dimanche 24 mars 2013

Critique 385 : BEFORE WATCHMEN - DOLLAR BILL, de Len Wein et Steve Rude

Before Watchmen : Dollar Bill est un récit complet, inspiré par la mini-série Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, écrit par Len Wein et dessiné par Steve Rude, publié en Février 2013 par DC Comics.
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Bill Brady  est né en 1917 dans le Nebraska et devient une vedette de son collège en s'illustrant dans le sport. Il poursuit ses études en misant sur ses capacités physiques, plus que son goût pour les autres matières, à Darmouth, et cela lui vaut d'être la star de l'équipe de football américain, au point qu'en 1938 des recruteurs viennent assister à un de ses matchs. Malheureusement, ses espoirs sont brisés net quand il se blesse au cours de la partie.
Il part alors à New York où il tente de percer dans le monde du spectacle, sans succès. C'est alors qu'il répond à l'annonce de la National Bank et accepte un boulot peu ordinaire : incarner l'image de Dollar Bill, le justicier masqué censé protéger l'argent des clients de l'établissement. La mode est alors aux héros et, peu après, poussé par ses patrons, il se joint aux Minutemen, le premier groupe de vigilants, en compagnie de Captain Metropolis, le Spectre Soyeux, le Hibou, le Juge Masqué, l'Homme-Insecte, le Comédien et la Silhouette, monté de toutes pièces par l'impresario Larry Shexnayder.
L'équipe fait des débuts pathétiques, puis sa réputation enfle en même temps que la confiance de Bill Brady. Cela lui coûtera cher...
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Len Wein, qui fut l'editor de la mini-série originelle Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, n'a pas hésité à braver le souhait du scénariste de ne pas exploiter de "prequel" à son oeuvre en participant à l'ensemble des titres Before Watchmen lancé l'an dernier par DC Comics (et lisibles en vf depuis Janvier dans le bimestriel éponyme chez Urban Comics). Il s'est ainsi d'abord chargé de "compléter" la biographie d'Ozymandias, avec le dessinateur Jae Lee.
Après un démarrage accueilli avec perplexité et excitation, l'entreprise a suffisamment fonctionné commercialement pour que DC Comics la développe encore plus : en plus des 7 mini-séries (une pour chaque Watchmen plus celle des Minutemen), une 8ème  en forme de "back-up story" a été mise en chantier (avec pour sujet le Corsaire Sanglant, héros de la bande dessinée que lisait un personnage secondaire), puis vinrent Dollar Bill (un one-shot, sur un des Minutemen) et Moloch (dyptique sur l'adversaire des Minutemen et des Watchmen). Au train où vont les choses, on peut estimer que ça ne va pas s'arrêter de sitôt (avant un "After Watchmen/Watchmen 2" ?)...

Len Wein se penche donc sur le sort de Dollar Bill. Le personnage, rapidement évoqué par Moore, puis au casting des Minutemen de Darwyn Cooke, est un concentré du concept du scénariste anglais : pur concept illustrant la mascarade symbolisée par les premiers justiciers costumés, il connut un destin pathétique et tragique qui allait sonner le glas de cette première génération de héros, avec une mort ridicule mais prophétique.
Pourquoi s'intéresser plus à Dollar Bill qu'au Juge Masqué, par exemple, dont la disparition fournissait une matière encore plus fantasmatique ? Peut-être pour tâter le terrain avant d'autres "one-shots" sur chaque Minuteman. Mais aussi pour saisir le portrait d'une créature qui résume parfaitement l'amateurisme, l'innocence des prédécesseurs des Watchmen : un type ordinaire entraîné dans une histoire qui le dépasse, qui se prend au jeu, et qui chutera à cause de ça. 

