samedi 26 janvier 2013

Critique 372 : SAGA - VOLUME ONE, de Brian K. Vaughan et Fiona Staples


Saga, volume 1 contient les 6 premiers épisodes de la série créée par Brian K. Vaughan, auteur du scénario, et Fiona Staples, illustratrice, publiée en 2012 par Image Comics.
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Un couple de fugitifs et leur bébé...

Dans un local loué sur la planète Cleave, Alana accouche de sa fille Hazel avec l'aide de son compagnon Marko. A peine l'opération achevée, ils doivent fuir car le Baron Robot XXIII et ses hommes surgissent pour les arrêter tandis qu'une brigade armée de Wreath s'en mêle à son tour.



 ... Et la traque commence.

Alana et Marko ont tous les deux déserté les armées de la planète Landfall (des humanoïdes à la tête en forme d'écran télé, disposant d'une haute technologie) et celle de Wreath (la lune de Landfall, où règne la magie). Ils récupèrent, en fuyant, une carte de Cleave qui leur indique une forêt où se trouveraient des vaisseaux spatiaux.
Pour les tuer, mais récupérer leur enfant, Vez (une femme avec une corne de licorne sur le front) engage le mercenaire The Will et son partenaire Lying Cat, pendant que, sur Landfall, un officier, le Prince Robot IV, entame aussi la traque avec la complicité d'agents de la même race qu'Alana.
Pour le couple et leur nouveau-né, commence alors un périple mouvementé au cours duquel ils vont faire bien d'étranges rencontres...
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Saga marque d'abord le grand retour d'un des scénaristes les plus brillants de ces dernières années, Brian K. Vaughan, qui s'était retiré du monde des comics pour tenter l'aventure hollywoodienne. Il annonce début 2012 qu'il signe chez Image Comics pour un projet en creator-owned, une série illimitée et régulière, qui va faire sensation (en la pitchant comme un mélange entre Roméo et Juliette, Star Wars et Game of thrones... Mais aussi parce qu'elle va précipiter l'arrivée de plusieurs autres auteurs/artistes vedettes chez l'éditeur pour des projets aussi ambitieux - America's got powers de Jonathan Ross et Bryan Hitch, Fatale d'Ed Brubaker et Sean Phillips...). Les dessins seront signés par Fiona Staples, auréolée du sucès de The Mystery Society, et créditée comme co-créatrice.
Dès l'apparition de son teaser et des premières pages, la bande dessinée ne ressemble déjà à rien de connu. La première scène (un accouchement clandestin), le contexte (un guerre intergalactique sur fond de magie et de technologie), le thème (la fuite de deux parents), les personnages (des humanoïdes parfois monstrueux), la narration (les faits sont relatés par l'enfant des fugitifs) : tout émoustille le lecteur de comics en quête d'inattendu. 
Il est évident que Vaughan, lui-même devenu récemment père, a mis à profit sa brève retraite pour imaginer une histoire où il se lâche comme jamais, tout en revenant à des figures qu'il affectionne (comme dans Y the last man ou Runaways, les héros sont en cavale à la suite de circonstances exceptionnelles).


Vaughan ne s'est pas caché dès l'annonce de son projet pour revendiquer ses influences et plutôt que de feinter, il les assume complètement : la lutte basique entre science et occultisme, le soap opera, le conflit entre une planète et son satellite, les jeux d'alliance et de trahisons, tout cela évoque bien des romans et des films, pioche à la source du western, de l'heroic-fantasy, du fantastique, de la romance. Mais par la grâce d'une écriture très rythmée et subtile, où alternent l'émotion et l'humour, jamais cela n'est gênant car le scénariste ne quitte jamais des yeux le sujet principal de son odyssée : ses deux amants, Alana et Marko, finement caractérisés, attachants, et entourés par une galerie de seconds rôles haut en couleur (les chasseurs de primes the Will et the Stalk, le prince Robot IV, la spectrale Izabel...).


Le mercenaire the Will et son partenaire, Lying Cat,
recrutés pour tuer les fuyards mais épargner leur enfant.

Vaughan échappe lui aussi aux soupçons de plagiat ou au risque du pastiche car il a soigné ses versions des archétypes avec lesquelles il joue. Grâce à Fiona Staples, à laquelle il a reconnu devoir l'originalité de leurs représentations, il invente des créatures insensées, des vaisseaux extraordinaires, et des décors mémorables (y compris quand il s'agit d'endroits alternatifs comme Sextillion, le lupanar spatial, lieu de toutes les déviances sexuelles, où il ose aborder des thèmes plus sensibles comme la prostitution infantile).
Pour faire exister de manière directe ces êtres et ces cadres, le scénariste et la dessinatrice optent pour une représentation très triviale des actes des protagonistes, comme l'ouverture du premier épisode avec l'accouchement d'Alana, puis le prince Robot IV copulant avec sa princesse ou se soulageant aux toilettes. La fantaisie étrange est ainsi contrebalancée par des situations ordinaires.

De la tendresse dans un monde de brutes...

