Tout comme je l'ai fait pour les runs de Brian Michael Bendis et Ed Brubaker, je vous propose de revenir sur un run particulier de la série Daredevil, lorsque la scénariste Ann Nocenti, le dessinateur John Romita Jr et l'encreur Al Williamson étaient aux commandes.
J'y consacrerai deux parties, la première couvrant les épisodes 250 à 267 (avec l'arrivée au dessin de John Romita Jr ; avant, pendant et juste après la saga Typhoïd Mary), la seconde couvrant les épisodes 268 à 282 (jusqu'au départ de JR Jr).
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En préambule, il convient de situer ce run dans le temps. Frank Miller a quitté la série avec le dernier épisode de sa mythique saga Born Again (Renaissance en vf, #227-233), dessinée par David Mazzucchelli, en 1986. L'editor de la série, Ralph Macchio, confie le scénario du #236 à Ann Nocenti et les dessins au vétéran Barry Windsor-Smith en Novembre de la même année.
L'essai est concluant puisqu'en Janvier 1987, elle devient la titulaire du poste du #238 au #245 en Août. Elle collabore avec divers artistes durant cette période : Sal Buscema (#238), Todd McFarlane (#241), Keith Pollard (#242), Chuck Patton (#245) et surtout Louis Williams (#239-240, 243-244).
Ann Nocenti est une scénariste débutante mais elle a été editor auparavant : c'est elle par exemple qui a remplacé Sal Buscema par Bill Sienkiewicz aux dessins des New Mutants écrits par Chris Claremont en 1984 - un choix audacieux pour l'époque quand on considère à quel point le style de l'artiste détonait avec les standards. Mais ce mélange de fraîcheur comme auteur et d'expérience comme editor joue en sa faveur quand elle prend les rênes de Daredevil : comme elle l'expliquera dans une interview au magazine "Comic Box", elle ne se souciait pas de passer après Miller (devenu la référence pour la série) et en même temps elle savait à la fois comment gérer un comic-book mensuel. Surtout, elle avait la confiance totale de Macchio.
Après un break d'un mois, Nocenti revient au #247. Elle fait alors équipe au dessin avec Keith Giffen puis Rick Leonardi (#248-249) Mais en Janvier 1988, un nouvel élément va changer la série et contribuer à faire entrer son run dans l'histoire de la série : c'est l'arrivée de John Romita Jr.
L'artiste est déjà une vedette de Marvel pour lequel il a dessiné (entre autres) Iron Man, Spider-Man et Uncanny X-Men. Sa régularité est établie et stylistiquement il a atteint le sommet de son art, affranchi de l'influence de son illustre père et pas encore dans la roue de Jack Kirby. Il bénéficie aussi d'un encreur légendaire en la personne d'Al Williamson, qui a derrière lui une expérience de dessinateur classique, formé par Alex Raymond. Ensemble, ils vont produire des planches extraordinaires, qui, elles aussi, se démarquent de l'empreinte de Miller-Janson-Mazzucchelli. Il n'est pas improbable que Williamson ait été plus un finisseur qu'un simple encreur tant sa contribution est remarquable : il "nettoie" le dessin de Romita Jr, lui apporte un soin pour les décors, une finesse dans le trait, un sens des à-plats noirs qu'aucun autre de ses partenaires (à mes yeux du moins) n'accomplira par la suite (sans parler du fait que le dessin de JR Jr perdra aussi en subtilité).
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Ann Nocenti, John Romita Jr et Al Williamson vont collaborer du # 250 à 257, puis du #259 au 263, puis du #265 au 283, soit 32 épisodes, pendant près de trois ans. Williamson reste en place ensuite pour seconder Lee Weeks comme dessinateur.
Romita Jr et Williamson se retrouveront en 1993 pour la mini-série Daredevil : Man Without Fear, écrite par Frank Miller.
Ann Nocenti, elle, quittera la série en 1991 au #291 : elle demeure donc un des auteurs les plus prolifiques de Daredevil, l'unique femme à avoir écrit le titre. Elle partira en ayant conscience de ne plus avoir de choses intéressantes à dire et aussi pour se diversifier en travaillant pour le cinéma puis comme journaliste, avant de revenir à l'écriture de comics plus tard (aujourd'hui, elle travaille chez DC Comics sur Catwoman). Mais elle est revenue brièvement à Daredevil à l'occasion du #500 (final du run d'Ed Brubaker) en 2009, pour un court récit, 3 Jacks, de 13 pages mis en images par David Aja.
