mardi 3 juin 2014

Critique 460 : LE PRIX DE CHARON - UNE AVENTURE DE DIETER LUMPEN, de Jorge Zentner et Ruben Pellejero


LE PRIX DE CHARON est le 4ème tome des Aventures de Dieter Lumpen, écrit par Jorge Zentner et dessiné par Ruben Pellejero, publié en 1994 par Casterman.
Il s'agit d'un récit complet, ne nécessitant pas d'avoir lu les précédents épisodes de la série pour être compris.
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Dieter Lumpen, après avoir attendu toute la journée, sous un soleil de plomb, au bord d'une route en plein désert en Amérique du Nord, qu'un automobiliste le prenne en stop, voit arriver avec soulagement et étonnement un corbillard alors qu'un orage éclate. Le conducteur accepte de le véhiculer à condition qu'il paie son voyage. Dieter monnaie le transport en proposant de lui raconter une histoire.
C'est ainsi qu'il se remémore sa rupture avec la belle Mara à Venise : il l'avait rencontrée à New Yorken devenant son complice dans une affaire louche qui avait mal tourné. Seul et ivre dans la Cité des Doges, Dieter manque se noyer dans le grand canal mais un gondolier le repêche. Il fait alors la connaissance de la passagère de l'embarcation, la tout aussi belle Mo Len, fille d'un riche homme d'affaires chinois, venue en Europe pour se étudier la restauration artistique. Ils deviennent amants.
Puis le couple part pour la Chine où Dieter fait la connaissance de la famille de le jeune femme et de la soeur de celle-ci, la toujours aussi belle Lie, dont il tombe amoureux, sans que cela ne gêne Mo Li. En revanche, l'autoritaire chorégraphe du corps de ballet auquel appartient Lie n'apprécie guère que celle-ci soit distraite par cet étranger et le fait chasser du pays par la police.
Les confessions de Dieter distraient John Smith alias Charon, son chauffeur. Mais n'est-ce pas d'abord à lui-même que Lumpen se raconte des histoires, brodées à partir de figures croisées sur les quais de la Sérénissime ?

