samedi 15 mars 2014

Critique 424 : HAWKEYE #15, de Matt Fraction et David Aja

HAWKEYE : FUN AND GAMES est le 15ème épisode de la série écrite par Matt Fraction et dessiné par David Aja, publié en Février 2013 par Marvel Comics.
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"My brother taught me everything I know
about hitting people - and making them stay down.
Over time, it's become a talent."

Clint Barton est résolu à réagir : son voisin et ami "Grills" a été assassiné sur le toit de l'immeuble dont il a pris la charge, sa partenaire Kate Bishop est partie avec son chien Lucky s'installer à Los Angeles, les mafieux russes continuent à le harceler. Pour couronner le tout, son frère aîné, Barney, ancien membre des Dark Avengers, lui a demandé de l'héberger et passe son temps à remplir des mots croisés.
Clint décide donc de découvrir pourquoi les mafieux russes tiennent tant à les déloger, lui et ses voisins, de cet immeuble et s'ils sont mêlés à la mort de "Grills". Pour cela, il fait appel aux services de son ex-femme, Bobbi Morse alias Mockingbird, qui met en lumière une vaste opération immobilière menée par une puissante mais mystérieuse organisation ; et à Natasha Romanoff alias Black Widow, qui a recoupé des informations sur un tueur à gages qui siffle ses crimes mais n'a jamais été identifié ni arrêté.
Mais c'est de Jessica Drew alias Spider-Woman, son ex, et de Barney, son frère, qu'il apprendra que, d'une part, ce n'est pas parce qu'on pense agir justement qu'on agit correctement, et, d'autre part, que, depuis le début, l'ennemi est là, dans la place....

Il a fallu s'armer de patience pour lire ce 15ème épisode, mais le résultat vaut encore une fois le coup. C'est à se demander si ce n'est pas au pied du mur que Matt Fraction et David Aja donnent le meilleur d'eux-mêmes...

Si on se replace, à présent, dans la construction narrative de la série, cet épisode est important à plus d'un titre. Depuis le #8 et la mort de "Grills", le titre a pris une tournure plus sombre, tout juste nuancée par la caractérisation de son héros, dépeint comme un sympathique mais maladroit justicier, et quelques chapitres imaginés comme des défis scénaristiques et graphiques (ceux-ci trouvant leur pic avec le #11, consacré à "Pizza Dog").
Matt Fraction a décrit, épisode après épisode, la situation suivant l'aventure de Clint avec Cherry/Penny et la mort de "Grills" selon différents points de vue : celui de Clint Barton bien sûr, celui de ses amies Avengers (Black Widow, Mockingbird, Spider-Woman, Kate Bishop), du tueur Kazi dit "le Clown". Tout cela formait une sorte de puzzle à grande échelle dont, une fois toutes les pièces disposées, on pouvait vérifier la rigueur dramatique. Cette toile impressionnait par son ampleur et sa minutie, un détail pouvant parfois éclairer le déroulement de toute une série d'actions, chaque acteur permettant d'apprécier le contexte (même l'épisode raconté du point de vue du chien, qui avait l'aspect d'un exercice de style virtuose, s'avérait décisif dans ce suspense patiemment agencé).

Maintenant qu'on a fait en quelque sorte le tour de la distribution de la série et appréhendé les multiples angles de l'affaire, Matt Fraction nous offre un pas en avant décisif. Dans l'épisode 13 (The "U" in Funeral), Clint a enterré "Grills", vu partir Kate Bishop avec son chien. Ces pertes ont été numériquement compensées par l'arrivée de Barney, son frère aîné, avec lequel il était brouillé (celui-ci a toujours été son rival en même temps que son aîné, mais il s'est en plus commis en collaborant avec les Dark Avengers de Norman Osborn - dans les pages de la série New Avengers, vol. 2, de Brian Michael Bendis - , puis a dû se réhabiliter sous la direction de Luke Cage - dans les pages de la série Dark Avengers, vol. 2, de Jeff Parker). Encore accablé par les évènements récents, que le retour dans sa vie de son frère n'ont pas franchement estompés (Barney étant aussi désoeuvré car sans emploi, sans compter qu'il n'est guère enclin à s'excuser pour ses écarts passés ni à se remettre en selle professionnellement - bref, il tape l'incruste), Clint regardait l'avenir d'un air songeur.
On le retrouve déterminé. Pas vraiment (pas encore) mieux apprêté, plus diplomate et plus subtil, mais bien décidé à savoir. Savoir pourquoi les russes lui en veulent autant, tiennent autant à l'immeuble dont il les a chassés, qui a tué et commandé qu'on tue "Grills". Il sait que pour savoir tout ça il va avoir besoin d'aide et il se tourne donc vers les trois femmes qui l'ont déjà aidé/aimé.

