samedi 31 mai 2014

Critique 458 : LE CAHIER BLEU / APRES LA PLUIE, de André Juillard

 La couverture du recueil des deux albums.


LE CAHIER BLEU est un récit complet écrit et dessiné par André Juillard, publié en 1994 par Casterman.
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Louise Lemoine est une jeune et jolie québecoise qui travaille au musée de paléontologie de Paris. Un matin, après avoir s'être douchée, elle traverse son appartement nue et remarque par la fenêtre de son séjour sans rideaux qu'une rame de métro est à l'arrêt. Le temps de préparer son petit-déjeuner, le véhicule est reparti.
Cette situation va provoquer la rencontre de la jeune femme avec deux hommes qui l'ont aperçue ce matin-là depuis le métro : le premier s'appelle Armand Laborie, c'est un séducteur qu'elle quittera après une brève liaison ; le second s'appelle Victor Sanchez, qui a eu un véritable coup de foudre pour elle et consignera dans un cahier bleu comment il a entrepris de l'aborder et de s'en faire aimer.
Mais quand Louise reçoit le cahier bleu et découvre les secrets de Victor, elle ne veut plus le revoir. Le prétendant finit par apprendre comment son journal intime est parvenu à celle qu'il aime. Un drame s'ensuit qui va bouleverser la vie de ces trois personnages...

André Juillard surprit tout le monde quand il réalisa ce récit complet, sorti en 1994 : ce dessinateur, spécialisé dans la bande dessinée historique avec des séries comme Masquerouge et sa suite, Les 7 Vies de l'Epervier (toutes deux écrites par Patrick Cothias), livrait une histoire contemporaine à la narration élaborée. 

Le dispositif adopté pour raconter cette romance contrariée est inspiré par la narration parallèle et donne à lire le récit selon trois points de vue différents et successifs, permettant ainsi de susciter le suspense et de dévoiler les éléments de l'intrigue progressivement.
Dans un premier temps, Juillard s'intéresse directement au personnage-moteur de l'histoire, Louise : il en dresse un portrait sensible et subtil, lui conférant un vrai caractère, à la fois séduisant et affirmé. C'est une jeune femme expatriée mais libre, qu'on découvre (littéralement) d'abord totalement nue chez elle, mais avec un tempérament volontaire, tenant tête aux hommes qui veulent la charmer. Pourtant, en montrant son héroïne dévêtue, Juillard évite le cliché de la belle plante irrésistible, dont la vision va accrocher le regard du lecteur et de ses soupirants de fiction : c'est en fait un symbole - celui d'une jeune femme dont le corps est visible mais dont l'âme va être mise à nue, dont les sentiments vont être déshabillés.
Ensuite, le lecteur est instruit sur la nature du cahier bleu, qui donne son titre à l'album, et l'identité de son auteur : Victor est un homme qui est lui aussi, littéralement, victime d'un coup de foudre. Il le paiera très cher, en se confessant par l'écrit, et quand ses confessions seront découvertes par Louise. Pourtant, là encore, Juillard choisit d'user du symbole en en faisant un homme trahi, dont l'âme est aussi mise à nu (avec une remarquable séquence finale pour ce deuxième acte qui voit à nouveau Louise, nue physiquement et défaite, chez elle).
Enfin, le troisième et dernier chapitre est narré d'un point de vue non incarné puisqu'on assiste aux conséquences de la situation développée dans les précédents segments. Un drame s'est produit, dont on apprend la nature à la toute fin, qui scelle en quelque sorte l'affaire sentimentale en prenant la direction d'un simili-polar. Juillard est moins subtil dans cette ultime partie en usant d'un rebondissement un peu artificiel pour dénouer un drame déjà poignant mais qui présente l'inconvénient de sortir du registre intimiste et romantique. C'est un peu dommage, et d'ailleurs, dans la (fausse) suite qu'il donnera au Cahier Bleu, Après La Pluie, il se ravisera en réunissant deux de ses protagonistes, dont on pensait qu'ils étaient définitivement séparés.
Cette réserve mise à part, c'est un récit qui est très efficace, rondement mené, surtout par un artiste qui signait là son premier script et qui s'aventurait hors de sa zone de confort. Les personnages sont attachants, avec une psychologie finement travaillée, le déroulement de l'action et la narration sont très maîtrisés, les ambiances bien exprimées. Le chapitrage (15, 21 et 20 pages) témoigne d'un souci évident dans l'équilibrage de l'histoire.