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Le point sur la situation de Daredevil :
Wilson Fisk, le Caïd, a appris par son réseau d'indics, tenant lui-même l'information de Karen Page, ex-petite amie de Matt Murdock, que ce dernier et Daredevil était un seul et même homme. Il s'est servi de cela pour ruiner la carrière de l'avocat, qui a été radié du barreau, a perdu sa maison, est devenu un clochard.
Désirant s'assurer de la mort de son ennemi, le Caïd a envoyé pour le tuer Nuke, un soldat qui a volontaire pour tester une nouvelle formule du sérum du super-soldat (comme Captain America). Au terme d'un affrontement dévastateur, Daredevil réussit à vaincre Nuke. La révèlation médiatique des liens unissant le tueur au Caïd entraîne des poursuites judicaires contre celui-ci.
Entretemps, Matt Murdock a renoué avec Karen Page. Ils s'occupent maintenant d'un centre d'aide sociale dans le Bronx au sein de laquelle l'avocat aveugle fournit des conseils, laissant à d'autres le soin de plaider car il n'a toujours pas été réintégré... Mais le Caïd persiste à vouloir anéantir Murdock, autant pour se venger que pour lui prouver que son combat pour la justice est vain.
Daredevil #250 : Boom !
(Janvier 1988)
Daredevil #251 : Save the planet
(Février 1988)
Daredevil #252 : Ground Zero
(Fall of the mutants tie-in, giant-sized issue)
(Mars 1988)
Ces trois premiers épisodes forment une sorte de préambule pour le run d'Ann Nocenti, John Romita Jr et Al Williamson, mais c'est un copieux amuse-bouche avant le plat de résistance que sera l'arc Typhoïd Mary.
Deux forces s'affrontent : d'un côté, l'industrie Kelco, liée à l'armée, elle-même liée à Wilson Fisk le Caïd, responsable de fraude environnementale et de mise en danger de la vie d'autrui (un petit garçon, Tyrone, a ainsi perdu la vue en se baignant dans un lac pollué par les rejets d'une de leurs usines) ; de l'autre, l'association "Planète verte", composée de défenseurs de la nature, dont le responsable, Rolands, vient demander à Matt Murdock son aide pour poursuivre (plus efficacement que cela a été fait jusqu'à présent) la Kelco. Emu par ce qui est arrivé au jeune Tyrone et la colère de son père, Ross, l'avocat en rupture de ban accepte ce job et guide David, un jeune confrère, qui plaidera pour lui.
Mais Daredevil va découvrir deux nouveaux éléments : d'abord, son ancien associé, Franklin "Foggy" Nelson (en couple avec la photographe Glorianna O'Brien, elle-même ancienne maîtresse de Murdock) est un des avocats de la Kelco (mais ignore que le Caïd en est un actionnaire) ; et ensuite, l'armée a chargé le mercenaire Bullet d'intimider les activistes de "Planète verte" en les mêlant à un meurtre qu'il a commis.
La situation va se compliquer à cause d'un évènement extérieur à cette affaire : le mutant Apocalypse et ses quatre cavaliers attaquent New York. La population paniquée croit qu'il s'agit d'une attaque nucléaire des russes. Des voyous drogués et armés menés par Ammo comptent profiter du chaos pour piller la ville. Daredevil, la Veuve Noire et quelques anciens soldats et policiers s'interposent...
Ce qui frappe avec ces trois premiers épisodes (dont le #252 est un numéro double de 40 pages !), c'est leur densité et leur rythme : Ann Nocenti fournit au lecteur une grande quantité d'informations en peu de temps mais avec une clarté d'exposition et un dynamisme narratif extraordinaire. La lutte entre la Kelco et "Planète verte", le procès qui s'annonce, la vie du centre d'aide social animé par Matt et Karen : tout cela est parfaitement exposé et pose une intrigue ambitieuse et passionnante.
Par ailleurs, la scénariste articule déjà son histoire autour de la vengeance du Caïd, le second round en quelque sorte après la saga Born Again de Miller : Wilson Fisk ne veut plus tant tuer Matt Murdock que l'humilier, lui prouver que son combat est vain et donc que sa double vie en tant que Daredevil est vouée à l'échec. Nocenti dépeint le Caïd comme un individu encore puissant, influent, aux relations multiples, et obsédé par Murdock - nous verrons par la suite que la nature-même de son ressentiment se teinte d'une manière plus trouble encore.