Ce 4ème et dernier tome des Aventures de Dieter Lumpen (après Le Poignard d'Istanbul, Ennemis Communs et Caraïbes) est aussi, à ce jour, le dernier de cette série étonnante imaginée par le scénariste argentin Jorge Zentner.
Ce qui sonne comme une évidence et une confirmation avec cette histoire, c'est l'influence de Jose-Luis Borges dans la construction narrative de l'auteur : tout au long des 68 pages de l'album, il n'est question que de (se) raconter des histoires, histoires qui en suscitent d'autres, qui entraînent des digressions, qui s'emboîtent les une dans les autres à la manière de poupées russes. 
La chronologie est bousculée : Dieter commence par évoquer la fin de sa romance avec Mara puis embraie avec celle avec Mo Len, puis revient au début de sa liaison avec Mara, puis retourne à Mo Len. Entretemps, son voyage en compagnie de John Smith connaîtra deux escales, des respirations inquiétantes plus qu'apaisantes pour le héros.
Le fait même de devoir raconter des histoires devient ici un moyen de payer celui qui le transporte et les écoute : John Smith accepte de prendre Dieter Lumpen dans son étrange véhicule, bien qu'il soit sans le sou, à la condition qu'il agrémente leur trajet avec ses récits. Cette idée renvoie aux Contes des Mille et Une Nuits où Shéhérazade sauve sa tête en réussissant chaque soir à raconter une nouvelle histoire au sultan,  Le roi de Perse, Shahryar.
Mais cette façon de concevoir le récit comme droit de passage se double d'un autre sens : le chauffeur du corbillard se présente comme John Smith, un nom lui-même certainement inventé, qui ne signifie rien (c'est l'équivalent d'un Jean Durand, autrement dit c'est monsieur tout-le-monde). Parce qu'il transporte un cercueil (qui porte d'ailleurs les initiales "D. L." - comme Dieter Lumpen ?), il s'assimile lui-même à Charon, fils de Erèbe (les ténèbres) et de Nyx (la nuit), issu de la mythologie grecque, qui avait pour rôle de faire passer sur sa barque, moyennant un péage, les ombres errantes des défunts à travers le fleuve Achéron (ou, d'après d'autres sources, le Styx) vers le séjour des morts. Ici, tant que Dieter raconte son histoire, il paie son obole et reste symboliquement en vie.
A son rétroviseur pend une figurine de Pluto, le chien créé par Walt Disney, qui symbolise Cerbère, le chien à trois têtes qui gardait l'entrée des Enfers, empêchant ceux qui arrivaient par le Styx de s'en enfuir. Tout cela suggèrerait presque que Dieter Lumpen est mort et raconte ce qu'il dit depuis un au-delà avec l'apparence du désert américain ponctué par ses fameux "dinners", ces restaurants situés le long des highways.
En démarrant le récit que livre Dieter à John Smith dans la cité des doges, Zentner invoque également la légende de cette ville labyrinthique (autre motif "borgesien"), carrefours de milles histoires, théâtre des amours (heureuses ou malheureuses), lieu où les étrangers qui peuvent s'y égarer risquent aussi d'y laisser la raison. C'est cette atmosphère de réalisme magique qui irrigue aussi les canaux sinueux de l'album écrit par le scénariste, dont on découvrira à la toute fin les fondations avec une pirouette malicieuse.
Le personnage de Lumpen trouve ici une version exacerbée de ce que le recueil précédent, Caraïbes, montrait de lui : un individu déambulant au hasard des rencontres, se laissant embarquer par les évènements, séduire par les femmes, écarter par des forces supérieures (le destin, le Parti en Chine), et revenant sur ses mésaventures avec philosophie, un brin de nostalgie, beaucoup de romantisme. Ce drôle de bourlingueur subit en vérité davantage les aléas de l'existence qu'autre chose, mais c'est un coeur d'artichaut, qui tombe amoureux au premier regard, inconsolable après une rupture mais aussitôt rétabli après qu'il ait fait connaissance avec une autre jolie femme. On ne peut que le trouver attachant, sympathique, compatir à ses malheurs et se réjouir de ses bonheurs, et impossible de lui en vouloir lorsqu'on découvre in fine qu'il nous a menés en bateau.

Ruben Pellejero illustre tout cela avec un brio extraordinaire : il épouse au mieux le rythme du script, prenant le temps de planter l'action en n'hésitant pas, en ouverture, à consacrer deux pages où l'on voit Dieter attendre toute la journée au bord de la route qu'une voiture passe, avec uniquement des cases horizontales occupant toute la largeur de la bande (10 plans au total).
Plus tard, il découpe avec la même langueur l'errance alcoolisée de son héros dans les ruelles de Venise, ses ballades avec Mo Len, leur voyage à bord du train qui les conduit en Chine. Son trait fin et délié donne aux décors une finesse et une richesse de détails sensationnelles, associé à une mise en couleurs à l'aquarelle très subtile parfois, ou jouant sur des contrastes très vifs d'autres fois (la séquence dans le "3 Sisters Dinner").
Ce tracé si raffiné à la plume, avec des à-plats noirs d'une fluidité exemplaire, aboutit à des représentations de personnages dépouillés, d'une élégance impeccable : Dieter Lumpen avec sa silhouette racée évoque plus une gravure de mode dandy chic qu'un baroudeur, et les femmes qu'ils aiment sont toutes magnifiques, sensuelles, sans jamais sombrer dans les clichés.
Le livre est riche en planches superbement orchestrées autour d'images aux compositions toujours originales et d'une parfaite lisibilité.

C'est vraiment un régal à lire : distrayantes et sophistiquées à la fois, écrites avec précision et dessinées avec maestria, Les Aventures de Dieter Lumpen forment une des bandes dessinées les plus belles et originales du courant latino-européen.

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