Visuellement, André Juillard est une référence du dessin classique dans la bande dessinée franco-belge moderne. Son trait est issu du courant de la ligne claire (un tracé égal, peu d'ombres traitées en à-plats noirs) et du réalisme académique (tout cela légitime aussi qu'il reprendra quelques années plus tard les illustrations de Blake et Mortimer, d'après Edgar Jacobs, sur des scénarios de Yves Sente). 
Ses connaissances de l'anatomie et de l'architecture, toutes deux issues de documentations et de travaux préliminaires très poussés (il consacrera même un ouvrage entier, portant le nom de Louise, à ses dessins préparatoires et dérivés de son héroïne), assurent au lecteur la garantie d'un livre excellemment mis en images.
Si ce qu'il raconte ne nécessite pas de ses personnages une expressivité extraordinaires ni un dynamisme fou, Juillard compense en donnant à chacun un physique, des attitudes, une façon de s'habiller, bien précis. Son découpage est aussi très sobre mais avec une attention spéciale pour varier au maximum la valeur des plans, ce qui permet de situer les personnages dans l'espace, au coeur de décors (intérieurs et extérieurs) produits avec un souci du détail admirable.
Des repérages très minutieux ont été effectués à l'évidence pour donner à voir les déplacements des protagonistes dans Paris, dont les rues, ruelles, bâtiments, sont dessinés de manière confondante. 
C'est vraiment très beau, l'oeuvre d'un artiste totalement maître de sa discipline (et pour l'avoir vu deux fois à l'oeuvre en séance de dédicaces, je peux affirmer que Juillard dessine avec une facilité prodigieuse).

Cette belle expérience, très aboutie, sera prolongée dans un deuxième album, Après la pluie, qui n'est cependant pas une suite mais un spin-off, encore meilleur.
Stay tuned, folks !
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APRES LA PLUIE est un récit complet écrit et dessiné par André Juillard, publié en 1998 par Casterman.
Bien que l'histoire emploie des personnages déjà présents dans Le Cahier Bleu, il n'est pas nécessaire d'avoir lu ce précédent livre pour comprendre celui-ci.
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Abel Mias découvre dans la vitrine d'une galerie, lors du vernissage d'une exposition de photos, le portrait de son meilleur ami, dont il est sans nouvelles depuis quinze mois, avec une femme qu'ils ont tous deux aimée. Abordant le photographe, il collecte quelques renseignements sur l'endroit et le moment où a été pris le cliché.
Il confie ensuite à sa compagne, Eve, les origines de son amitié avec Tristan, l'homme de la photo (qu'il a achetée), et comment ils firent connaissance de Clara, qui figure aussi sur le cliché.
En revoyant Louise, la fiancée du photographe, Abel en apprend un peu plus et décide de partir en Italie, dans la région de Florence, pour mener des recherches. Il va découvrir le funeste sort réservé à Tristan et Clara, puis de retour à Paris, est traqué par des tueurs liés à l'affaire.

Quatre ans après Le Cahier Bleu, André Juillard, fort du succès critique (l'album lui a valu le prix du meilleur album au festival d'Angoulême, les louanges de la presse et un bel accueil du public), sort Après la pluie, qui sera abusivement présenté comme une suite de la première histoire. En vérité, s'il y figure à nouveau des personnages comme Louise Lemoine et Victor Sanchez, ceux-ci n'apparaissent que très peu, dans la première moitié du récit, et ne sont pas les héros ou même des proches du protagoniste. On remarquera d'ailleurs que l'auteur a réuni les amants qu'il avait, apparemment, définitivement séparés au terme de son précédent ouvrage, comme s'il s'était rendu compte de son erreur (commise pour donner une direction plus mélodramatique).

