jeudi 14 mars 2013

Critique 382 : DAREDEVIL, VOL. 2, par Frank Miller et Klaus Janson


DAREDEVIL BY FRANK MILLER AND KLAUS JANSON, VOLUME 2 rassemble les épisodes 173 à 184 de la série, écrits par Frank Miller, dessinés par Miller et Klaus Janson, encrés par Janson, publiés par Marvel Comics de Août 1981 à Juillet 1982.
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Daredevil #173 : Lady Killer
(Août 1981)
- # 173 : Lady Killer - Un serial killer sème la panique en ville et tout porte à croire qu'il s'agit du Gladiateur. Becky Blacke, l'assistante de Matt Murdock et Foggy Nelson, a elle-même été agressée, mais Daredevil veut en avoir le coeur net.
Daredevil #174 : The assassination of Matt Murdock
(Septembre 1981)
Daredevil #175 : Gantlet
(Octobre 1981)
Daredevil #176 : Hunters
(Novembre 1981)
Daredevil #177 : Where Angels Fear to Tread
(Décembre 1981)
Daredevil #178 : Paper Chase
(Janvier 1982)
Daredevil #179 : Spiked !
(Février 1982)
Daredevil #180 : The Damned
(Mars 1982)
Daredevil #181 : Last Hand
(Avril 1982)
Daredevil #182 : She's Alive
(Mai 1982)
- # 174 à 182 : The assassination of Matt Murdock / Gantlet / Hunters / Where Angels fear to tread / Paper Chase / Spiked ! / The Damned / Last Hand / She's Alive - Un contrat est lancé contre Matt Murdock, des ninjas de l'organisation criminelle de la Main sont chargés de le supprimer. En l'apprenant, Elektra, amour de jeunesse de Murdock qui a été formée par la Main pour devenir une de leurs tueuses, brave les assassins pour protéger l'avocat. Mais Daredevil sait qu'il ne pourra laisser libre Elektra, partagé entre ses sentiments et la justice.
Ensemble, ils affrontent Kirigi, légende vivante des ninjas de la Main. Blessé lors d'un attentat dans son cabinet, Matt perd temporairement l'usage de son sens radar et doit s'en remettre à son vieux mentor, l'intransigeant Stick, pour recouvrir cette précieuse faculté.
Le reporter Ben Urich, qui connaît la double identité de Daredevil, met à jour la corruption exercée par le Caïd, Wilson Fisk, pour acheter le candidat à la mairie de New York, Randolph Cherryh. En filant les deux hommes lors d'un rendez-vous secret, le journaliste découvre accidentellement que Vanessa, l'épouse de Fisk, disparue quelque temps plus tôt, est toujours vivante et vit, traumatisée, parmi des clochards dans les bas-fonds. Urich communique la nouvelle à Daredevil pour retrouver la jeune femme.
Cependant, Elektra a attiré l'attention du Caïd, qui la recrute pour tuer Foggy Nelson pour se venger de Daredevil qui l'a obligé à abandonner Cherryh s'il voulait revoir Vanessa. La promotion d'Elektra, que Bullseye, en prison, apprend par le Punisher, le pousse à s'évader pour récupérer sa place.
Les deux adversaires s'affrontent. Daredevil doit alors neutraliser (définitivement ?) le fugitif après avoir subi une terrible perte, le laissant d'autant plus désemparé que sa compagne, Heather Glenn, lasse qu'il l'écarte, s'apprête à le quitter en étant dépossédée de son entreprise...
 
Daredevil #183 : Child's Play
(Juin 1982)
Daredevil #184 : Good Guys Wear Red !
(Juillet 1982)
- # 183-184 : Child's Play / Good guys wear red ! - Le Punisher sort de prison, couvert par les autorités, pour mettre fin à un trafic de drogues, mais en profite pour s'évader et reprendre sa croisade sanglante contre le crime. Il va trouver sur sa route Daredevil, qui en temps que Matt Murdock défend justement un adolescent dans une affaire mêlée au commerce de PCP.
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Plus de trente ans après leur publication (sérieusement remaniée et même souvent censurée) dans les pages du mensuel "Strange", relire ces épisodes permet non seulement de les apprécier dans leur version intégrale mais également de vérifier que leur impact reste intact.