Le personnage de Bullet introduit un nouveau vilain dans la galerie d'adversaires de Daredevil - c'est un colosse redoutable, rapide et malin, motivé par le gain, cynique - et c'est un personnage dans un situation original - il est le père, souvent absent à cause des contrats, d'un jeune garçon, Lance, traumatisé par la bombe nuclèaire depuis l'exposé de son instituteur, transformant l'appartement où il vit en abri anti-atomique.
Ce dernier point nous amène à examiner la façon dont Ann Nocenti décrit le décor de la série, auquel elle consacre un soin particulier : New York y est montré comme une mégalopole au bord de l'apocalypse, les rues jonchées de détritus, peuplées de clochards, de junkies, de voyous, de gamins errants, de putes - une masse de gens désespérés, dont les pensées sont souvent dévoilées de manière inquiétante (un passager du métro cachant un flingue et rêvant de s'en servir pour tuer des inconnus au hasard). L'effet est saisissant.
Et cela nous conduit à parler de l'aspect graphique : depuis ses épisodes de Spider-Man, John Romita Jr n'a plus rien à prouver pour ce qui est de représenter à la fois les héros de la rue, acrobates et batailleurs, et leur environnement urbain. Avec l'aide d'Al Williamson, connu pour être un dessinateur-encreur minitieux, l'artiste réalise des planches à la fois énergiques, notamment lors des scènes d'action découpées comme des ballets gracieux et violents (superbe baston entre Daredevil et Bullet puis Ammo), et composées avec intelligence (des cases à la fois fournies en détail et aérées quand il le faut).
La contribution de Williamson est notable quand il s'agit de dessiner en détail les intérieurs et extérieurs, les véhicules, les vêtements et accessoires : il est un véritable finisseur qui permet à Romita Jr de se concentrer sur les enchaînements, les personnages, les impacts. Il alterne à-plats noirs et traits fins pour figurer les volumes et le brouillard permanent dans lequel semble noyé New York (seule la tour du Caïd surplombe la cité pris dans ce fog).
JR Jr est formidablement bon pour camper en quelques coups de crayons une silhouette inoubliable : son DD est un voltigeur élégant, le Caïd est un géant obèse, Bullet une figure noire épurée qui dégage une brutalité vigoureuse, et les enfants qui traversent ces épisodes (Lance, Cain) sont également très réussis (moins réalistes que crédibles - bien plus que ce que fait l'artiste aujourd'hui avec Kick-Ass par exemple).
Bien entendu, il y a quelques bémols : la colorisation de Christie "Max Scheele a vieilli (surtout que l'impression de l'époque était vraiment lamentable), les coupes de certains vêtements civils et les coiffures trahissent leur époque, l'épisode tie-in au crossover Fall of the mutants oblige le récit à incorporer des éléments un peu encombrants...
Mais ce n'est pas grand'chose car Nocenti impose des idées originales, atypiques, avec un regard journalistique (les allusions à la guerre froide, la menace nuclèaire, l'écologie) acéré.
Après ces trois premiers chapitres, le trio Nocenti-Romita Jr-Williamson va s'engager dans une saga mouvementée et mémorable de 10 épisodes qui va considérablement marquer le héros, bousculer le lecteur et rediriger la série.
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Daredevil #253 : Merry Christmas, Kingpin
(Avril 1988)
C'est Noël et Daredevil veille sur Hell's Kitchen : deux gredins, les Wildboys, sèment le désordre dans le quartier en pillant des boutiques et en effrayant les passants. Le justicier va se charger d'eux tout en observant les réactions d'un jeune garçon, amateur de skate-board, Eightball, fasciné par ces voyous...
Cet épisode annonce l'arc Typhoïd Mary (#254-257, #259-263) : on y voit le Caïd réfléchissant au moyen définitif d'humilier Matt Murdock en lui prouvant que seule la loi du plus fort prévaut dans ce monde. Ann Nocenti met en scène Wilson Fisk dans deux situations contrastées : d'abord, dans sa salle de musculation où, agaçé par une mouche, excédé par l'échec d'une affaire (il veut faire construire l'immeuble le plus haut tour de New York, "celui qui fera de l'ombre aux autres"), il s'emporte et détruit tout (y compris son coach) avant de comprendre qu'on ne peut pas tuer un insecte ainsi (la métaphore est limpide : le Caïd comprend qu'il faut être également plus subtil pour détruire Murdock) ; et ensuite seul dans son bureau, assis au bout d'une immense table, dans le noir, ressassant le nom de son ennemi, comme un mantra, comme possédé (l'effet est simple mais saisissant).
