LA VALSE DES ALLIANCES est un roman graphique écrit et dessiné par Will Eisner, publié en 2001 par DC Comics et traduit en 2002 par les éditions Delcourt.
*
Pour une fois, on va zapper le résumé classique car ce récit complet de 170 pages est une saga difficile à synthétiser en quelques phrases. Mais c'est une nouvelle preuve du génie de Will Eisner que d'avoir produit une histoire pareille, débordant des cadres traditionnels et donc obligeant le critique à emprunter une démarche à part sans pour autant aboutir à une oeuvre difficile d'accès. Au contraire, c'est une leçon de narration et de dessin par un auteur qui exerçait son art si bien qu'il en était aussi un des grands théoriciens.
Cette oeuvre tardive dans la carrière d'Eisner porte un titre qui lui convient parfaitement : c'est effectivement une valse endiablée sur laquelle nous fait danser son auteur, avec un sens du rythme imparable.
Eisner était un fabuliste en même temps qu'un scénariste fabuleux et dans ce roman graphique, qui mérite vraiment cette appellation puisqu'il associe des pages entièrement composées de texte et d'autres produites selon l'art séquentiel formulé par l'auteur lui-même (c'est-à-dire des planches au format plus traditionnel, avec des vignettes et des phylactères), c'est bien de cela qu'il s'agit.
Nous suivons ainsi la vie (fictive) d'un certain Conrad Arnheim, fils d'un immigré juif allemand dont l'ascension sociale aux Etats-Unis passe par une succession d'alliances en affaires, en amour et dans la société. Coureur de jupons, mauvais mari, ambitieux désinvolte, magouilleur, père absent et exigeant à la fois, il a hérité de son père l'obsession d'avoir une bonne situation sociale.
Eisner, quand il réalise cette histoire, en 2001, est au soir de sa vie, mais à 81 ans, ce vétéran des comics est au sommet de sa forme, comme en témoigne la vigueur de son écriture et l'énergie de son dessin. Il est impossible de dissocier l'image du texte chez Eisner, qui a su détailler à quel point la bande dessinée est le produit de ces deux parties, indissociables. Mais loin de se cantonner à ses propres leçons, ce qui frappe, c'est l'extrême liberté de sa narration, signe qu'on a à faire à un homme qui s'autorise tout pour à la fois donner vie à ce qu'il raconte et montrer que son média ne doit pas se limiter à des formules si efficaces soient-elles.
La lecture s'en trouve elle-même affranchie car nullement gênée par les licences que s'accorde Eisner, comme lorsqu'il préfère rédiger une page entière sans image pour évoquer des faits historiques ou alterner récitatifs et des suites de cases ou encore recourir à l'art séquentiel le plus simple.
Dans ces conditions, on ne peut qu'être admiratif devant l'aisance avec laquelle il trace sa route de la fin du XIXème siècle jusqu'aux années 60, dépeint des personnages sans les épargner, situe les actions avec une économie dans la représentation des espaces.
Eisner attribue beaucoup de son mérite à la contribution de son épouse, la saluant dans ses remerciements à la fin de l'album. Il semble que, grâce à elle, il compilait plusieurs témoignages authentiques et qu'il les mixait avec son propre sens de l'observation et un humour volontiers acide pour produire cette relation à la fois épique et intime sur la communauté juive dont, bien qu'il en faisait partie, il ne dissimule aucun des défauts.
Il est évident que l'arrivisme, l'hypocrisie, le sectarisme dont font preuve ses protagonistes, au nom de leur religion ou de leurs aspirations sociales, de leur identité ou de leur volonté d'assimilation, ne ravissent pas Eisner. Il les dissèque avec une cruauté jubilatoire, qui employée par un auteur non issu de ce milieu prêterait à une interprétation assurément plus polémique, surtout à notre époque où le communautarisme exacerbe les passions.
Eisner ne vise pas toujours la subtilité, sa charge est féroce et rares sont les personnages pour lequel il cède à une certaine compassion (il n'y a que Helen qui échappe vraiment à ses griffes, mais il lui réserve un sort tragique).
Non, l'objectif de l'auteur, c'est de pointer les ravages d'un système social vertical (avec donc l'ascension sociale - et le maintien dans les hautes sphères de la bourgeoisie - comme unique motivation) et hermétique (excluant tout autre que les "Gentils" juifs et plus encore tout membre d'une autre communauté).
Will Eisner enrichit son propos par des rappels à l'Histoire pour bien situer son flot de saynètes, mais les drames, les tragédies du XXème siècle (subis de près - comme les pogroms - ou de loin - la seconde guerre mondiale) n'adoucissent pas ses griefs contre les nantis dont il dresse le portrait. Pas plus les hommes (pingres, manipulateurs, infidèles, brutaux) que les femmes (futiles, égoïstes, soumises, traditionalistes) ne trouvent grâce à ses yeux. Mais cela signifie-t-il qu'on a là l'oeuvre d'un méchant senior de la bande dessinée ?
Ce n'est pas si simple, car Eisner est un humaniste et ce qu'il déplore, c'est d'abord le gâchis de ces vies à cause de principes d'un autre temps, pour des motifs qui n'ont rien de noble, la primauté des apparences sur la possibilité d'être heureux en restant honnête. Lorsque, dans la dernière partie du récit, le personnage de Rosie se révolte contre son mari, un ancien poète sans le sou d'extraction modeste devenu un capitaliste sans scrupules et un époux volage, il devient évident que c'est l'expression d'Eisner incarnée dans cette jeune femme, reprenant sa vie en main et la redirigeant selon une volonté différente de celle de ses parents.
Dans cette fable virulente mais aussi drôle et poignante, les affairistes, industriels, financiers et traders ont pris la place des rois, chevaliers et demoiselles d'autrefois. Le tableau dépeint une réalité moins manichéenne mais passionnante, d'une profondeur nouvelle.
La valse est à mille temps, et ses danseurs présentent un visage moins séduisant qu'équivoque, mais le résultat est tellement jouissif, la lecture tellement prenante, qu'on serait bien en peine de le reprocher à son auteur.
En réfléchissant d'une manière si franche à la réussite, la déchéance, l'envie de progresser, Eisner livre une oeuvre épatante sur le déterminisme, le conditionnement social. Le sujet n'est pas épuisé en 170 pages (le livre aurait bien pu en compter le double sans qu'on s'ennuie), mais son traitement possède un tonus qui prouve une énième fois l'exceptionnel talent de son réalisateur.
Très bonne vision d'une œuvre d'un génie. TOUS ses livres post Spirit sont intéressants, celui ci est très bon mais je penche encore plus vers A Life Force, ou Dropsie Av, sans compter le merveilleux New York Big City J'arrête sinon je reparlerais de tous
RépondreSupprimer