Peu inspiré sur Ozymandias, où il emploie une narration ampoulée, au rythme irrégulier, sans prise intéressante, originale sur le personnage et son parcours (il est vrai trop bien dépeint par Moore dans le #11 de Watchmen), Len Wein retrouve des couleurs avec ce format court, plus dense, où en 26 pages, il dit l'essentiel, sans négliger la caractérisation (Bill Brady n'est pas seulement un garçon ambitieux, naïf et quelque peu étroit d'esprit - comme on le remarque quand il estime que la Silhouette, assassinée, a peut-être payé son mode de vie "déviant", c'est-à-dire son homosexualité) ni l'action (avec le tournage d'un film à la gloire de son alias ou son intervention lors d'un vrai casse avec le Juge Masqué et le Hibou).
Le récit ne manque pas de dynamisme, ça se lit tout seul et sans ennui, et Wein opère un choix de séquences efficace, pertinent, complet : le destin fulgurant de Dollar Bill Brady, celui en creux des Minutemen, sont habilement déroulés, sans complaisance ni cynisme. Au fond, on devine un certain attachement de l'auteur pour ce personnage et ce qu'il révèle de l'histoire des Minutemen (l'Homme-Insecte sûr qu'il serait le premier à tomber au combat), des Watchmen (qui n'ont plus rien à voir avec ces justiciers insouciants), du mythe super-héroïque, de l'esprit américain (où tout part d'une idée commerciale, d'un mensonge - "l'Amérique est un mensonge" comme disait Orson Welles).

Si on met de côté la controverse du projet Before Watchmen (et je dis ça alors que je ne l'ai jamais défendu sur le principe, m'y intéressant davantage pour les artistes impliqués et avec résignation, car entre l'art et le profit, on sait très bien ce qui motivent les éditeurs de comics), c'est honnêtement un bon produit.
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Néanmoins, la franchise m'impose d'avouer que, sans Steve Rude aux crédits de ce "one-shot", je ne me serai pas procuré ce fascicule. Car l'admiration que je porte à cet artiste, l'étonnement de le voir attaché à ce numéro (après qu'il ait soumis bien des projets à DC, sans succès), ont fait la différence.




Le "Dude" fut d'ailleurs le premier surpris qu'on lui demande d'illustrer cette histoire dont il ne connaissait ni le personnage ni  la situation dans l'ensemble du projet Before Watchmen. Sans doute qu'un bon chèque, l'opportunité de profiter de l'exposition médiatique ainsi que sa passion pour l'âge d'or des comics (puisque Dollar Bill se situe dans les années 40 et, comme les Minutemen, lui rend une forme d'hommage désenchanté) ont suffi à le convaincre d'embarquer.
Steve Rude n'a pas l'habitude de s'engager à moitié dans ce qu'il fait (son comportement entier lui vaut à la fois le respect de ses fans et d'autres artistes, mais lui a aussi coûté cher professionnellement et personnellement). Et ce qu'il réalise là ne déroge pas à la règle puisqu'il a dessiné mais aussi encré et lettré ces 26 pages.
Le résultat est tout bonnement magique : les 5 planches ci-dessus (proposées en preview par DC) ne sont qu'un modeste aperçu de ce qu'il accomplit par la suite, mais on voit déjà avec quel soin il compose chaque image, chaque page, les inventions graphiques qu'il apporte, l'expressivité et la beauté de ses personnages, la méticulosité de ses décors. On en a vraiment pour son argent, on en prend plein la vue, et comme toujours avec Rude, on déguste sa lecture en détaillant chaque plan, merveilleusement dessiné.
Sans lui, cet anté-épisode n'aurait pas la même saveur, le héros pas le même charisme, son sort pas la même force.
Le lettrage fait main ajoute à l'aspect "old school", organique, d'un objet manufacturé par un artisan esthète, ainsi que les magnifiques couleurs de Glen Whitmore. Et admirez aussi cette couverture peinte !
Avec un cador pareil, DC transforme le plomb en or.
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Visuellement somptueux, scénaristiquement solide, cet énième spini-off de Watchmen est une belle surprise  - et surtout, toujours, l'occasion de lire Steve Rude, un des plus grands dessinateurs de ces trente dernières années.

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