Par ailleurs, comme on a pu le remarquer dans les trois épisodes précédents, Nocenti est attaché aux personnages d'enfants : elle ne les écrit pas comme de petits êtres innocents, mais plutôt comme des individus attirés par le mal, tentés par des individus défiant l'autorité (comme Cain) ou perdus au milieu d'adultes (comme Tyrone, qui va revenir dans les épisodes suivants). Ici, on fait connaissance avec Eightball, un jeune skateur ébahi par les actes des Wildboys mais surveillé par Daredevil. Il malmène également la jeune Darla, qui pratique le même sport que lui, dont il est visiblement épris mais à laquelle il cache ses sentiments par honte.
Daredevil/Murdock figure comme l'ange gardien de son quartier, partagé en son rôle de gardien costumé et de responsable du centre d'aide social, pour lequel il prépare les fêtes de fin d'année (on ne peut évidemment pas s'empêcher de faire le parallèle entre la scène où il arrive avec le sapin puis celle où il distribue des cadeaux - incongrus - et le 7ème épisode de la série désormais écrite par Mark Waid, où dans les deux cas, personne n'est dupe que Murdock est Daredevil).
Les Wildboys, enfin, sont les méchants (pas bien terribles en apparence) de cet épisode, mais ils referont parler d'eux dans l'arc Typhoïd Mary.
Les planches de John Romita Jr sont d'une efficacité redoutable et dégagent en même temps une bonne humeur contagieuse, avec Daredevil souriant, sûr de lui, bondissant. Quand il règle leur compte aux Wildboys, ses gestes sont précis, économes, sa silhouette gracieuse et menaçante à la fois. Et Al Williamson sait parfaitement appuyer les effets du dessinateur en soulignant les éléments les plus importants : on voit bien que l'encreur sait guider l'oeil du lecteur sur les points forts de chaque planche. Son trait fin met en valeur le découpage très nerveux, avec des motifs récurrents (des planches contruites en échelle avec une case verticale sur la gauche et des vignettes horizontales sur la droite ; ou d'autres avec une première bande pleine suivi d'une deuxième avec trois cases et une troisième à nouveau horizontale).
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Avec cet épisode commence l'arc narratif Typhoid Mary (#254-257, Avril-Août 1988, puis #259-263, Octobre 1988-Février 1989).
Daredevil #254 : Typhoid !
(Mai 1988)
Daredevil #255 : Temptation
(Juin 1988)
Daredevil #256 : Blindspots
(Juillet 1988)
Les trois premiers épisodes de l'arc Typhoïd Mary plongent tout de suite le lecteur dans le vif du sujet : des personnages rapidement et fortement caractérisés, une méchante originale, des séquences qui s'enchaînent et mettent Daredevil dans une situation très compliquée, et en arrière-plan le procés de la Kelco qui va être mettre le feu aux poudres.
Qui est donc Typhoïd Mary ? Elle surgit dans Hell's Kitchen de manière spectaculaire en s'en prenant au business du Caïd qui, après s'être renseigné à son sujet, découvre qu'elle est l'arme parfaite pour dévaster Matt Murdock. Pour Wilson Fisk, Daredevil ne peut être vaincu physiquement ou mentalement (il a trop de ressources pour cela comme l'a prouvé l'arc Born Again), par contre sentimentalement, son couple avec Karen Page est certainement son talon d'Achille, et Typhoïd peut défier Daredevil tandis que son autre personnalité, la douce Mary, peut séduire Murdock.
Pour atteindre l'avocat, Mary va passer par Tyrone, qui est rééduqué après avoir perdu la vue : elle se fait passer pour une amie, qui connaît le monde des aveugles, et se fait douce avec l'enfant alors que Matt tente en vain de lui inculquer ce que lui avait appris son mentor, Stick (une méthode plus dure).
Pendan ce temps, le procès contre la Kelco approche et Glorianna O'Brienn, la petite amie de Foggy Nelson, se demande si elle doit utiliser des photos compromettantes (d'une déchetterie non réglementaire) contre la compagnie et donc contre son amant.
Pour plaider à sa place, Matt s'appuie sur David, un jeune avocat brillant et ambitieux, qu'il assiste et conseille depuis le début de l'affaire. Ensemble, ils élaborent leur axe de défense (prouver l'immoralité de la Kelco et émouvoir le jury plutôt que de discuter les points de détails juridiques).
