samedi 29 mars 2014

Critique 429 : SOLO #5 : DARWYN COOKE

SOLO #5 est un one-shot écrit, illustré et lettré par Darwyn Cooke, publié en Août 2005 par DC Comics. Ce comic-book de 50 pages est constitué de 7 parties et 6 interludes, et s'inscrit dans une collection de fascicules (12 numéros au total, désormais rassemblés dans un recueil) où l'éditeur donnait carte blanche à un auteur.
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(Extrait de SOLO #5 : FUNNY PAGES.
Textes et dessins de Darwyn Cooke.)

Le numéro s'ouvre par 2 pages mettant en scène Slam Bradley, ancien flic de Gotham City reconverti comme détective privé et ami proche de Selina Kyle/Catwoman. Il entraîne son ami, l'espion King Faraday, dans un bar, le "Jimmy's 24-7", après lui avoir raconté une acadabrantesque histoire dans laquelle il affrontait la maléfique Madame X.
Slam Bradley, durant la nuit qu'il va passer dans ce bar, sera le fil rouge de ce comic-book.

- World's Window (5 pages). Darwyn Cooke relate un épisode autobiographique de son enfance lorsqu'en accompagnant son père chez Jack et Roberta Storms, il se vit offrir en cadeau par cette dernière du matériel de peinture car elle avait appris ses prédispositions pour le dessin. La naissance d'une vocation.
   
Deuxième pause : King Faraday prend congé de Slam Bradley qui est alors abordé par une belle femme, Janet, avec laquelle il s'amuse à comparer leurs cicatrices.

- King of America (Triangulation, A New Frontier Thriller) (8 pages). En 1956 à Cuba, King Faraday était en mission avec sa collègue, Gracie O'Rielly. Leur mission : démasquer un agent double qui magouille avec un affairiste local pour fournir des armes aux rebelles castristes. Pour parvenir à ses fins, Faraday séduit la femme de Javier Manale, mais il est loin de se douter du dénouement de cette intrigue.

Troisième pause : Slam tente de joindre par téléphone Selina Kyle mais tombe sur son répondeur lorsque Jimmy le retrouve dans les toilettes de son bar.

- Funny Pages (une double page). 9 tableaux dans lesquels Darwyn Cooke rend divers hommages : il ironise sur Aquaman dans un strip intitulé Angling with Angel and the Ape ; signe deux portraits (Zatanna et Black Canary, qu'on reverra ensuite avec Slam au bar) ; imagine un labyrinthe loufoque  avec les méchants Chemo et Amazo ; interroge trois savants du DC-verse (Pr Haley, Dr Magnus, June Robbins) ; se fait sarcastique avec une vignette de Roy Raymond, TV detective et une avec le Joker et Harley Quinn dans un fast-food au menu inspiré par Batman ; invente une annonce pour trouver un dessinateur pour la série Catwoman ; et résume 80 ans de l'existence d'un comic-shop (A brief history of mainstream comics in America).

- The Solo Dreamgirl Pinup (1 page). Un dessin peint de Catwoman légendé après qu'elle a commis un nouveau cambriolage.

- Everyday Madness (5 pages). Un homme célibataire achète le dernier modèle d'aspirateur mais sombre progressivement dans la folie lorsqu'il croit que l'appareil ménager veut l'éliminer après qu'il l'ait remisé pour le "punir" d'avoir brisé un bibelot.

Quatrième pause : Slam rabat le caquet d'une jolie blonde péremptoire qui affirme que peu importe les pertes humaines de l'armée américaine en Irak si la victoire est au bout du conflit.

- The Question (Al Kufr the infidel). La Question infiltre de nuit un camp de terroristes arabes pour le piéger.

Cinquième pause : après avoir échangé et bu un verre en compagnie de Zatanna et Black Canary, Slam Bradley est enfin rejoint par Selina Kyle.

- Déjà Vu (d'après Batman : Night of the stalker de Steve Englehart, Vin & Sal Amendola et Dick Giordano) (12 pages). Témoin d'un braquage au cours duquel les quatre voleurs ont assassiné les parents d'un petit garçon, Batman se lance à la poursuite des malfrats.

Sixième pause (Epilogue) : derniers clients au bar, Selina Kyle et Slam Bradley boivent un dernier verre. Il décline l'offre qu'elle lui fait de la raccompagner chez elle. Seul avec Jimmy, Slam prend encore un drink en proposant de lui raconter une histoire.
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Pour avoir longtemps cherché ce numéro, plus que tous les autres dans la même collection en raison de mon admiration pour Darwyn Cooke, je dois d'abord dire la joie qui m'a étreint lorsque je l'ai enfin eu en ma possession (et j'en profite pour remercier ce membre du forum www.buzzcomics.net qui l'a offert gracieusement en bonus lors d'un échange d'albums).

Bien entendu, un objet si désiré risque toujours de ne pas être à la hauteur de l'attente, mais ce Solo #5 tient toutes ses promesses et prouve que le respect que m'inspire son auteur n'est pas usurpé. Presque dix ans après sa parution, c'est aussi l'occasion d'apprécier l'expérience unique que constituait un comic-book comme celui de cette série, lorsque DC Comics donnait carte blanche à un auteur, le laissant utiliser ses personnages pour produire un fascicule de 50 pages de bande dessinée originale.

Mais cette audace ne connut pas le succès qu'elle méritait et l'éditeur, via son responsable principal, mit fin à l'entreprise au bout de 12 numéros. Et il aura fallu attendre cette année pour que ce matériel soit rassemblé dans un luxueux album !