Matt Fraction articule donc, sur un premier niveau de lecture, son récit à partir de ces trois femmes et leur participation auprès de Clint : 

- avec Bobbi Morse/Mockingbird, nous découvrons comme lui que les russes sont aux avant-postes d'une opération immobilière de grande ampleur - cette première révélation donne à la fois une profondeur de champ à toute la série depuis son départ : comme le Petit Poucet, le scénariste a semé des cailloux (que le lecteur n'a pas toujours considéré avec l'attention suffisante) et aujourd'hui on voit où tout cela menait, ou plutôt depuis quand tout cela a commencé (avant le début effectif de la série).

- Avec Natasha Romanoff/Black Widow, c'est la piste criminelle qui s'éclaire : "Grills" a été exécuté par un professionnel, redoutable non seulement par son efficacité mais aussi sa discrétion et encore par son profil (un individu qui sous une apparence ordinaire - on le voit dans une scène où il apparait en civil, dans l'exercice de sa profession de négociateur pour des promoteurs immobiliers - est un vrai psychopathe, signant ses meurtres). Là encore, le scénariste réussit à définir une situation préparée loin en amont et établir un personnage réellement glaçant, dont on a la confirmation (après avoir appris son passé et rencontré Kate Bishop - sans qu'elle sache qui il était vraiment - dans les #10 et 12) qu'il représente un adversaire vraiment dangereux pour Hawkeye. C'est d'autant plus efficace que c'est ici montré sans grand effet (et on mesure mieux pourquoi les épisodes 10 et 12 étaient superflus : Kazi "le Clown" est un méchant qui inspire mieux l'effroi en étant peu présent à l'image - c'est un méchant en creux qu'on craint parce qu'on le voit peu, on ne sait la plupart du temps pas où il est, il peut frapper à tout moment et il ne fera pas de quartier).

- Avec Jessica Drew/Spider-Woman, la relation se déplace sur un plan plus psychologique et même moral : la dernière fois qu'on a vu l'héroïne, elle a rompu avec Clint (rupture méritée puisque Clint l'avait trompé avec Cherry/Penny), et elle en avait profité pour mettre en garde Kate Bishop (celle-ci tenant déjà en peu d'estime Barton l'a ensuite aussi plaqué, excédée par sa désinvolture et ses tentations diverses - notamment celle de lâcher la gestion de l'immeuble et donc ses habitants). Jessica, appelée à la rescousse par Clint pour l'aider à définitivement se débarrasser des mafieux russes et capturer le tueur de "Grills", revient donc mais fait la leçon à son ex-amant en lui expliquant que, depuis le début, il s'y prend mal. Il veut faire le bien, c'est louable, mais il s'y prend tellement mal qu'il n'a fait qu'empirer la situation, augmentant le désir de vengeance des russes, provoquant la mort de "Grills", se substituant à la loi : il a mis ses protégés et lui-même en danger en fonçant tête baissé, sans renforts, en mésestimant ses ennemis.

Mais Fraction se sert aussi de Barney in fine pour donner un coup d'accélérateur aussi brusque de percutant à l'histoire quand le frère de Clint l'interroge sur le "comment" ses ennemis ont pu le toucher, via "Grills", alors qu'il était censé les avoir expulser de l'immeuble. Lorsque Clint comprend enfin, les dernières pages de l'épisode défilent alors dans un crescendo où l'action et l'émotion atteignent un paroxysme culminant dans une ultime planche et un cliffhanger si saisissant par sa violence que le lecteur reste sidéré. (Il existe évidemment peu de risque qu'on assiste là à une vraie fin - quoique pour un personnage, ce pourrait être le cas... - mais le dénouement de cet épisode est tout de même bluffant.)

Tout ce mécano scénaristique, on peut le trouver en quelque sorte suggéré, programmé, résumé dans la couverture de l'épisode (un nouveau chef d'oeuvre de David Aja) : on y trouve Hawkeye dessiné dans son costume classique, évoquant donc le héros traditionnel, le justicier, en même temps qu'il rappelle que le personnage était d'abord un vilain (partenaire et amant de Black Widow), et donc aujourd'hui, confronté comme Avenger mais aussi en dehors de l'équipe de super-héros à des vilains comme lui à une époque. Les crédits de l'album sont indiqués dans un jeu de lettres (celui appelé communément "le mot mystérieux") qui comportent les noms du scénariste (Fraction), du dessinateur (Aja), du coloriste (Hollingsworth), du lettreur (Eliopoulos)... Mais aussi, pour les lecteurs les plus joueurs, ceux d'autres collaborateurs passés ou actuels de la série (le co-editor Sana Amanat, l'autre artiste actuel Annie Wu, Javier Pulido qui a illustré les épisodes 4-5 et l'Annual, Steve Lieber qui a participé aux dessins du #7, Don Heck qui le premier a dessiné Hawkeye dans la série Avengers, Devin Lewis un autre responsable éditorial du titre....).
Ce procédé ludique est comme la signature de l'épisode : en déchiffrant ensemble, avec les personnages, la grille des évènements de l'histoire, on découvre désormais qui sont les méchants, leurs mobiles, tout le réseau qui structure la série - et ce, depuis son premier épisode (puisqu'on mentionne Ivan, l'organisateur du racket qu'avait banni Clint) !