Matt est de plus en plus troublé par Mary et succombe à son charme, trompant Karen sans oser lui avouer : l'homme sans peur a peur de ses sentiments, le plan du Caïd fonctionne déjà sur ce plan. Daredevil, lui, est également dérouté par Typhoïd dont les pouvoirs télékinésiques le mettent en difficulté et dont l'objectif précis lui échappe (elle le défie, fait des allusions à sa situation sentimentale, renonce à le tuer quand elle en a l'occasion).
D'ailleurs, Typhoïd trouble également le Caïd, à la fois satisfait de son efficacité et jaloux des hommes qu'elle approche. Pour s'assurer un verdict favorable à la Kelco, Wilson Fisk lui demande de soudoyer et menacer un juré. Mais cette tactique lui vaut un revers cinglant : Daredevil réussit à retourner la situation et Foggy Nelson, découvrant les liens entre le Caïd et la Kelco lâche l'affaire...
Ces trois épisodes sont passionnants : tout d'abord, le personnage de Typhoïd Mary est fascinant. Comme l'a expliqué Ann Nocenti, elle l'a créée parce qu'elle en avait assez du traitement réservé aux femmes dans les comics (soit des potiches amoureuses du héros, soit des héroïnes tragiques) : elle a donc inventé une méchante particulièrement atypique, schizophrène sévère, aussi expéditive quand elle bascule du côté sombre qu'envoûtante quand elle est en civil. On comprend sans mal que Matt Murdock s'éprenne d'une femme belle, douce et compatissante comme Mary : c'est une créature parfaite pour égarer l'avocat rigide, volontiers moralisateur, qu'il campe (et qui irrite Glorianna O'Brienn quand il vient faire la leçon à son ex-associé, Foggy Nelson). Typhoïd est une vilaine complexe dont Nocenti tire le meilleur malgré des ficelles un peu grossières (les origines de ses pouvoirs sont floues - on peut supposer qu'elle est mutante - et son dédoublement de personnalité est aussi subtil que celui d'Aurora dans Alpha Flight de John Byrne, sans parler de son look improbable, très 80's - et que corrigera radicalement Alex Maleev lors de son run avec Brian Bendis) : elle n'a peur de rien... Sinon d'elle-même, craignant régulièrement que Mary la douce prenne le dessus sur sa nature belliqueuse ; elle est provocante, violente, sadique - bref, elle est flippante !
Le fait même que le méchant soit une femme altère considérablement la donne de la série, et quand Daredevil combat Typhoid, les coups échangés bousculent aussi le lecteur qui jubile devant le combat du bien et du mal mais qui est aussi dérangé par le fait qu'un homme frappe une femme. De la même manière, le fan ressent comme une trahison le fait que Matt trompe si rapidement Karen dans les bras de Mary : cela tend à prouver que son amour pour Karen est bien fragile et que Murdock est bien faible - du coup il y a aussi une certaine satisfaction à ensuite le voir en baver quand Typhoid le malmène. C'est diabolique.
La place qu'occupe le duel entre DD et TM est telle que, très vite, le "supporting cast" de la série passe un peu à la trappe, et c'est peut-être le seul reproche qu'on adressera à Nocenti : il n'y a plus de place pour le reste avec deux adversaires pareils. Elle en a certainement conscience puisqu'elle le met en scène à travers Tyrone, livré à lui-même dès que Matt et Mary se retrouvent et s'étreignent en se croyant seuls au monde, ne pensant pas que l'enfant a remarqué leur rapprochement. Mais il n'en reste pas moins que Karen et plus encore Foggy et Glorianna ou le complice black de Typhoid s'effacent progressivement (et pour certains disparaître des épisodes suivants). La partie se concentre vraiment nettement sur DD, Typhoïd Mary et le Caïd.
Graphiquement, ces épisodes sont aussi fantastiques : John Romita Jr a un sens quasiment inégalable de la mise en scène quand il faut dessiner les combats en corps-à-corps - il l'avait prouvé lors de ses premiers épisodes de Spider-Man. Mais le Tisseur est un acrobate hors du commun, un artiste peut se laisser à des exagérations avec lui. Daredevil, c'est une toute autre affaire : il est certes plus performant que la moyenne, mais son "fighting style" est moins défini, ce n'est pas Iron Fist (le maître des arts martiaux), Captain America (le super-soldat) ou La Chose (le monstre de puissance). C'est, presque comme Batman, un bagarreur économe de ses gestes, dont les pugilats possèdent néanmoins une chorégraphie (nombreux sont les artistes à avoir insisté sur cet aspect, comme Gene Colan ou, mieux encore, Frank Miller). Et cela, JR Jr l'a capté à merveille.