Juillard a opté cette fois pour une narration linéaire (à l'exception d'un flashback au début, pour un total de 7 pages sur 52) et il s'inscrit dans une veine plus inspirée par le polar (même si le personnage principal n'est pas un flic, mais parce qu'il mène une enquête). De ce strict point de vue, le mélange entre l'histoire d'amitié d'Abel et Tristan et les investigations d'Abel est plus fluide que dans Le Cahier Bleu où la dernière partie policière paraissait maladroite.
Mais l'enquête du héros n'est finalement qu'un prétexte car le lecteur devine rapidement qu'il est arrivé un malheur à Tristan et Clara : Juillard nous entraîne vers ce point tragique sans chercher à ruser et quand le constat de présente, il est réglé dans une séquence très sobre et poignante, mais qui va aussi relancer le récit dans un second acte.
La quinzaine de pages qui clôt le livre est alors un véritable suspense avec ses coups de théâtre en bonne et due forme, révélant pourquoi Tristan et Clara ont été éliminés mais aussi la vérité concernant Eve, la compagne d'Abel. Juillard croit alors bon de préciser les combines du responsable alors que c'est inutile (ça n'ajoute rien à l'intrigue et les explications sont d'ailleurs assez maladroites, inutilement bavarde dans un récit qui tirait parti de ses silences). Du coup, la fin apparaît un peu empotée, comme si l'auteur ne savait plus trop comment boucler son affaire.
Comme pour Le Cahier Bleu, Juillard mène son projet avec maîtrise mais croit, à tort, bon de lui greffer des éléments superflus, comme s'il manquait soudainement de confiance, doutait que ce qu'il raconte suffise. Tout ça n'empêche pas une lecture très agréable, et par ailleurs, en s'appuyant sur de longues séquences quasi-muettes, Après la pluie dégage une atmosphère prenante, à la fois mélancolique et tendue. Les personnages sont bien caractérisés, d'une manière originale parfois (ainsi on en apprend beaucoup sur Abel via son mobilier : son appartement aux murs remplis de photos et dessins, à l'intérieur garni de sculptures, en dit long sur son besoin de se souvenir à travers des objets).

Visuellement, c'est encore une fois une magnifique bande dessinée. Quand on lit ces planches, on ne peut que regretter que Juillard n'ait pas consacré plus de temps dans sa carrière à représenter notre époque (même si c'est un exceptionnel artiste pour les récits historiques) car il est excellent pour reproduire les décors contemporains et animer (même si son style n'est pas, à proprement parler, d'un grand dynamisme : il est surtout très bon pour mettre en scène, composer, en plaçant les personnages et les objets dans l'espace, en variant habilement et discrètement les angles de vue) des personnages ordinaires.
La colorisation, effectuée par l'artiste lui-même, témoigne aussi d'une sensualité et d'une sensibilité superbes, avec une palette nuancée et privilégiant les teintes chaudes : ainsi une étreinte impromptue entre Abel et Eve ou les pérégrinations d'Abel en Italie sont autant d'occasions pour livrer des pages où le classicisme du trait de Juillard est mis en valeur par des bruns, beiges, bleus très délicats.
On peut déplorer là encore que depuis ce technicien aguerri consacre la majeure partie de son temps à dessiner des albums sans intérêt de Blake et Mortimer en s'efforçant d'abord de respecter les canons esthétiques de Jacobs, alors qu'il aurait pu poursuivre dans la voie tracée par Le Cahier Bleu et Après la pluie et s'affirmer comme scénariste et conserver un style graphique personnel.

Les deux albums ont été depuis réédités en un seul volume (avec en prime de belles pages bonus), mais restent disponibles séparément. 20 et 16 ans après leur parution, ils restent en tout cas des oeuvres à part dans la bibliographie de Juillard.   

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