer un homme qui a créé ce conflit... August Brill !
Cette intrigue conduit le personnage comme Brill dans une impasse. Katya rejoint alors son grand-père dans sa chambre et, en dialoguant sur son couple avec Sonia (et sa liaison intermédiaire avec Oona McNally), il encourage sa petite-fille à se confier sur son histoire avec Titus, la nécessité de rebondir, afin que Miriam profite aussi de cette dynamique.

C'est un roman à la fois bref (moins de 200 pages), dense, poignant que signe là Paul Auster, un texte qui porte sa marque identifiable entre toutes, enchevêtrement de récits d'une rare clarté sur le deuil, la solitude et la renaissance.

Il y est question de mondes parallèles, références aux théories de Giordano Bruno, et de souvenirs, prétextes à une méditation sur le poids de l'existence pour un individu et la famille. Seul dans le Noir est une allégorie à la fois désespérée et lumineuse, au déroulement remarquablement fluide malgré les récits enchâssés qui la forment. Ici, la matière romanesque se présente comme un moyen de mettre des mots sur la souffrance et la volonté de la dépasser.

Auster invoque toutes sortes de médias - la littérature, la critique littéraire, la musique, le cinéma, la poésie, la mémoire - pour évoquer l'absence qui hante chacun des trois protagonistes : celle de Sonia pour August, celle de son mari pour Miriam, celle de Titus pour Katya. La relation de Brill avec sa petite fille, tous deux confrontés au deuil, trouve dans le visionnage de DVD un moyen de s'échapper et de prendre conscience de ce qui les éprouve. Lorsqu'ils analysent ensemble quelques films (comme La grande illusion ou Le voleur de bicyclette), l'importance des objets comme véhicules de la mémoire et des sentiments devient cruciale.

Mais comme souvent chez Auster, rien n'est immédiatement évident : d'abord, le récit semble bâti sur les divagations d'August Brill qui imagine cette histoire de guerre civile dans un monde parallèle, où un Owen Brick est chargé de le tuer pour que ce conflit cesse. Le récit des aventures de ce magicien transporté dans une Amérique déchirée parle pourtant de l'envie d'un homme d'en finir avec la vie, de la tentation (et la réalisation) d'une infidélité (August trompa sa femme, Sonia, comme Owen finira par tromper la sienne, avec Virgina Blaine). Soucieux de ne pas sombrer dans le sentimentalisme, il mène son héros dans une impasse tragique, au dénouement brutal, qui résonne comme un aveu : il ne peut plus fuir, il doit affronter son passé pour aller de nouveau de l'avant. Cette résolution lui permet aussi de pousser sa petite fille Katya à rebondir à son tour au terme d'un échange nocturne sans concession.

Cette Amérique parallèle sert aussi évidemment à Auster à commenter l'état de son pays : le romancier fait preuve d'une verve plus mordante qu'à son habitude, quand il parle de George Bush ou Donald Rumsfeld comme de "fascistes". J'y ai vu aussi un hommage à la série télé La Quatrième Dimension, quand il met en scène la première apparition d'Owen Brick, qui se réveille dans un trou cylindrique à la sortie duquel il découvre son pays ravagé. L'auteur écrit des pages où ce personnage se dit "pris dans un rêve d’une lucidité surnaturelle, un rêve si réaliste et si intense que la frontière entre rêve et conscience a pratiquement disparu", où "un cauchemar remplace l’autre". Auster souligne l'absurdité dans toute sa cruauté en décrivant ce modeste magicien du Queens, marié, tout à coup caporal du septième régiment du Massachusetts, membre des forces armées des Etats Indépendants d’Amérique, au coeur d'un conflit qui a causé déjà plus 13 millions de morts. 

Brick comme le lecteur comprend progressivement que Brill a inventé cette histoire de guerre pour évacuer ses propres conflits intérieurs - comment il a ruiné son couple en trompant sa femme, comment il a laborieusement reconquis le coeur de celle-ci, comment il a affronté la mort de sa bien-aimée en l'accompagnant dans la maladie, comment il supporte aujourd'hui d'être une charge pour sa fille, comment il doit aider sa petite-fille à se remettre d'une terrible perte. Brill invente une guerre civile pour échapper à sa guerre intérieure, dans le monde parallèle qu'il imagine il crée un personnage dont la mission est de le tuer/l'achever, et quand celui-ci s'avère incapable (moralement et physiquement) de le faire, Brill admet qu'il lui faut sortir de cette fiction pour à nouveau vivre et aider à vivre.

Comment la fiction peut-elle venir à bout du réel ? Telle est la question que se pose August Brill : "l’histoire est celle d’un homme contraint à tuer l’individu qui l’a créé, et à quoi bon prétendre que je ne suis pas cet individu ? Si je me sers de l’histoire, l’histoire devient réelle. Ou bien c’est moi qui deviens irréel, une création de mon imagination". Vertigineux mais développée avec une intelligence jubilatoire : la fiction sauve Brill de ses démons et lui donne les ressources pour sauver sa petite-fille, ce qui, par un effet domino, sauve aussi sa fille.

On peut aussi interpréter tout cela comme une interrogation pour Auster lui-même, la place qu'il cherche désormais, lui auteur accompli et consacré, à occuper. Suffit-il de raconter des histoires pour être romancier ? Raconter des histoires ne signifie-t-il pas se raconter des histoires et stagner ? Ou alors peut-on raconter des histoires en faisant en sorte qu'elles fassent progresser leur auteur et l'individu en général, motive une vraie progression artistique et humaine ?

Cette dimension interrogative donne à Seul dans le noir une force sombre, mais aussi poétique, politique et introspective, engagé et fragile à Paul Auster. Du coup, il n'est plus seulement un fabuleux conteur mais aussi un auteur capable de se remettre en question. A la manière d'Owen Brick qui dit de lui-même : "Je ne suis qu’un type qui fait des tours de magie pour les gosses". Magicien comme son personnage, écrivant des romans comme de fascinants tours de magie, Auster semble à la croisée des chemins, toujours avec l'envie de distraire mais en se confiant davantage, ne se contentant plus du roman, ambitionnant une vérité plus profonde. Auster ne rêve-t-il pas en quelque sorte comme Brill de se tuer pour mieux renaître ?

Avec ce jonglage virtuose entre réel et illusion, Seul dans le noir est une fascinante proposition. Mais aussi un aveu étonnant sur la conscience de la dérision de tout cela comme en témoigne ce vers de Rose Hawthorne, commentaire troublant du livre et de son projet : "ce monde étrange continue de tourner".
*
Ce roman fournirait un matériau prometteur pour un film à la fois intimiste (la maison des Brill) et spectaculaire (l'aventure d'Owen). J'ai imaginé qui pourrait jouer ces personnages :
 Harvey Keitel : August Brill
 Michelle Pfeiffer : Myriam Brill
 Katya Brill : Chloé Grace Moretz
 Matthew Macfadyen : Owen Brick
 Rosamund Pike : Virginia Blaine
Toby Jones : Lou Frisk

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