Fin 1981 et (surtout) début 1982, Frank Miller va en effet signer les chapitres les plus mémorables de son run mais aussi sans doute de la série Daredevil, en redéfinissant profondément le personnage, son univers, sa tonalité. A part Ann Nocenti à la fin des années 80, et Mark Waid actuellement, tous les auteurs intéressants qui ont animé le titre se sont en effet basés sur la vision de Miller. Quant à Miller lui-même, il ne fera guère mieux ensuite, même si l'arc Born Again (avec David Mazzucchelli) bouclera magistralement la boucle.

Dans cet album copieux de 12 épisodes, on trouve aussi à la fin, entre autres bonus, une longue interview menée par Peter Sanderson où Frank Miller et Klaus Janson, en Novembre 1981, détaillent leur collaboration, la direction donnée à la série, leurs références (narratives et visuelles), puis plus largement une certaine conception de la bande dessinée, soulignant à la fois le classicisme et la modernité de leur démarche.

Pour les deux hommes, qui travaillaient vraiment main dans la main (Miller écrivait et crayonnait les épisodes que finissait et encrait - et parfois colorisait - Janson), Daredevil était un des premiers héros Marvel à ne pas s'inscrire dans le moule classique de l'éditeur (en s'adressant à un public plus adulte car lui-même en était un), construit moins sur l'acquisition de pouvoirs spectaculaires que sur des traumatismes (la mort de son père, l'absence de sa mère, la perte de la vue) et la notion de dépassement (prolonger son activité d'avocat au service de la loi par celle de justicier au service de l'ordre, compenser sa cécité par la maîtrise et l'exercice de ses autres sens fantastiquement développés), tout cela avec en arrière-plan des références appuyées à la religion catholique ou la culture japonaise et la littérature policière.

Ces explications éclairent de manière passionnante cette partie de leur run sur la série où tous ces éléments sont portés à leur paroxysme.

Miller a d'abord officié en tant que dessinateur sur la série, à partir de 1979, avec Roger McKenzie au scénario (celui-ci revient d'ailleurs l'épauler sur les #183-184). Puis en Juillet 80 (au #165) jusqu'en Février 1983 (au #191), il devient seul maître à bord (même s'il délaissera sur la fin la partie graphique, Janson devenant de facto dessinateur et encreur complet).

Quand il prend les commandes, Miller part visiblement avec des idées arrêtées, et sera soutenu par son editor, Denny O'Neil (qui lui succèdera d'ailleurs comme scénariste), adepte lui aussi d'une approche plus réaliste et sombre. Terminées les aventures classiques où DD affronte des super-vilains traditionnels, plus ou moins sérieux. Il va souligner en premier l'importance du décor et faire de New York (en particulier ses bas-fonds) un personnage à part entière de la série. Puis il s'empare d'un ennemi dévolu à Spider-Man, le Caïd, pour lui donner le rôle du vrai méchant de la série, mais un méchant moins physique (malgré son imposante silhouette) que psychologique, un authentique maître du crime organisé, qui veut mettre la main sur la ville en soudoyant un candidat, en engageant divers assassins, en disposant de petits malfrats pour sous-traiter les trafics qu'il régit.

Daredevil devient moins une série super-héroïque qu'un mix entre super-héros et polar, une plongée en enfer urbaine et violente, une tragédie avec des personnages costumés (ou pas) aux destins funestes. Le programme est ambitieux et il en subsiste ces épisodes à la tension dramatique extraordinaire, aussi traumatisante pour ses protagonistes que ses lecteurs.

Miller ne se dispense pas d'un certain sens du baroque en partant de situations a priori faciles (une bombe prive DD de son sens radar, et pour le récupérer, il fait appel à Stick, son mentor, qui lui fait affronter ses démons intérieurs avec des visions hallucinantes) ou en entraînant le récit dans une parenthèse proche de l'épouvante (comme lorsque Ben Urich et DD vont récupérer Vanessa Fisk dans une tribu souterraine).

Parfois aussi (déjà...), Miller cède à quelques facilités grossières (Stick est là aussi pour justifier la relation avec les ninjas, et son intervention est bien providentielle. Plus tard, Urich est gravement blessé - on croit même qu'il est tué - par Elektra, mais l'épisode suivant, deux semaines, il est à nouveau pleinement opérationnel et peu choqué).

Enfin, les deux derniers épisodes de l'album, avec le Punisher (qui est utilisé d'abord comme un produit de contraste avec les valeurs de DD), font pâle figure après le sommet que constitue le #181 (ce prodigieux chef-d'oeuvre, de quarante pages, où tout converge, Elektra, Daredevil, Bullseye, le Caïd, dans un ballet mortifère, apothéose insurpassable).