Quand il affronte Typhoïd Mary, la violence le dispute à la grâce, la joute à la danse. Romita Jr met cela en scène avec des enchaînements de cases simples mais remarquablement fluides, comme une frise qu'on déroulerait. Cela ne saute pas tout de suite aux yeux car on est pris dans le mouvement, mais, comme l'a détaillé Bernard Dato dans un article consacré au dessinateur dans "Comic Box", Romita Jr, au sommet de sa forme, comme ici, c'est un sentiment de légèreté, de souplesse incomparables, aussi bien en ce qui concernent les attitudes des combattants que dans le découpage.
Al Williamson est aussi parfaitement complèmentaire de Romita Jr pour cela : ancien disciple d'Alex Raymond (auquel Toth reprochait, avec son franc-parler légendaire, de dessiner des personnages trop poseurs, trop beaux pour être vrais), il est sur la même longueur d'ondes que l'artiste quand il faut animer Daredevil, n'hésitant pas à effacer le décor sur certaines vignettes pour que le lecteur se concentre sur l'action, ou, au contraire, à le détailler pour jouer sur l'espace (comme lorsque Typhoïd fond sur son ennemi et se roule avec lui dans une arrière-cour, ou lors d'une poursuite dans les égoûts).
Quand il s'agit de représenter les personnages en civil, la patte de Williamson est aussi identifiable sur le dessin de Romita Jr : il suffit de voir comment avec peu de traits un vêtement est tracé, tombe élégamment, comment en quelques lignes il trace une chevelure (d'un noir de jais quand Mary est à l'image). La rudesse de Romita Jr est équilibrée par la délicatesse de l'encrage de Williamson : c'est un mix étonnant et superbe.
L'épisode suivant, qui est comme une ponctuation dans cette saga, va encore mieux illustrer ce brio visuel et narratif.
Graphiquement, ces épisodes sont aussi fantastiques : John Romita Jr a un sens quasiment inégalable de la mise en scène quand il faut dessiner les combats en corps-à-corps - il l'avait prouvé lors de ses premiers épisodes de Spider-Man. Mais le Tisseur est un acrobate hors du commun, un artiste peut se laisser à des exagérations avec lui. Daredevil, c'est une toute autre affaire : il est certes plus performant que la moyenne, mais son "fighting style" est moins défini, ce n'est pas Iron Fist (le maître des arts martiaux), Captain America (le super-soldat) ou La Chose (le monstre de puissance). C'est, presque comme Batman, un bagarreur économe de ses gestes, dont les pugilats possèdent néanmoins une chorégraphie (nombreux sont les artistes à avoir insisté sur cet aspect, comme Gene Colan ou, mieux encore, Frank Miller). Et cela, JR Jr l'a capté à merveille.
Quand il affronte Typhoïd Mary, la violence le dispute à la grâce, la joute à la danse. Romita Jr met cela en scène avec des enchaînements de cases simples mais remarquablement fluides, comme une frise qu'on déroulerait. Cela ne saute pas tout de suite aux yeux car on est pris dans le mouvement, mais, comme l'a détaillé Bernard Dato dans un article consacré au dessinateur dans "Comic Box", Romita Jr, au sommet de sa forme, comme ici, c'est un sentiment de légèreté, de souplesse incomparables, aussi bien en ce qui concernent les attitudes des combattants que dans le découpage.
Al Williamson est aussi parfaitement complèmentaire de Romita Jr pour cela : ancien disciple d'Alex Raymond (auquel Toth reprochait, avec son franc-parler légendaire, de dessiner des personnages trop poseurs, trop beaux pour être vrais), il est sur la même longueur d'ondes que l'artiste quand il faut animer Daredevil, n'hésitant pas à effacer le décor sur certaines vignettes pour que le lecteur se concentre sur l'action, ou, au contraire, à le détailler pour jouer sur l'espace (comme lorsque Typhoïd fond sur son ennemi et se roule avec lui dans une arrière-cour, ou lors d'une poursuite dans les égoûts).
Quand il s'agit de représenter les personnages en civil, la patte de Williamson est aussi identifiable sur le dessin de Romita Jr : il suffit de voir comment avec peu de traits un vêtement est tracé, tombe élégamment, comment en quelques lignes il trace une chevelure (d'un noir de jais quand Mary est à l'image). La rudesse de Romita Jr est équilibrée par la délicatesse de l'encrage de Williamson : c'est un mix étonnant et superbe.