Revenons au numéro 5, aussi mythique que le parfum identiquement répertorié de Chanel, et à son auteur. Un auteur complet puisque Darwyn Cooke, sous la direction éditoriale de son ami Mark Chiarello, y occupe tous les postes : scénariste, dessinateur, encreur, coloriste et même lettreur !

A l'époque, en 2005, Cooke, âgé de 43 ans, se prépare à son coup de maître, l'oeuvre qui le propulsera comme un ses storytellers les plus fameux de son temps : la réalisation de la saga The New Frontier, une épopée de plus de 400 pages synthétisant l'avènement du "Silver Age" de DC Comics, lorsque la maison d'édition réinventa ses héros iconiques et modernisa ses personnages emblématiques. D'une certaine manière, Solo est une sorte de tour de chauffe avant The New Frontier.

Les familiers de la production de Cooke ne seront pas surpris par la tonalité d'ensemble des sept récits de Solo : on y retrouve sa veine nostalgique teintée d'ironie, mais aussi, et c'est plus surprenant de la part d'un auteur discret comme lui, des traits autobiographiques.

La trace la plus évidente de cette part plus personnelle se situe dans la premier segment avec une évocation touchante, sobre et poétique sur la naissance de sa vocation de dessinateur (World's window) : en quelques pages, non pas sépia mais uniquement colorisées en jaune, il revient sur une rencontre dans son enfance qui devait le marquer à tout jamais et décider du reste de sa vie par la grâce d'un cadeau. 
Le dessin, très simple, est ce qui distingue ce chapitre dont le sujet le rapproche de certaines oeuvres de Will Eisner.

Ensuite, Cooke emprunte le registre plus convenu pour lui et ses fans de l'aventure pulp (King of America) : il y anime déjà un des personnages mémorables de The New Frontier, l'espion King Faraday, dans une intrigue à la fois tordue, jubilatoire et d'un dynamisme incroyable.
Le graphisme change pour adopter un dessin au traits fins, avec des couleurs tantôt pastels, tantôt franches selon l'expressivité exigée par la scène. Mais on apprécie surtout le découpage fabuleusement économe et efficace qui confère à la fois densité et énergie à cette histoire rétro comme seul l'auteur en a le secret (mis à part Ed Brubaker, je ne lui vois guère de concurrent dans ce genre).

Un peu plus loin, c'est à une des créations de Steve Ditko que Cooke applique un traitement particulier : il s'en sert pour revenir de manière concise, troublante et percutante sur les attentats du 11-Septembre (The Question). 
L'utilisation d'inserts infographiques dynamite un récit expéditif mais qui, comme en réponse à ces expérimentations visuelles, interroge sur la riposte à appliquer aux terroristes. En ce sens, l'emploi d'un héros qui incarnait la philosophie objectiviste de Ditko est d'une rare habileté pour Cooke qui, comme Vic Sage, se questionne sur le bien-fondé de l'action américaine en Irak.

Juste avant cela, l'auteur s'est fendu d'une saynète, en guise d'interlude, sur la conviction émise par certains américains sur la nécessité de "terroriser les terroristes", peu importe le prix en vies humaines, notamment dans les rangs de l'armée de son pays. La réponse de Slam Bradley vaut le détour mais est à frapper au sceau du bon sens.

La folie des hommes inspire Darwyn Cooke dans toute sa variété, y compris dans sa dimension comico-absurde comme l'atteste Everyday madness, où la relation bien spéciale, fétichiste, d'un célibataire pour un aspirateur dernier cri, dans une Amérique vintage, tourne au conte déjanté, dans un crescendo délirant encore une fois formidablement maîtrisé.
Ces pages sont dessinées dans le plus pur style des cartoons, avec une nouvelle fois un prodigieux découpages (deux bandes de quatre cases verticales, parfois scindées en deux ou faisant place à un plan occupant la moitié de la planche).

Le numéro se termine par un tour de force : Darwyn Cooke signe une sorte de remake d'un vieil épisode de Batman écrit par Steve Englehart et dessiné par Sal & Val Amendola, Déjà vu. Le symbolisme appuyé de l'histoire, où le justicier revit le traumatisme de son enfance et traque des voleurs meurtriers, est largement compensé par le tempo effréné qu'impose sa narration et surtout le fait que Batman n'y prononce pas un mot, ce qui souligne sa présence menaçante, quasiment fantastique.
Le dessinateur met cela en images dans le style qu'on lui connait le mieux, en privilégiant des jeux d'ombres très expressionnistes et un punch digne de Jack Kirby. Le parti pris du mutisme de Batman s'explique alors de lui-même car le graphisme est si puissant qu'il se passe de paroles, les dialogues entre les malfrats ne servant qu'à appuyer leur panique, leur effroi.

Entre tous ces récits, Cooke glisse donc des interludes où il met en scène son personnage fétiche de Slam Bradley, dont il fit avec Ed Brubaker durant leurs épisodes communs le partenaire privilégié de Selina Kyle/Catwoman.  Des caméos figurent dans ces saynètes, comme Zatanna, Black Canary, ou King Faraday, et bien sûr Selina Kyle, mais ce ne sont pas seulement des guests utilisés pour le plaisir : chacun renvoie à une des histoires ou rubriques du programme, et font que Solo se lit aussi comme un recueil d'histoires à tiroirs très ludique.

Cet aspect divertissant est au coeur de l'oeuvre de Darwyn Cooke, ce qui n'exclut pas la profondeur du propos quand c'est indiqué. Et finalement lire Darwyn Cooke, c'est lire un artiste qui donne cette sensation de facilité et en même temps vous fait mesurer le degré de maîtrise que seuls les très grands atteignent. 
Solo #5 devient ainsi un fascinant objet, aussi beau qu'émouvant, drôle, captivant et troublant.
Une authentique merveille.

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