mercredi 11 novembre 2015

Critique 747 : GREEN MANOR, TOME 1 - ASSASSINS ET GENTLEMEN, de Fabien Vehlmann et Denis Bodart


GREEN MANOR : ASSASSINS ET GENTLEMEN est le premier tome de la série, écrit par Fabien Vehlmann et dessiné par Denis Bodart, publié en 2001 par Dupuis.
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 (Extrait de Green Manor : Delicieux frissons.
Textes de Fabien Vehlmann, dessins de Denis Bodart.)

L'album compte un prologue (de trois pages) et six histoires (de sept pages chacune) :

- Prologue. 1899. Le Dr Thorne se rend à l'hôpital psychiatrique de Bethlehem à Londres pour y examiner un patient, Thomas Bellow, ancien serviteur au Green Manor's Club. Il prétend être l'âme et l'incarnation de cet établissement où bien des intrigues criminelles se sont joués...

- 1/ Délicieux frissons. Octobre 1879. Le Dr Byron pose la question suivante aux membres du club : peut-il y avoir un meurtre sans meurtrier ni victime ? Et il y apporte une réponse qui glacera tous ceux qui l'entourent...

- 2/ Post-scriptum. Août 1882. Le détective Johnson est défié par Sir Montgomery qui affirme qu'il ne pourra empêcher un crime dont il lui communique la date, l'heure et le lieu.

- 3/ Modus operandi. Septembre 1882. L'inspecteur Gray explique pourquoi il a échoué à arrêter le tueur en série John Smith, qui continuera à sévir... Avant de trouver une idée contre cela.

- 4/ 21 Hallebardes. Mars 1893. Le doyen de l'Université de Kingston et son meilleur ami se demande si le meurtre peut être considéré comme un des Beaux-Arts et s'ils pourraient en réaliser le chef d'oeuvre en s'en prenant à Conan Doyle.

- 5/ Sutter 1801. Le restaurateur de tableaux Eric Kaye découvre comment un tableau vieux de plusieurs années peut apporter la preuve d'un meurtre... A moins que son propriétaire n'y soit généalogiquement mêlé.

- 6/ La Ballade du docteur Thompson. 1878. Le professeur Bright participe à l'enquête sur un meurtre qu'il est accusé d'avoir commis mais dont le cadavre de la victime se promène dans les rues de Londres une nuit entière...

Tout d'abord, ce premier tome a connu deux éditions puisque Dupuis l'a d'abord publié dans sa collection "Humour Libre" avec la couverture ci-dessous : 

Un visuel bien moins attractif que le suivant...

Ce détail éclairci, il convient de présenter ce titre atypique apparu pour la première fois dans les pages de la revue Spirou en 1998 et qui ne devait être qu'un one-shot à l'origine.

Green Manor, c'est d'abord la rencontre entre un auteur et un artiste que dix années séparent : 

- d'un côté, Fabien Velhmann, né en 1972, dont ce fut le premier coup d'éclat. Après avoir participé à un concours d'écriture en 1996, dont il est écarté pour ne pas avoir respecté le format exigé, il persévère en envoyant des sujets à "Spirou". Un an plus tard, ses efforts convainquent la rédaction de lui donner sa chance. Et donc en 98, il rédige le premier épisode de Green Manor, suivi, la même année, par le lancement de la série Seuls. En 2006, Les Géants pétrifiés, son Aventure de Spirou par..., dessiné par Yoann, anticipe sa désignation comme scénariste officiel de la série Spirou et Fantasio, avec le même partenaire.

- De l'autre, Denis Bodart, né en 1962, débute en 1985. Il est révélé par Célestin Speculoos puis Nicotine Goudron, écrits par Yann, avant de participer à la reprise du Chaminou, de Raymond Macherot. En 94, avec Chris Lamquet, il anime Les Aberrants. Quatre ans après, il s'associe à Vehlmann pour Green Manor.

Le prologue introduit le lecteur dans un asile où est interné un ancien laquais de ce club de gentlemen dont la passion est d'imaginer (et parfois de commettre) des crimes sophistiqués ou d'enquêter à leur sujet (et parfois de les résoudre). Le procédé donne une dimension légendaire aux récits de manière très habile, qui fait douter le lecteur de la plausibilité des causeries des lords habitués du Green Manor : s'agit-il réellement d'actes vraiment perpétrés par des notables londoniens ? Ou n'est-ce que le délire d'un ancien serviteur de ces bourgeois britanniques ?