David Aja ne s'est pas arrêté là bien sûr. Pour commencer, il semble que la raison pour laquelle la réalisation graphique de cet épisode ait été si longue tient au fait que l'espagnol l'ait entièrement redessinét après avoir été mécontent d'une première version (qu'il a donc définitivement détruite) !      
Cette exigence l'honore même si elle éprouve la patience du lecteur. Mais comment se plaindre bien longtemps à la vue du résultat ? "Fun and Games" n'est pas un épisode-concept comme Aja a pu en produire dernièrement (avec le #11 dont "Pizza Dog" était le héros ou le #13 entièrement découpé en gaufriers de 9 cases), mais un examen attentif (on gagne toujours à lire deux fois les épisodes d'Hawkeye, la 1ère pour le plaisir, la 2ème pour décortiquer ses subtilités narratives et visuelles - et ainsi de suite car c'est une série dont l'excellence se traduit aussi par le délice que procurent ses nombreuses relectures) montre que l'artiste espagnol a encore fait des merveilles.

Tout comme certains cinéastes qui avouent réécrire leurs films dans la salle de montage, en choisissant les meilleures prises, on peut dire que David Aja dessine comme un monteur : chaque plan, chaque enchainement de plans, chaque page sont "édités" pour que leurs effets soient optimisés. Il s'agit de maximiser l'impact de chaque scène, de chaque geste, de chaque mimique, de servir au plus prés le script et d'en amplifier l'idée. Chez Aja, bien qu'il y ait une sorte de griserie à découper la planche, à jouer avec les dimensions et la disposition des vignettes, il n'y a pourtant rien en trop, aucune facilité, pas d'image pour se faire plaisir comme dessinateur. TOUT est toujours au service de l'histoire, des émotions.

Pages 3 et 4, par exemple, tandis que Clint et Bobbi font des recherches sur un ordinateur pour établir l'opération immobilière au coeur de laquelle se trouve l'immeuble dans lequel vit le héros et ses protégés, son frère, Barney, remplit des grilles de mots croisés. La séquence est magistrale car le dialogue est brillant, drôle (les mots que trouvent Barney renvoient tous à la situation et au caractère de Clint - "baggage", "sucker") et Aja rebondit sur la causticité de cet échange par des plans de petite taille en majorité, comme des cases de mots croisés justement, influant sur le sens de lecture (la page 3 est construite sur la forme du chiffre 2, qui renvoie aux duos Clint-Barney et Clint-Bobbi, mais aussi à des associations comme la double identité Clint-Hawkeye, Hawkeye-Avenger, héros-vilain, justice-loi, etc). L'agencement des vignettes évoque aussi celle d'un escalier avec des paliers (deux cases superposés en vis-à-vis avec une case verticale de même hauteur, ou une case verticale à la marge à côté de deux bandes superposés de deux cases chacune). Cela donne surtout une densité visuelle à la page qui pourtant, par la fluidité de son rythme, ne fait pas remarquer tout de suite que Aja a utilisé 20 plans en deux planches !

L'épisode recèle encore bien des astuces de ce genre où l'artiste souligne habilement les ruptures de ton, les décalages en s'appuyant sur des décrochages dans le découpage, parfois très brefs (page 6 : trois bandes, 5 cases dont deux qui sont des plans larges occupant toute la largeur, suffisent pour montrer le combat entre Clint, Barney et quatre "tracksuit Draculas" qui voulaient kidnapper Clint).

Deux autres passages, au moins, démontrent le storytelling édité de Aja : lorsque les frères Barton rencontrent Black Widow dans un café, où elle leur remet un dossier sur Kazi "le clown", le dessinateur alterne des plans très rapprochés, cernant un élément précis (la main de Barney tenant un crayon, un oeil de la Veuve Noire, une main sur le dossier, des photos des scènes de crime), puis il aère ce dispositif avec des plans larges où on peut situer dans l'espace de l'endroit les trois personnages et souligner d'autres détails qui renforcent leur impact esthétique (le sol du café avec des carrés noir et blanc qui évoquent un damier mais aussi les grilles de mots croisés, en parallèle avec des plans sur de nouvelles solutions trouvés dans le jeu par Barney avec les termes "hobo", "bro", "clown") ou comique (les costumes de chaque personnage les définissant : la Veuve Noire tout de noir vêtue et coiffée d'un grand chapeau et de lunettes fumées qui la font ressembler à une espionne rétro, le bonnet avec un "H" comme Hawkeye de Clint et son sweat-shirt violet, et la dégaine négligée, passe-partout dans les tons beige-marron de Barney - le seul à ne pas être déguisé en fait).

