mardi 27 mai 2014

Critique 456 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 46 - MACHINE QUI RÊVE, de Tome et Janry


SPIROU ET FANTASIO : MACHINE QUI RÊVE est le 46ème tome de la série, écrit par Tome et dessiné par Janry, publié en 1998 par Dupuis.
C'est le dernier album réalisé par cette équipe artistique.
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Alors qu'il part en vacances au soleil, Fantasio reçoit un coup de fil de Seccotine sollicitant son aide sur un reportage, mais il lui promet l'aide de Spirou. En retrouvant son amie, le héros en apprend sur l'enquête qu'elle mène sur un laboratoire pharmaceutique qui mène de mystérieuses recherches. Spirou accepte d'infiltrer l'endroit en se proposant comme cobaye.
Mais une fois dans la place, une responsable lui conseille discrètement de fuir au plus vite. La curiosité du rouquin est la plus forte et il découvre alors un pièce secrète... Quand il reprend connaissance, il est complètement désorienté et traqué de toutes parts - par des hommes armés chez lui, par la police qui le considère comme un fugitif dangereux. Même Seccotine le trahit. Et Fantasio est injoignable.
Spirou décide de jouer son va-tout en retournant au labo, dans la gueule du loup. La vérité qui l'y attend va bouleverser son existence...

Trois ans après Luna Fatale, Tome et Janry livrent ce qui sera leur ultime épisode de la série et vont surprendre tout le monde, aussi bien les fans de leur run que ceux de la série avec une aventure à nulle autre pareille : Machine qui rêve sera - reste - l'album le plus étonnant des aventures de Spirou et Fantasio. Un coup de poker incroyable, imprévisible, incompris et sans suite. Une tentative radicale de faire évoluer le titre qui ne sera pas admise par la critique, les lecteurs, l'éditeur.

Le premier choc est esthétique : Janry y modifie sensiblement son style pour aller dans un registre semi-réaliste, et le coloriste Stéphane De Becker traite la majorité des pages avec une palette réduite de couleurs souvent froides (dominée par le le bleu) ou crépusculaires (des tons marron, ocre, orange, sienne, sépia). Ces deux éléments indiquent qu'on n'est pas dans une histoire légère, ce ne sera pas une aventure de plus pour rire au fil de péripéties spectaculaires, mais un récit cauchemardesque, à l'ambiance étrange, inquiétante, oppressante - jusqu'à la dernière page, très troublante.
En optant pour une représentation hors des sentiers battus des personnages, Janry souligne aussi plus fortement leur caractérisation : Spirou apparaît comme un jeune homme et non plus comme un ado ou post-ado (encore moins un gamin), Fantasio avec sa calvitie habituelle semble un peu plus âgé que lui mais en définitive leur différence d'âge semble moins marquée qu'à l'ordinaire (même si Spirou et Fantasio n'ont jamais été aussi distincts sur ce plan que Tintin et le capitaine Haddock par exemple, plutôt plus proches d'Astérix et Obélix). Seccotine est montrée en mini-jupe, très féminine, sexuée, séduisante. Spip est quasiment absent, en tout cas il n'intervient jamais dans l'histoire de manière déterminante et il est donc ramené visuellement à un écureuil domestique et muet relativement réaliste en proportions.
Toutes les planches sont aussi découpées sur fond noir, signalant là aussi qu'on n'est pas dans un divertissement mais un récit de genre, dramatique. Ce fond noir permet en outre de détacher les décors de leurs traits habituels : parfois ils sont très détaillés (comme le bâtiment vu de l'extérieur du labo), parfois il sont à peine suggérés, comme estompés par une brume persistante ou se fondant dans la nuit faiblement fendue par les lumières de phares, réverbères ou autres lampes et sources de lumière. L'effet est saisissant, comme si le Franquin des Idées Noires avait appliqué son style dépressif pour une aventure du groom - d'ailleurs, l'aspect vestimentaire est aussi important car Spirou est habillé le plus souvent d'un costume-cravate sépia-marron dans l'histoire.
On peut encore aujourd'hui imaginer la stupeur des lecteurs en voyant ces pages à l'époque : cette Machine qui rêve a conservé un look transgressif, si différent, comme personne n'a osé le reproduire depuis (y compris dans des albums hors série, comme dans la collection "Une aventure de Spirou et Fantasio par..."). Quelques détails datent la réalisation de l'album, comme l'usage de téléphones mobiles au design démodé (et désignés comme des "mobilophones") ou du poste de télé chez Spirou (qui est un modèle standard de 98), mais l'ambition graphique ne tenait pas tant dans le pari d'un Spirou futuriste que plongé dans un cadre brouillé, d'habitude familier et rassurant et devenu bizarre et menaçant.