L'autre spécificité du projet tient à son format puisque Vehlmann propose une collection de short stories, de nouvelles en bandes dessinées, sans lien entre elles, et qui tiennent en très peu de pages (sept maximum pour ce premier tome). Le scénariste apprécie cet exercice car il oblige à la concision et à l'efficacité en produisant une intrigue dense, souvent teintée d'humour noir et absurde. Mais c'est aussi un défi narratif que de concocter ces fictions criminelles dont la résolution est toujours rationnelle.

La construction est pratiquement immuable : un adhérent du club commence à raconter une histoire dont il a été un acteur (souvent), un témoin (parfois), un auditeur (le reste du temps). Cette histoire implique un autre membre de l'établissement, régulièrement un rival, ou alors un complice, ou encore la victime. La mort qui frappe doit être résolue, voire empêchée, innocentant ou accablant le narrateur ou son adversaire. Le cadre est le Londres de l'époque victorienne, à la fin du XIXème siècle, précisé à l'occasion par des références à d'authentiques célébrités (comme Conan Doyle dans 21 Hallebardes).

Le résultat est un régal absolu à la lecture : Vehlmann maîtrise parfaitement ces figures de style en élaborant des embrouilles criminelles à la fois compactes et logiques, souvent très drôles. Très rapidement, il sait camper des personnages savoureux, pathétiques, diaboliques, attachants, que leur imagination conduit au pire (des meurtres complexes aux mobiles les plus divers, du plus mesquin au plus farfelu) comme au meilleur (la résolution d'affaires criminelles par des moyens ingénieux ou radicaux). On jubile littéralement en tournant les pages tout en se forçant presque à ne pas les lire trop vite pour mieux les goûter.

Ce délice rare est souligné par la virtuosité des dessins de Denis Bodart. L'homme est rare et extrêmement exigeant, envers lui-même et son partenaire (Vehlmann reconnaît volontiers que l'artiste est l'âme de la série - est-ce pour cela que son nom précède celui du scénariste sur les couvertures des albums ?) : si, en sept ans, seize histoires seront produites, depuis 2005, seuls deux nouveaux épisodes ont été publiées ! (Mais Bodart s'est aussi consacré à d'autres projets, dont Indeh, écrit par Philippe Nihoul, hélas ! abandonné... Et des illustrations commerciales.)

Même si les notes biographiques de Bodart sont succinctes, j'ai pu apprendre qu'il revendiquait des influences diverses comme celles de Raymond Macherot (le créateur de Clifton ou Chlorophylle, dont il reprit à la fin des années 80 Chaminou), Morris (le père de Lucky Luke), Jordi Bernet (qui immortalisa Torpedo) et Will Eisner (le génie à l'origine du Spirit et d'innombrables romans graphiques). Son trait est effectivement traversé par celui de ces grands noms de la BD tout en aboutissant à un résultat personnel.

Le génie de Bodart éclate d'abord dans les gueules de ses lords, fruits de nombreuses versions : l'expressivité, non seulement des visages, mais de la gestuelle des personnages est extraordinaire, flirtant avec la caricature sans jamais y céder complètement (pour ne pas transformer la série en une parodie). Le soin apporté aux costumes témoigne aussi de la maniaquerie documentaire sur laquelle s'appuie l'artiste.

Recourant volontiers à la modélisation (par le biais d'outils informatiques ou même de sculptures, y compris pour les personnages), la composition de ses images révèle aussi une exigence correspondant à la minutie des décors. Qu'il s'agisse d'orchestrer des scènes en intérieurs (majoritaires) ou en extérieurs, Bodart sait parfaitement doser ses plans sans les saturer d'informations visuelles mais en donnant suffisamment d'éléments au lecteur pour qu'il s'y attarde.

Ce mélange entre le semi-réalisme des personnages et la véracité des décors produit, souligné par une colorisation très nuancée (signée Scarlett), une esthétique très pensée, où seul l'encrage varie parfois (on notera que le trait se fait plus fin pour les histoires Modus operandi et Sutter 1801, certainement une expérimentation temporaire).

Ces six premières "charmantes historiettes criminelles" sont également rassemblées dans une somptueuse Intégrale parue en 2010, avec la couverture ci-dessous :

Un peu coûteuse (35 E) mais tellement belle, et agrémentée d'un cahier graphique remarquable.

Quel que soit l'édition que vous pourrez vous offrir, ne vous privez en tout pas de lire Green Manor, une des meilleures productions modernes et originales de Dupuis. A bientôt pour parler du tome 2...

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