L'emploi de la voix-off est (en comparaison avec ce qui se fait aujourd'hui) d'une sobriété remarquable, et on reconnaît là le Miller amateur de polars "hard-boiled", où l'objectivité prime sur les sentiments. De même, les rappels réguliers des origines du héros (pratique disparue hélas ! aujourd'hui alors qu'elle permettait à n'importe quel nouveau lecteur de situer le personnage) sont aussi utilisés avec discrétion et montrent bien que Miller était au carrefour des narrations classique et moderne.

En tout cas, sa gestion du rythme, sa manière de poser les ambiances, de camper un personnage, sont exemplaires et produisent encore un effet très efficace.

Si, narrativement, Miller a innové, graphiquement aussi, ces épisodes demeurent superbes.

Parlons d'abord du découpage, vraiment révolutionnaire : cinéphile amoureux du "film noir" classique, il privilégie des cases rectangulaires horizontales occupant souvent toute la largeur de la bande, mais aussi des plans verticaux à la marge des planches pour poser le décor, parfois de façon détaillée (avec des buildings plus vrais que nature - à une époque où on n'utilisait pas de fichiers numériques pour ça !) ou suggestive (le bureau du Caïd plongé dans le noir avec une seule lumière plongeante, un mur uniquement représenté par les fenêtres dans les locaux de l'entreprise d'Heather Glenn).  

L'autre particularité de Miller, c'est sa maniaquerie pour chorégraphier les combats. Les adversaires dansent presque autant qu'ils se frappent, c'est un véritable ballet (à l'époque, dans "Strange", les traits de vitesse étaient même souvent effacés et augmentaient cette impression que les corps étaient saisis dans le vif de l'action, à la fois crispés par l'effort et gracieux dans l'attitude - c'était une des rares bonnes interventions de la censure bizarre d'alors).
 
 
 
 
 
 
 

Tel un monteur de cinéma, Miller joue enfin beaucoup sur le nombre de cases par page, n'hésitant pas parfois à répéter la même image en gommant progressivement un détail (comme la cigarette de Ben Urich qui se consume alors que DD a rejoint Elektra dans un immeuble d'où ne provient plus aucun son de bataille) pour signifier le déroulement temporel de la scène.

Le rôle de Klaus Janson est longtemps resté nébuleux pour moi car je ne disposais pas des détails exacts des crédits. Il apparaît qu'il était plus que le simple encreur mentionné puisqu'il peaufinait les layouts (esquisses) de Miller avant de les encrer (et parfois, sur 7 épisodes de ce recueil, de les coloriser - et sa colorisation était une vraie plus-value).

Janson, en accord avec Miller, ne cherchait pas à enjoliver les images mais pourtant il a contribué à créer une esthétique d'une grande beauté, où le soin apporté à la lumière, à la façon dont celle-ci sculpte les corps, affine les textures, enrichit les ambiances, semble tout droit inspiré par les peintures d'Edward Hopper.

Janson alterne un encrage à la plume et au pinceau, ciselant ou épaississant le trait pour mieux cerner les différentes valeurs du plan. Dans l'interview susmentionnée, on apprend que les deux partenaires travaillaient alternativement en s'inspirant de croquis mais aussi de photos, qui influaient alors sur la représentation précise des personnages (Robert Redford pour Matt Murdock ou une catcheuse pour Elektra) que pour les décors.

Il n'empêche qu'avec Janson, on découvre réellement à quel point l'encrage détermine le dessin, en soulignant le graphisme, la stylisation, plutôt que le réalisme photographique : on est ici dans une exagération tantôt subtile, tantôt outrée de la réalité.

Comparer ce que produisait Janson à cette époque avec ce qu'il se contente de faire aujourd'hui est cruel, tout comme ça l'est avec le dessin de Miller devenu une caricature peu flatteuse de son art passé (sans parler de ses idées et de leur expression).

Pour toutes ces raisons-là, et malgré de menues imperfections, des raccourcis maladroits, et le parasitage créé par la brouille entre Janson et Miller, ou les prises de position politique de Miller, ces épisodes-là sont inoubliables et d'une qualité indiscutable. Peut-être ce que Marvel produisit de mieux alors avec les X-Men de Claremont et Byrne. C'est un concentré de ce que les super-héros procurent de plus excitant avec ce que des auteurs audacieux peuvent en tirer pour des lecteurs en quête de sensations fortes et adultes.

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