mercredi 7 octobre 2015

Critique 721 : MA REVERENCE, de Wilfrid Lupano et Rodguen


MA REVERENCE est un récit complet écrit par Wilfrid Lupano et dessiné par Rodguen, publié en 2013 par Delcourt.
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Issu d'une famille modeste et raciste (depuis un drame familial datant de la Libération), Vincent Loiseau hérite de sa grand-mère une somme d'argent avec laquelle il part au Sénégal. Il y rencontre l'amour en la personne de la belle et intelligente Rana, biologiste qui éduque les femmes africaines à la contraception... Jusqu'à ce qu'elle tombe elle-même enceinte.
Vincent panique, hanté par sa situation familiale et ses futures responsabilités de père, et rentre en France, où, après un bref retour chez ses parents, il enchaîne plusieurs boulots. Un soir, dans un bar, il écoute les confidences d'un client, Bernard, convoyeur de fonds, miné par ses déboires passés et présents. Vincent a ensuite une idée : braquer le fourgon de Bernard et, avec l'argent, repartir en Afrique, renouer avec Rana, élever leur fils... Tout en consacrant une partie du butin au dédommagement de ceux qu'il va devoir attaquer.
Pour réaliser son projet, il compte sur l'aide de Gabriel Roquet alias Gaby Rocket, un énergumène désoeuvré mais qui rêve, lui aussi, de refaire sa vie ailleurs.
Mais, évidemment, rien ne va se passer comme prévu... Et, pourtant, une succession de coups du sort sera la vraie chance de Vincent et Gaby.

Wilfrid Lupano est le scénariste qui "a la carte" en ce moment dans la bande dessinée franco-belge : en quelques années récentes, il s'est imposé comme une signature atypique dont chaque nouvelle histoire obtient l'attention de la critique et du public. Cette réputation est-elle méritée ? Je décidai de le vérifier en empruntant Ma Révérence, un one-shot, réalisé avec Rodguen.

Cette histoire de 128 pages est effectivement une réussite, même si elle n'est pas exempte de quelques défauts - toutefois insuffisants à minimiser le plaisir de la lecture.

Les remerciements qu'adressent les auteurs d'une BD ne sont pas toujours passionnants à relever mais parfois ils vous instruisent sur leur inspiration et soulignent à quel point le succès de leur entreprise tient à leur complicité et leur complémentarité. En l'occurrence, ici, on voit bien que Lupano et Rodguen se sont bien trouvés, au point qu'on n'imagine pas ce récit écrit pour le second et dessiné d'après un autre que le premier. On comprend surtout qu'à l'origine de tout cela, il y a une source inattendue, sans doute pas parfaitement exploitée, mais décisive, quand Lupano "remercie" Henri Guaino, une des plumes de Nicolas Sarkozy, qui stigmatisa, avec une rare bêtise pleine de morgue l'esprit de Mai 68, responsable, selon lui, des dérives sociales actuelles (de la permissivité excessive des familles envers leurs enfants au culte de l'argent - on croit rêver quand on sait le nombre de casseroles que traîne l'ex-président de la "France Forte"...).

Ma Révérence se présente comme une réponse à cette allocution durant la campagne présidentielle française du candidat de l'ex-UMP en 2007 sous la forme d'un polar et d'une étude de caractère où le déterminisme social est à la fois considéré comme une évidence sans être une excuse, et où l'appât du gain facile a supplanté toutes les valeurs. Le héros du récit veut commettre un braquage "humanitaire", dont l'échec est inéluctable, mais qui matérialise une utopie sympathique sans être angélique.

Au petit jeu des "+" et des "-", l'album est aisé à analyser alors que sa construction et sa conception ont été plus délicates : Rodguen a passé plus d'un an et demi à finaliser ses planches (en négligeant sa vie privée, comme il s'en excuse dans ses propres remerciements) tandis que Lupano a bâti une intrigue à la structure complexe mais étonnamment fluide, qui doit beaucoup au puzzle (un motif fondateur du personnage pivotal de Bernard, le convoyeur de fonds).

Evoquons donc ce qui m'a le moins plu : 

- Lupano aime, c'est flagrant, les personnages qui ont de la substance, de la chair, un vécu. Mais il charge volontiers, trop complaisamment, et contre-productivement finalement, la barque en dotant ses protagonistes d'origines indigestes. Tout y passe, du racisme aux abus sexuels à la drogue aux rapports père-fils difficiles sans oublier l'homosexualité, la mention au colonialisme, l'alcoolisme : n'en jetez plus. 
Pourquoi insister autant sur le passé et le présent misérables de ses héros ? S'il s'agit de nous les rendre sympathique en faisant en sorte qu'on ait pitié d'eux et donc qu'on excuse certains de leurs propos limites (qui, du coup, deviennent des dérapages amusants), leurs attitudes pathétiques, leurs projets fantaisistes, c'est, au mieux, maladroit. 
Le scénariste a assez de talent et de verve pour n'avoir pas besoin de si grosses ficelles (Gibrat ou Chauzy animent aussi des personnages aux bagages encombrants mais leurs aventures suffisent à les absorber et donc à les rendre "digestes").
Bient entendu, les figures de losers magnifiques peuplent les polars sociaux depuis la nuit des temps, et sans doute Lupano estime-t-il que l'état actuel de la société ne peut qu'inspirer des perdants encore plus prononcés, mais gare à la surdose de pathos - qui ne remplace pas l'humanité.