Le traitement des décors pourra d'ailleurs prêter le flanc à la polémique car Fiona Staples, qui dessine digitalement ses planches, a pris le parti de n'encrer que les personnages, laissant les arrière-plans en couleurs directes. Même si j'apprécie modérément l'illustration uniquement générée par ordinateur, ce choix est ici pertinent puisqu'il s'agit de représenter des endroits qui n'existent pas, de focaliser sur les personnages. En outre, cela confère à l'ensemble une ambiance étonnante, comme si tous ces mondes n'étaient que des songes, un peu flous, vaporeux, contrastant avec la violence des rebondissements qui s'y produisent.
Cependant, l'artiste nous gratifie parfois de traitements somptueux, comme ci-dessous, pour l'arbre-vaisseau spatial qui va permettre à Alana et Marko de quitter Cleave :
L'étonnant vaisseau de la forêt de Cleave.

Sur ce point, Saga est sans doute la série la plus graphique, la plus visuelle qu'ait conçue Vaughan (depuis le graphic novel Pride of Baghdad), et on comprend parfaitement pourquoi il a tenu à collaborer, quitte à la laisser libre sur certains points, Staples.


 Le Prince Robot IV, également aux trousses
d'Alana et Marko, alors qu'il apprend qu'il va 
devenir, comme ce dernier, père de famille...

Saga est peuplé d'une galerie de monstres assez fabuleuse, qui participe aussi curieusement à son charme. Par exemple, the Will a pour maîtresse et concurrente l'affreuse the Stalk, dont l'aspect physique (une tête humaine avec six yeux et un corps d'araignée) est repoussant, mais qu'y a-t-il de plus dérangeant chez elle, son apparence ou le fait qu'un homme soit attiré physiquement par elle ?
Idem pour Izabel, une jeune femme qui s'avère être un spectre, mutilée après avoir été tué par l'explosion d'une mine, mais dont le visage dégage une troublante douceur, et qui va devenir la baby-sitter d'Hazel.
Vaughan et Staples ont recours à ces éléments horrifiques pour le corps moins pour dégoûter le lecteur que pour souligner la véritable abjection psychologique qu'inspirent d'autres personnages, comme cette maquerelle qui exploite sexuellement une petite fille. Et si la violence, parfois sanglante, de certaines pages est somme toute fréquente dans les comics, traiter de thèmes plus sensibles comme le commerce des enfants est nettement plus inhabituel et interroge le lecteur au-delà de la fiction référencée.

Izabel, le fantôme qui est à la fois l'ange gardien
d'Alana et Marko, la babysitter d'Hazel et le symbole
de l'enfance maltraitée...


L'affreuse the Stalk,
une abomination sur pattes pourtant
désirée par un homme comme the Will :
un exemple parmi d'autres du bestiaire de Saga.

Si Saga est remarquable par la fluidité et le tempo soutenu du déroulement de son intrigue (les 160 pages de ce Volume 1 se lisent toutes seules), il le doit à une cascade de péripéties mais surtout, donc, aux relations entre ses personnages, à la qualité de leurs caractérisations et la franchise du ton avec lequel ils sont écrits.
Alana accouche avec peine mais en craignant surtout que Marko ne la voit déféquer et n'ait plus de désir ensuite pour elle, elle balance au Baron Robot XXIII venu les arrêter, elle et Marko, de sucer ses hémorroïdes, le Prince Robot IV prend sa Princesse par derrière ou redoute lors d'une conversation d'attraper une infection au staphylocoque lors de sa mission, the Will traverse les quartiers de Sextillion où on assiste à un ahurissant défilé de rapports sexuels... Il est certain que Saga s'adresse à un public adulte et  que sa crudité surprendra plus d'un lecteur.
Le caractère plus doux, voire effacé, de Marko est du coup reposant et on s'attache à lui comme à un personnage avec lequel on peut s'identifier.

Visite à Sextillion pour the Will
et son irrésistible "sidekick", le Lying Cat...

Depuis The Mystery Society, le style de Fiona Staples s'est encore affirmé comme un des plus originaux de la bande dessinée américaine moderne : ses personnages ont tous une allure à la fois racé et baroque, avec un trait souvent anguleux, des attitudes sobres mais naturelles, à l'opposé des canons super-héroïques. Chaque protagoniste est immédiatement mémorable.
Elle s'occupe elle-même de la colorisation, avec une préférence pour les teintes brunes, vertes, rouges et bleues, parfois disposées de manière franche pour souligner des moments-clés, parfois avec une palette plus abstraite. Mais on sait toujours où on est, et les ambiances sont très évocatrices, souvent poétiques, quelquefois plus oppressantes.
Enfin, il faut noter la qualité du lettrage effectué par les studios Fonographiks, qui donne la sensation de donner une vraie voix à chaque personnage.
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Oeuvre puissante, atypique, ambitieuse, Saga réussit à accrocher d'emblée le lecteur avec son cocktail d'épouvante, de science-fiction, de romance et d'aventures. Retour gagnant pour BKV et confirmation pour Fiona Staples.
Ne passez pas à côté (surtout que le tpb en vo est vendu à un prix dérisoire - moins de 10 Euros - et que la vf sera disponible dès Février, chez Urban Comics).

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