L'épisode suivant, qui est comme une ponctuation dans cette saga, va encore mieux illustrer ce brio visuel et narratif.
Daredevil #257 : The bully
(Août 1988)
Frank Castle enquête sur une série de meurtres dont les victimes ont succombé à l'absorption d'aspirine mélangée à du cyanure. Il descend plusieurs dealers pour remonter jusqu'au responsable, un certain Alfred Coppersmith. Mais Daredevil suit aussi sa piste et surprend le Punisher au moment où il va exécuter l'assassin (cherchant en vérité à se venger après son licenciement).
De leur côté, le Caïd et Typhoïd font le point sur leur association, et Wilson Fisk ne cache plus son attirance pour la tueuse qu'il semble vouloir posséder autant pour la dominer que pour ne pas laisser Murdock en profiter seul...
Deux particularités signent cette épisode :
- d'abord, à la même époque, dansle #10 de la série Punisher écrite par Mike Baron, on y trouve les mêmes scènes mais racontées du point de vue du vigilant ;
-et ensuite (surtout), en 2012, Greg Rucka a fait directement référence à ce #257 de Daredevil et son contrepoint dans son propre run sur le Punisher (précisèment dans l'épisode 8, dessiné par Michael Lark).
Daredevil #257 : DD vs Punisher, par Nocenti-Romita Jr-Williamson (1988)...
... Punisher #8 : la même scène (un flash-back) par Rucka-Lark-Gaudiano (2011).
Le Punisher et Daredevil (comme DD et Spider-Man, entre autres) se sont souvent croisés au cours de leurs carrières et ont une relation à part. Frank Castle est devenu un justicier après l'exécution par la pègre de sa famille, cela l'a traumatisé définitivement et l'a conduit à prendre les armes, à traquer les criminels et à les éliminer. C'est un anti-héros, aux méthodes radicales, un héros avec des méthodes de méchant, qu'on ne saurait excuser malgré ses origines, mais c'est aussi un type droit, loyal avec ses amis, admiratif des héros corrects (comme Captain America, soldat lui aussi). Son extrémisme l'empêche d'être intégré à la communauté super-héroïque ordinaire.
Daredevil aurait pu devenir comme Frank Castle - et d'ailleurs, quand Miller écrira ses origines "définitives" dans Daredevil : Man without Fear, il révèlera que le jeune Murdock en vengeant son père tua accidentellement une fille - , il n'a pas hésité à aimer une tueuse comme Elektra, et son attitude est depuis toujours équivoque (appliquant la loi comme avocat, faisant régner le justice comme héros).
Ann Nocenti fait un choix osé et déroutant avec cet épisode : il se situe au coeur de l'arc Typhoïd Mary, sans prévenir, et on peut d'abord craindre qu'il parasite la lecture. Pourtant, au contraire, c'est un épisode charnière dans la mesure où Murdock/DD est en pleine confusion à cause de son ennemie (il est déjà infidèle, a peur du trouble que cela lui cause et en même temps éprouve de la colère envers lui-même de céder à la tentation, surtout qu'il ignore que le Caïd le manipule).
C'est donc avec colère qu'il réagit face au Punisher quand il va devoir l'affronter, colère face à ses méthodes (il veut tuer Coppersmith, DD veut le faire juger), mais aussi avec frustration (il s'agit en fait moins de sauver, et défendre ensuite devant une cour, un meurtrier, que de se défouler en se mesurant au Punisher). Leur bagarre est âpre et disputée, et Coppersmith y assiste, fasciné, espérant sans doute qu'ils s'entretueront pour leur échapper. L'issue que propose Nocenti est intéressante : le Punisher, au fond, veut la justice comme Daredevil et Daredevil doit convaincre le Punisher que justice sera faîte, sans pour autant tuer Coppersmith.
Une dualité similaire est mise en scène dans les séquences entre le Caïd et Typhoïd (dont l'une avec Mary), mais qui se joue sur un autre plan, érotique celui-ci. Néanmoins, il est aussi question de pouvoir, de domination, de vaincre l'autre. Et Wilson Fisk n'est à l'évidence plus tout à fait maître de lui-même avec sa tueuse : il doute un peu que Typhoïd domine Mary, mais lui ne domine plus son attirance pour Typhoïd. Il veut "briser le coeur de Murdock, pas son corps" et cela passe aussi par possèder le corps de Typhoïd Mary. Nocenti écrit cela de manière très suggestive, et découpe son script de façon à ce qu'il y ait un écho immédiat : après que le Caïd embrasse Typhoïd dans une case, la suivante montre Mary embrasser Matt (puis l'étreindre, hors champ mais explicitement, avec des cierges qui s'enflamment, dans une église).
