mercredi 19 août 2015

Critique 692 : TABOU, de Jorge Zentner et Ruben Pellejero


TABOU est un récit complet écrit par Jorge Zentner et dessiné par Ruben Pellejero, publié en 1999 par Casterman.
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L'inspecteur Matt Rivière enquête sur une série de meurtres étranges : tout commence par l'assassinat d'une jeune femme par son assureur, Dipaola, qui se livre à la police en jurant n'avoir aucun souvenir de son acte. Il a laissé près de sa victime un papier avec quelques phrases tirées du "Faust" de Goethe, écrites en allemand alors qu'il n'a jamais appris cette langue. Puis un homme est retrouvé mort dans une gare avec la même signature. Une employée permet de dresser un portrait-robot du criminel qui ne peut pas être Dipaola, retenu au commissariat.
L'autre point commun à ces deux affaires est le chapeau identique que portaient les tueurs.  
Autrefois, l'adjoint de Rivière, Clive Grossman, a couché avec sa propre soeur, Maria. En vérité, elle avait abusé de lui grâce aux pouvoirs mentaux qu'elle s'était découvert à l'adolescence et qui lui avait permis de devenir Lune, la magicienne vedette du cabaret "Morocco". Après cette inceste, Maria a perdu ce don et depuis elle est serveuse au "Tabou". Elle y rencontre Princesse, une belle et étrange femme qui lui propose un marché alléchant : lui redonner ses pouvoirs à condition de les employer pour une mission maléfique...

Tabou : voilà un mot qu'on emploie à tort et à travers, surtout dans la période troublée que nous vivons, où l'on craint d'évoquer certains sujets que l'on taxe alors de "sujets tabous". Mais que signifie originellement le tabou ?

Il s'agit initialement d'un phénomène religieux, et cela prend toute son importance pour comprendre le récit de Jorge Zentner. On considère tabou ce qui exprime la caractère négatif du sacré, en suggérant ce que cela a de dangereux mais aussi de contagieux.

La tabou comprend trois points : il y a la croyance dans le caractère impur ou sacré d'une personne ou d'une chose ; l'interdiction de toucher ou d'utiliser cette personne ou cette chose ; et le fait de croire que cette transgression de l'interdit aboutit au châtiment de celui qui l'a commis (et cette punition peut s'étendre aux proches du coupable). 
Mais avant cela, le tabou est aussi un avertissement : une personne ou une chose possède une puissance et violer le tabou provoque une réaction de cette puissance, qui inspire à la fois fascination et crainte.  

S'emparer d'une telle notion pour la transformer en une histoire capable de suggérer intensément le trouble relève du grand art. Seuls les grands auteurs y parviennent, en sachant éviter un symbolisme trop lourd, et ce à quoi est arrivé l'argentin Jorge Zentner ici.

Tabou compte 70 pages tout à fait exceptionnelles, tant pour la qualité de la construction narrative, avec de multiples strates, que pour l'ambiance implacable et vénéneuse qu'elles distillent. Cela démarre comme un récit policier teinté de fantastique avec ces crimes dont le seul élément récurrent est un modèle de chapeau ensorcelé. Puis s'y ajoute une autre ligne, qui paraît d'abord distincte, avec la rencontre entre Maria/Lune et Princesse : l'aspect surnaturel y est souligné, avec l'acquisition des pouvoirs mentaux, l'évocation de Méphistophélès, et s'enrichit d'une note plus dérangeante, avec la relation incestueuse. Ce dernier fait établit le lien avec la première partie puisque Maria/Lune est la soeur de Clive Grossman, l'adjoint de l'inspecteur Rivière, en charge des affaires de meurtres provoqués par les chapeaux ensorcelés.

Le déroulement du récit emprunte le modèle de ce que les scénaristes de séries télé américaines appellent le "walk and talk" : la balade nocturne et confessionnelle de Maria/Lune et Princesse dans la ville, et les déplacements dans la même cité de l'inspecteur Rivière au cours de ses investigations, ponctuées par une cascade de situations dramatico-grotesques (il trompe sa femme, sa femme le quitte pour vivre avec sa maîtresse...). Ce procédé assure une grande fluidité à la progression des lignes narratives et pour le lecteur qui est d'abord intrigué et accroché.

Zentner manie en maître le "réalisme poétique" où des détails extraordinaires traversent une histoire appartenant à un genre bien balisé (le polar en l'occurrence). Il faut doser et manier cela avec génie pour non seulement que le fantastique n'écrase pas le récit mais que le lecteur accepte cette dimension fantastique. L'auteur ne s'arrête pas là et y inclut un érotisme élégant mais sans ambiguïté dans la description des ébats sexuels de Rivière et Gloria.

Pour interpréter visuellement un matériau aussi riche et subtil, on ne pouvait rêver mieux que Ruben Pellejero, familier des scripts de Zentner, et qui signe ici une de ses plus exceptionnelles prestations. J'ai eu le privilège de rencontrer le dessinateur en 2003 et d'obtenir un dessin original en dédicace de cet album : l'homme est d'une gentillesse égale à son talent, et le voir à l'oeuvre est un grand moment.

Pour Tabou, il a opté pour un traitement graphique qui confirme une fois encore sa maîtrise. L'enquête de Rivière est en noir et blanc, avec des à-plats de noir très profonds, expressionnistes, d'une beauté renversante. La balade de Maria/Lune et Princesse est en noir et blanc rehaussé de gris, délicat, qui donne une atmosphère cotonneuse envoûtante. Enfin, les flash-backs concernant les souvenirs d'enfant et de jeune femme de Maria sont uniquement en gris, comme s'il s'agissait de prises de vue délavées, à travers le filtre du temps.

Le résultat est somptueux, contribuant à faire de Tabou une des plus belles BD qu'il m'ait été donné de lire. On ne peut pas lire cet album sans s'arrêter, une fois chaque page lue, sur certains plans admirablement composés, d'une intensité fabuleuse. Il y a là des vignettes qui, isolées, forment, à l'instar de la couverture de l'édition française traduite par Casterman, de véritables tableaux : une telle puissance iconographique n'est atteinte que par des artistes de premier rang.

Ne passez pas à côté de ce chef d'oeuvre - même si on peut déplorer que le livre n'ait pas bénéficié d'une plus belle édition (avec une couverture cartonnée, un papier plus noble, et surtout un meilleur lettrage - au point que page 39, le texte ait été mal disposé dans deux bulles !).

Pour finir, en cherchant à illustrer cette critique, j'ai découvert la couverture de l'édition espagnole et je vous laisse l'admirer :

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