Tout cela a contribué à faire de ce tome une sorte de récit à part, paraissant avoir été occulté par les auteurs suivants, alors qu'il est pourtant numéroté comme un épisode régulier et donc s'inscrivant dans la continuité officielle de la série.

Le scénario a aussi défrisé parce qu'il n'est donc jamais drôle mais aussi parce qu'il est complexe. Des questions graves comme les expérimentations scientifiques, pharmaceutiques en particulier, illégales y sont abordés sans ironie et ayant des conséquences dramatiques. L'absence du savant en chef de la série, le Comte de Champignac, pour une intrigue en relation pourtant directe avec le thème principal démontre la volonté de Tome d'écarter tout élément un tant soit peu pittoresque, qui aurait suggéré une distanciation humoristique. Pas de méchant classique (et "raccord" avec l'argument) comme Zorglub non plus.
Machine qui rêve s'inscrit dans ce que j'ai appelé le "cycle de l'identité" du run de Tome et Janry, c'est l'album qui pousse le plus loin le curseur dans cette réflexion sur qui est Spirou, au point de jouer avec les noms de personnages. Ainsi Seccotine insiste pour qu'on ne l'appelle plus ainsi mais par le prénom de Sophie, et il est mentionné dans le dialogue entre Spirou et Fantasio au début de l'histoire qu'ils s'adressent ainsi l'un à l'autre comme s'il ne s'agissait pas non plus de leurs vrais noms - la dernière page s'achève d'ailleurs par une question de Sophie/Seccotine au héros pour savoir quel est son prénom. Débaptiser ainsi des figures aussi iconiques ou en tout cas suggérer qu'on ne les connaît que par des pseudonymes est très osé et déroutant - mais logique dans la trame d'un tel récit où il s'agit de savoir qui est qui et pourquoi il faut s'interroger là-dessus.
Le livre poursuit aussi une ligne narrative abordée dans Luna Fatale en sexualisant Spirou (quoique toujours de manière sage). Cette fois, on a droit à un baiser entre Seccotine et le héros - c'est elle qui le lui donne, et cela a son importance puisqu'elle le fait après être revenu sur le statut de célibataire endurci de Spirou, et aussi parce que, au terme de l'aventure, elle choisira de partir accompagnée de telle manière qu'il est évident qu'elle cherche davantage que donner une nouvelle chance à celui qui la suit qu'à entamer une relation avec lui. 
Et puis on peut aussi réfléchir au fait que cet épisode est en vérité bien plus une aventure de Spirou, seul, qu'avec Fantasio (qui n'apparaît qu'au tout début et à la toute fin, et sans impacter davantage l'histoire que Spip) : livré à lui-même, Spirou fait preuve de la combativité qu'on lui connaît mais cédera aussi à un moment à la panique, au découragement, risquant plusieurs fois d'être tué et n'y échappant que miraculeusement (même s'il sera blessé). 
L'intrigue proprement dite est conduite avec une maîtrise certaine de la part de Tome : sa volonté manifeste de désorienter autant son héros que ses lecteurs, traduite par des ellipses brutales, une tonalité inquiétante, des dialogues minimalistes (pour ce qu'ils contiennent d'informations mais aussi dans la contribution à la caractérisation) au point d'avoir des planches muettes à plusieurs reprises, est brillamment concrétisée. 
Mais c'est au risque de produire un récit où il faut accepter de ne pas en savoir plus que le héros et même une fois arrivé au dénouement de rester avec des opacités, des interrogations sans réponses, des personnages redirigés. La complexité du dispositif choisi par Tome est parfois peut-être trop radicale, à la mesure de l'établissement d'une histoire pareille à laquelle personne n'était préparé. L'auteur, en cas de retour positif, aurait-il poursuivi dans cette veine, inventant un Spirou plus sombre, adulte, aux aventures plus étranges, impactant du même coup ses relations avec les autres personnages et conquérant un nouveau public (ou au moins un public disposé à le suivre sur cette voie) ? On ne le saura jamais, mais ç'aurait été intéressant à lire (plus que que ce qu'ont fait depuis Morvan, Yann et Vehlmann), quitte à ce que Tome continue ses expériences dans une série parallèle.

La fin du run de Tome et Janry se matérialise donc par un album incomparable, comme si Spirou traversait un film de David Lynch ou un roman de Philip K. Dick. Cette tentative de bouleverser profondément la série et son héros reste un expérience intense, puissante, troublante, et parce qu'elle n'a été tentée qu'une fois, elle restera mémorable. Finalement, ce qu'ont essayé les auteurs n'était-il pas moins de choquer les lecteurs que de tester la capacité d'une icône à être métamorphosée ? Si oui, la morale de l'histoire interroge le fan comme l'amateur de bd sur son conservatisme et un personnage sur la possibilité d'évoluer au-delà de la sensibilité de ceux qui l'animent. 

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