lundi 15 juin 2015

Critique 644 : LUCKY LUKE, TOMES 32 & 34 - LA DILIGENCE & DALTON CITY, de René Goscinny et Morris

Et c'est parti pour ce qui constitue, en quelque sorte, l'Acte II de la série Lucky Luke : les années Dargaud. C'était l'autre (petite) révolution de 1968 quand le poor lonesome cowboy quitta le giron de Dupuis et les pages de Spirou (même si La Diligence, y sera pré-publié !) pour passer à la concurrence dans Pilote, que dirigeait alors René Goscinny. 15 albums allaient clore le run du scénariste sur le titre, toujours dessiné par son créateur, Morris
(N.B. : comme j'ai déjà traité les tomes 33 - Le Pied-Tendre, critique 185 - , 40 - Le Grand Duc, critique 184 - , 44 - La Guérison des Dalton, critique 185 - et 45 - L'Empereur Smith, critique 183 - , ce ne sera pas une suite de critiques linéaire, mais je tâcherai autant que faire se peut d'évoquer les albums dans leur ordre chronologique.)
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LUCKY LUKE : LA DILIGENCE est le 32ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1968 par Dargaud (numéroté tome 1 sur le dos de l'album).
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La compagnie de transports Wells & Fargo recrute Lucky Luke pour escorter une de leurs diligences de Denver (Colorado) à San Francisco (Californie) dans le cadre d'une opération commerciale dont l'objectif est de reconquérir la confiance de leurs clients. Le conducteur est le "fouet" Hank Bully et six passagers sont au départ (le joueur Scat Thumbs, le prêtre Sinclair Rawler, le chercheur d'or Digger Stubble, le photographe Jeremiah Fallings, le comptable Oliver Flimsy et sa femme Annabelle).
Le voyage est risqué car la Wells & Fargo a annoncé par des affiches que la diligence convoierait un chargement d'or. Il s'agit de défier les bandits que rien n'arrêtera le transport durant les quatre étapes (Fort Bridger, Salt Lake City, Carson City et Sacramento).
Mais de la rencontre avec des Cheyennes à celle avec Black Bart le bandit poète en passant par le trajet difficile et la trahison d'un des passagers, Lucky Luke aura fort à faire.  
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LUCKY LUKE : DALTON CITY est le 34ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1969 par Dargaud (numéroté tome 3 sur le dos de l'album).
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Dean Fenton était le maître de Fenton Town, un repaire pour les pires fripouilles du Texas, jusqu'à ce que Lucky Luke y soit envoyé en qualité de shérif pour y rétablir l'ordre.
Désormais en prison, Fenton raconte son histoire aux autres détenus, parmi lesquels les Dalton. Entretemps, une erreur télégraphique autorise la libération (pour bonne conduite !) de Joe qui ne tarde pas à faire évader ses trois frères pour s'emparer de l'ex Fenton Town en la rebaptisant Dalton City.
Lucky Luke retourne là-bas et propose aux Dalton de les aider à faire prospérer l'endroit s'ils l'épargnent. Des danseuses sont engagées et Joe s'éprend de la meneuse de revue, Lulu Carabine (pourtant déjà mariée à son pianiste, Wallace).
Des noces sont organisées et plusieurs bandits des environs y sont conviés : l'occasion pour Lucky Luke de réussir un joli coup de filet.

Même si la série change d'éditeur, elle ne connaît pas de changement notable avec le 33ème tome (le 1er chez Dargaud) : en effet, La diligence s'appuie sur une construction très utilisée par son scénariste, Goscinny, celle d'un périple mouvementé dans l'Ouest américain avec une troupe de personnages que Lucky Luke doit protéger de multiples dangers. Les difficultés rencontrées en route vont à la fois souder le groupe mais aussi révéler les caractères de chacun, provoquer des rebondissements, susciter des gags.

Une nouvelle fois, le script rend hommage à un classique du cinéma américain, en l'occurrence La Chevauchée Fantastique (Stagecoach), de John Ford (1939), avec John Wayne. Le procédé est poussé ici puisqu'on a quasiment affaire à une adaptation, avec un casting très similaires - Scat Thumbs, le joueur de poker, a d'ailleurs les traits de John Carradine. 

Un détail est amusant et significatif de l'époque de la production de l'album puisque Morris racontera qu'il aurait aimé qu'une prostituée figure dans les passagers (comme dans le film de Ford), mais c'était évidemment impensable dans les pages d'un hebdomadaire pour la jeunesse comme Spirou... On était en 1968 mais toutes les libertés n'étaient pas encore permises.

Au jeu des caricatures célèbres, La diligence est un vrai festival puisque le cocher Hank Bully est inspiré par Wallace Beery (qui ne figurait cependant pas dans le long métrage de Ford, mais dont la gueule ne pouvait qu'inspirer Morris) : le personnage est un second rôle comme la série en a déjà connu, on pense à Ugly Barrow (La Caravane, tome 24), mais en plus sympathique et (surtout) moins grossier.

