vendredi 24 octobre 2014

Critique 519 : DECOUPE EN TRANCHES, de Zep


DECOUPE EN TRANCHES est un album de 22 chapitres, écrit et dessiné par Zep, publié en 2006 par les éditions du Seuil.
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En 22 chapitres, Philippe Chappuis alias Zep livre ses réflexions amusées ou mélancoliques sur divers thèmes personnels : Terre (sentiments sur son existence), Cartes (situations sociale et sentimentale), Pouvoirs Extraordinaires (1/ voyager dans le temps, 2/ voir à travers la matière, 3/ voler), Carnets (dessiner dans des carnets), Coeur (avoir le coeur brisé et s'en remettre), Muscles (être le fils et petit-fils d'hommes sportifs sans l'être sans soi-même), Déprimé (faire face à une déprime passagère), Tête (résister à la flatterie), Technologie (composer avec différents instruments technologiques qu'on ne maîtrise pas), Engagé (avoir envie de s'engager sans s'y tenir), Guitare (acquérir une guitare en hésitant à en jouer), Larmes (se laisser aller à pleurer), Beaux-Arts (être auteur de bandes dessinées au milieu d'artistes contemporains), Sexe (faire face aux affres du célibat), Rock (rêver d'être un musicien), Deuil (vivre malgré différentes pertes), Pluie (pleurer selon les occasions), Horreur (surmonter sa peur des films d'épouvante), Personnalité (souhaiter ressembler à divers modèles), et My Generation (comparer le futur qu'on nous avait promis et celui qui s'est exaucé).

C'est un ouvrage difficile à résumer et tout à fait atypique dans l'oeuvre de son auteur, même s'il s'accorde régulièrement ce genre de sorties. Tout le monde connaît Zep, le créateur de la série Titeuf, un personnage de gamin très moderne qui, comme pour beaucoup d'autres bédétistes avant lui, a fini par l'engloutir : désormais, quoi qu'il fasse, comme Philippe Geluck avec Le Chat, les lecteurs et le grand public en général associent Zep à Titeuf.

Pourtant, comme il l'a raconté, Philippe Chappuis a essuyé bien des refus avant de publier la série qui le rendit célèbre, rêvant quand il commença sa carrière de travailler pour le journal de Spirou. Désormais, ces affres sont loin et Zep, tel qu'il s'est surnommé après ses débuts dans un fanzine en hommage à Led Zeppelin ("Led Zep"), est devenu un véritable phénomène d'édition, dont les ventes phénoménales lui permettent des échappées ponctuelles hors de la bande dessinée pour la jeunesse.

La collection de 22 saynètes qui forme Découpé en tranches donne à découvrir davantage l'homme que l'artiste et, autant prévenir tout de suite ceux qui comptent trouver un album humoristique, ce qu'il nous raconte de lui ici est étonnamment délicat et sombre. Comme beaucoup de "comiques" Zep cache un individu qui n'est guère amusant, se confiant sans ménagement, avouant ses nombreuses déceptions (sur lui et le monde qui l'entoure) sans détour.

Parfois, mais rarement, l'auteur retrouve un peu de légèreté et d'ironie : il plaisante avec les pouvoirs extraordinaires qu'il aimerait posséder, déplore de n'avoir pas hérité de la solide constitution physique de son père et de son grand-père (champions de karaté et de lutte), se fait sarcastique vis-à-vis de l'art contemporain (pas le meilleur des segments d'ailleurs), voit des sexes partout alors qu'il est célibataire, ou trouve une (demi) solution pour ne plus avoir peur en regardant des films d'horreur.

Mais la grande majorité de l'album présente des réflexions dépressives sur sa condition d'être humain, d'artiste, de citoyen. Dès la première page, il s'interroge sur ce qu'il fiche sur cette planète. Plus loin, il comprend qu'il n'est pas (n'a jamais été, comme il le croyait) le centre du monde, ni un grand musicien, qu'il gère tant bien que mal (plus mal que bien) la tristesse qui l'étreint lors de coups de blues passagers ou de peines plus durables - ces chapitres-là sont les plus réussis, les plus poignants, traités avec subtilité et même poésie.

Le deuil est presque le coeur (deuil et coeur donnant d'ailleurs le titre à deux segments) du livre : Zep nous dit qu'exister, grandir, vieillir, travailler, aimer, c'est souvent abandonner nombre d'illusions, de certitudes, de convictions, d'espoirs. Le constat est désenchanté, mais finalement juste : on se déleste de beaucoup de choses en avançant et ce dont on ne sépare pas volontairement, le cours ordinaire des choses se charge de vous le retirer. A la fin de l'album, qui boucle la boucle avec brio, l'auteur revient sur le monde qu'on nous avait promis et celui dans lequel on vit : l'écart entre les deux permet de mesurer toutes les désillusions auxquelles on est confronté quand on est devenu adulte (avec la découverte du Sida, l'urbanisation, la géopolitique, jusqu'au fait de passer du statut de fils à celui de père de famille).

Pour illustrer son propos, Zep a choisi des planches aérées, avec des images sans cadres et en nombre limité par page (pas plus de quatre). Son trait rond et très expressif, aussi bien pour les visages que pour les attitudes, évoque celui du grand Dubout.
On a affaire là à un dessinateur en pleine possession de ses moyens, avec une science très affirmée de la composition. Quelques éléments sommaires de décors lui suffisent à situer ses personnages dans l'espace, un espace d'abord intime, pour des vignettes qui pourraient facilement être isolées sans perdre leur pertinence.
La colorisation est minimaliste, une seule teinte par séquence, qui traduit là aussi l'émotion visée, traitée en à-plat. L'aspect apparemment sommaire de l'entreprise exprime en fait une épure dont on devine qu'elle a réclamée à Zep un effort particulier pour choisir chaque image et son traitement en fonction de l' "état" (comme en parlait Nathalie Sarraute) qu'il souhaitait décrire.

Enfin, et par ailleurs, cet album est un plaisir à lire dans son maniement même : publié par un éditeur prestigieux qui donne du cachet au projet et du prestige à son auteur, le papier est épais qui montre que ces planches n'ont pas été imprimées n'importe comment tout en ne transformant pas ces bandes dessinées en un simili-beau livre prétentieux.

Un ouvrage étonnant, riche et subtil, original et émouvant, merveilleusement mis en images : Zep y réussit à se confier comme rarement, et donne à découvrir qui est Philippe Chappuis, un auteur épatant qui s'affirme au-delà de son pseudo référentiel et de son héros emblématique. 

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