Puis, dans le dernière partie de l'épisode, à deux reprises, Aja offre deux superbes scènes d'action, fulgurantes mais fabuleusement mises en scène : je ne vous en dévoilerai pas le contenu pour ne pas vous spoiler mais à chaque fois, le dessinateur a recours à des pages découpées en trois bandes de 9 à 10 cases, cadrant principalement des éléments isolés (un visage, un pied, une main, une silhouette). Cela suffit , tout est compréhensible, immédiatement, et cette succession de plans contenant peu d'informations (mais des informations précises, essentielles) donne un rythme soutenu aux scènes en question, qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Page 17, Aja glisse même en plein centre de sa page (un gaufrier de neuf plans) une énième grille de mots croisés qui synthétise et annonce les scènes ("cop", "top", "ran" : chacun de ces termes renvoie à une situation/révèlation).

Et quand Aja produit une splash-page (la seule de l'épisode et une des rares de toute la série), c'est pour l'ultime planche, avec encore une composition sophistiquée (où l'on retrouve le motif du damier, comme dans la scène du café avec la Veuve Noire). La rareté de ses pleines pages et leur situation font aussi qu'elles ont à chaque fois une force stupéfiante (là où tant de dessinateurs usent et abusent de ce procédé, Aja lui ne s'en sert qu'avec une extrême parcimonie pour en maximiser l'impact).

Tout chez l'espagnol est une histoire de cadres : par le cadre on raconte l'histoire, on traduit en images le script, et par le cadre on raconte une autre histoire, où l'on oriente le regard du lecteur, on redispose les éléments-clés de l'intrigue, on resitue les protagonistes, on traque l'effet le plus saisissant. Comme Barney Barton trouve avec gourmandise la solution à ses mots croisés, Aja nous invite à jouer avec lui à trouver le sens de ses découpages et nous apprend à lire la/sa bande dessinée, comme s'il nous suggérait que telle image, telle page n'est jamais faite sans raison, que le nombre, la taille et la place de chaque case a son importance et nous en dit encore davantage sur l'histoire - car c'est l'histoire, toujours, que le découpage sert, ce n'est jamais une démonstration virtuose gratuite juste pour épater le lecteur. Les aspects à la fois ludique et complexe de la résolution des mots croisés et des mots mystère (comme ceux de la couverture) sont une métaphore des aspects des illustrations : une fois décrypté, ce découpage savant mais présenté simplement (avec des cases bien tracées, aux formes très classiques) est jubilatoire.

Au diapason de cette mise en scène, il faut aussi ajouter une mention pour la colorisation extraordinaire de Matt Hollingsworth. Depuis le début de la série, il s'est toujours tenu à l'emploi d'une palette réduite de couleurs, et de cette contrainte, il a fait une force, une signature. Voyez comment il fait se répondre des pages entières dans des teintes de bleu et de mauve avec d'autres principalement fondées sur du du gris et du vert pour poser des ambiances. Voyez aussi comment il emploie le orange à des moments choisis, pour établir un contraste puissant, et qui revient si régulièrement qu'à la fin de l'épisode on comprend que cette couleur était là comme une sorte de signal de prévention, annonçant un fait dramatique.

Et puis encore, et puis enfin, il y a le lettrage de Chris Eliopoulos, dont j'ai abondamment mentionné l'importance dans cet épisode riche en texte, en jeux sur les mots, sur leur typographie. Quand un terme est écrit en gras, vous pouvez être vraiment certain que, là, il ne l'est pas par hasard et cela concourt aussi à la progression dramatique du récit (notez les cases où sont prononcés les termes "completely", "strip club", "surrounded", "Barney", "shout it", "truck", "talent", "watched", "dossier", "hit", "shape", "hates", legal", "finish", "right" : c'est comme un trousseau de clés qui renvoient à des issues précédentes ou ouvrent de nouvelles portes).

Quelle série ! Dire qu'il va falloir encore attendre trois mois (le #16 est sorti auparavant à cause du retard pris sur celui-ci, le #17 sera une nouvelle aventure avec Kate Bishop à L.A., et le #18 un épisode spécial dessiné par Eliopoulos) pour découvrir la suite... Hawkeye est une série qui se mérite, mais comptons sur Fraction et Aja pour nous livrer un nouveau chapitre encore spectaculaire.     

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