Lucky Luke continue aussi de côtoyer des femmes, mais attention là aussi, pas question de s'aventurer dans le registre de la séduction : l'imposante et tyrannique Annabelle Flimsy n'a rien d'attirant. C'est, visuellement une référence évidente au style de Dubout, sentiment souligné par le couple qu'elle forme avec son petit mari, le comptable Oliver. L'interaction entre les idées narratives de Goscinny et graphiques de Morris est devenue si parfaite qu'elle aboutit à un twist savoureux quand la matrone deviendra, par un concours de circonstances, définitivement plus docile - rebondissement en vérité symptomatique de la misogynie ou de la prudence des auteurs de l'époque (cela rappelle fort ce que Hergé réalisa en introduisant la Castafiore dans Tintin).

Le scénario est en tout cas un modèle du genre, même si on peut s'étonner en relisant l'album que la majorité des péripéties se concentre en fait durant la première étape du voyage. Mais la mécanique est d'une fluidité admirable, avec des gags impayables (le menu patates et lard, le nom des chevaux qui change sans arrêt, les paris entre Scat et Digger...), et est enrichie par une intrigue secondaire plus policière (qui est le traître ?) très efficace. Le passage avec Black Bart, le fameux bandit poète (dont on apprend qu'il exista réellement à la fin de l'album), est un formidable morceau de bravoure au même titre que la scène de la photo chez les Cheyennes.

Pas étonnant avec tous ces atouts que La diligence ait été élu album préféré de la série lors d'un sondage réalisé par Lucky Comics (c'est aussi mon avis).

Dalton City, paru un an et un tome (Le pied-tendre) plus tard, est aussi un excellent cru, parmi les meilleurs mettant en scène les Dalton, grâce à un postulat original développé avec un génial sens de l'absurde par un Goscinny survolté.

Historiquement, c'est la première aventure de Lucky Luke qui sera pré-publiée dans Pilote, et un élément rend notable ce déménagement : la présence de la chanteuse de saloon, Lulu Carabine, et sa troupe de danseuses aguichantes, apparaissent comme autant de signes d'émancipation après des années passées à composer avec la censure chez Dupuis. 

C'est ainsi que, pour la première fois dans l'histoire de la série, le récit est en grande partie articulé autour d'un jeu de séduction et d'amour puisque Joe et William Dalton convoitent la même femme. La tension que cela provoque conduit les deux frères à en venir aux mains (traitement jusqu'à présent réservé à Averell, que Joe châtiait à cause de sa bêtise et de son appétit jamais rassasié). Replacé dans la perspective de l'oeuvre de Goscinny, le thème n'est pas nouveau car il l'avait abordé dans Astérix (Astérix légionnaire où Obélix avait le béguin pour Falbala), et cela peut inviter le lecteur à penser que Dargaud était moins conservateur que Dupuis pour oser ce genre d'évocation.

Morris s'amuse à enfoncer le clou en donnant à Lulu Carabine les traits d'une des actrices les plus scandaleuses de son temps, Mae West, sex symbol à la vie dissolue dans les années 20-30 - tout un symbole. Mais aussi l'occasion de vérifier que le dessinateur savait camper de jolies créatures comme en témoignent les danseuses qui accompagne la chanteuse. 

L'argument développé par Goscinny dans son histoire montre des Dalton presque touchants dans leur volonté de réussir à devenir les maîtres d'une ville, presque des honnêtes hommes, au point d'oublier (en tout cas de différer) d'exécuter Lucky Luke. Cette faiblesse causera leur perte et permettra au cowboy, aussi fin tireur qu'habile stratège, de capturer un sacré ramassis de gredins. 

La description de Dalton City est un autre point très réussi de ce tome, avec ses airs de cour des miracles régentée par des malfrats, condamnée à décadence. Le fait que le récit soit inscrit dans la chute initiale de Dean Fenton produit une mise en abîme astucieuse, comme si la malchance des voyous était contagieuse. 

Ces forces narratives compensent quelques facilités comme le fait que Lucky Luke parvient à lui seul à appréhender tous les bandits à la fin ou que Ran-tan-plan soit finalement peu employé (même si le running gag où il veut sauter sur Lucky Luke pour manifester sa joie est très drôle).

Dans tous les cas, en revanche, Morris livre des planches fabuleuses, particulièrement dans La diligence, où sa virtuosité pour découper l'histoire, croquer des trognes, représenter le véhicule et les décors est impressionnante. Rien ne semble jamais forcé chez lui, son aisance prouve qu'il a atteint la plénitude de son art.

Avec Dalton City, il a un peu moins d'éléments avec lesquels s'amuser puisque l'action est concentrée dans un lieu unique, mais Morris sait dessiner comme personne ces villes-fantômes, et quand il doit animer une figuration importante, dont tous les "acteurs" ont un physique particulier, cela ne lui fait pas peur. On est alors bien au-delà des clichés des "gros nez" de la BD franco-belge quand on examine la diversité des physionomies.

Pour tout cela, les tomes de Lucky Luke chez Dargaud sont aussi ceux d'une série dans sa maturité la plus éclatante, avec un scénariste déchaîné et un artiste au sommet.

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