- L'exposition de l'histoire est également laborieuse et cette impression est soulignée par la déconstruction narrative puisque Vincent, le héros, est aussi le conteur. L'usage de la voix-off est moins en cause (quoique très abondant) que la légitimité à raconter certains passages, au moins au début, en vrac, sans que cela augmente l'intensité ou l'émotion du récit. Il faut bien une cinquantaine de pages avant que Lupano choisisse enfin de ne plus aller et venir entre hier et aujourd'hui (certains épisodes, comme celui de la chèvre, sont franchement dispensables).

- Enfin, pour un récit qui a été motivé par un discours politique, Ma Révérence exploite finalement assez peu cet aspect (en dehors d'une scène où Vincent écoute et regarde Sarkozy dans un bistrot, dont tous les clients sont grossièrement représentés comme des piliers de comptoir racistes). C'est dommage car Lupano a des Lettres et quand il fait référence à Dostoiëvksi via Crime et châtiment pour détailler la logique du casse "humanitaire" de Vincent, le résultat est épatant. Mais quand il veut répondre directement aux propos de Guaino sur Mai 68 et ses conséquences, il semble plus savoir comment le faire (au risque d'en rajouter encore sur le mobile du "crime" de son héros qui veut voler non comme un délinquant mais comme une sorte de justicier face aux vrais voleurs de l'establishment - banquiers, assureurs, politiques).

Ces réserves émises, il faut convenir que le reste de ce qui constitue cette production les compense, souvent largement.

En premier lieu, l'album doit énormément au talent de Rodguen : de son vrai nom Rodolphe Guenoden, cet artiste, qui travaille comme animateur pour le studio Dreamworks, est une révélation formidable, quand on sait que Ma Révérence est son premier opus !
Son trait a hérité de tous les avantages de l'exercice du dessin animé, en premier lieu une stupéfiante expressivité, non seulement pour les visages mais aussi pour tout ce qui concerne le langage gestuel et la composition. Rodguen a expliqué, en interview (notamment à Télérama), s'être servi de modèles pour ses personnages, aussi bien pour Gaby ("un Gérard Lanvin vieilli, abattu") que pour le portier de la boîte de nuit gay (d'après Lupano !).
A la manière d'un François Boucq, il sait exagérer les attitudes mais sans trop forcer afin de souligner le caractère de ses personnages, dont il soigne le look, le choix des vêtements. Il sait aussi les placer dans l'espace, les faire évoluer au sein de décors (aussi bien intérieurs qu'extérieurs), où chaque élément est détaillé (meubles, accessoires, véhicules). 
Son découpage est taillé sur trois bandes avec un strip ternaire récurrent, qui ponctue agréablement la page où se relaient des plans occupant toute la largeur de la bande ou deux vignettes, et il livre des pleines pages à intervalles réguliers magnifiquement ouvragées.

On peut juste déplorer que la colorisation de Ohazar ne soit pas plus nuancée parfois, se cantonnant trop souvent à des codes comme le jaune-marron ou le bleu-gris (selon qu'il fasse jour ou nuit). Mais les scènes africaines sont par contre superbes, rendant parfaitement compte du climat et contrastant fortement avec les ambiances zonardes.

Lupano est parfois, comme je l'ai dit, maladroit ou inutilement insistant, mais c'est un remarquable dialoguiste, qui a un langage bien à lui, fleuri et vivant, conférant une caractérisation sensible et prononcée à ses personnages.

Certaines réparties sont très drôles, d'autres témoignent de la culture littéraire de l'auteur (réussir à résumer le destin de Raskolnikov pour justifier un braquage sans victime n'est pas à la portée du premier venu). Même si l'histoire est traversée par des moments douloureux, cruels, violents, sa happy end est amenée naturellement grâce à cette expression.

Comme je le notais aussi plus haut, la construction du récit est inspirée par le puzzle, qui est une pratique essentielle pour le personnage de Bernard. Et Lupano agence les pièces de son intrigue avec adresse, surtout dans sa dernière partie, où il réussit à orchestrer un chassé-croisé magistral : l'échec du braquage devient alors secondaire et le lecteur est embarqué dans une direction inattendue, positive, rafraîchissante, extrêmement agréable. 

C'est pour cela que Ma Révérence gagne mes faveurs : l'ensemble du bouquin est supérieur à ses parties, la qualité du résultat global l'emporte sur ses défauts et facilités. Plus qu'un grand polar social, c'est en fait une belle fable, dont le sentimentalisme gagne contre l'envie de répliquer à un discours. 

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