Visuellement, le duel entre Daredevil et le Punisher est le point d'orgue de cet épisode, encore une fois superbement dessiné et encré. Nocenti laissait à John Romita Jr carte blanche pour composer ce genre de séquences car elle n'était pas inspirée pour les transcrire. Le résultat est donc encore plus spectaculaire quand on découvre à quel point, avec quelle intelligence et quelle force, JR Jr met cela en scène : pendant six pages, il nous gratifie d'une bagarre d'anthologie, où on sent vraiment l'impact de chaque coup de poing, la vitesse de chaque coup de pied, l'âpreté des échanges, le caractère exceptionnel et en même temps réaliste des deux opposants. Tout comme Coppersmith, on assiste, subjugué et inquiet, à ce match.
Dans ces six pages, il y a deux morceaux de bravoure : une bande qui occupe toute la largeur de deux pages illustrant littéralement et sans effet superflu le fait que DD a "des yeux derrière la tête" en assènant un coup de pied au Punisher dans son dos. L'image est superbe, et Michael Lark lui rendra un non moins bel hommage dans Punisher #8 de Greg Rucka. L'autre pépite survient à la fin de la baston quand le Punisher raisonné par Daredevil est dans la ligne de mire de Coppersmith, qui a ramassé le pistolet du justicier et menace les deux héros. DD neutralise le meurtrier en lui balançant une moitié de sa canne. Ces deux cases sont illustrées en caméra subjective, du point de vue de Coppersmith. Une fois KO, une large case noire clôt la séquence.
Simple mais impeccable.
Un (quasi) "one-shot" aussi prenant que parfaitement exécuté.
*
L'épisode #258, I heard the jungle breathe, (Septembre 1988) est un épisode écrit par Fabian Nicieza et dessiné par Ron Lim, sans rapport avec l'arc en cours).
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Daredevil #259 : The children are watching you
(Octobre 1988)
Daredevil #260 : Vital signs
(Giant-sized issue)
(Novembre 1988)
Butch, un jeune skateur, est témoin d'un traffic d'enfants et avertit Matt Murdock pour que Daredevil intervienne. Avec la complicité de Karen Page, qui se fait passer pour une cliente, le justicier affronte les malfrats à l'origine de cet ignoble commerce.
Cependant, Typhoïd est pressée par le Caïd de régler son compte à Daredevil et elle entreprend alors de recruter pour l'aider quelques-uns de ses adversaires récents : Bullet, les Wildboys, Ammo et Bushwacker sont pressés d'en découdre.
Ils vont frapper successivement et très brutalement leur ennemi commun, le laissant pour mort, en profitant de la présence de DD aux environs d'une manifestation entre écologistes pacifiques et patriotes célébrant l'Independance Day...
Ces deux épisodes (dont le #260 est un numéro double de 40 pages !) conduisent au climax de l'arc Typhoïd Mary. Dans un premier temps, Ann Nocenti, toujours à l'affût dans ses histoires de sujets sociétaux (ici, la pédophilie et le marché de la pornographie), en profite pour réunir le couple formé par Matt et Karen, qui prend une part très active à l'enquête et la résolution du problème. Encore une fois, c'est un adolescent qui sert de déclencheur à l'intrigue, encore une fois, il fait du skate-board : il semble bien pour la scénariste que ce soit un moyen de contrebalancer la gravité du récit avec la légéreté de ce sport et l'insouciance de l'enfance - le procédé est systématique, certes, mais fonctionne très bien.
Mais dès le #259, on sent que la tempête est sur le point d'éclater et d'emporter Daredevil car Typhoïd prépare un assaut terrible contre le justicier : c'est l'occasion pour Nocenti de convoquer des personnages qu'elle a elle-même créés depuis le début de son run (dans le cas précis de Bushwacker, avant l'arrivée de Romita Jr sur le titre), avec Ammo, les Wildboys et Bullet. Tous y voient une occasion de se venger (même si Bullet accepte aussi de participer contre de l'argent) et de ne pas faire de quartier. Néanmoins, Typhoïd se réserve le privilège d'achever son adversaire.
Le dénouement du #260 est terrible : après avoir été littéralement essoré, victime d'hallucinations (il se bat même contre le fantôme de son père, "Battlin'" Jack Murdock, venant lui reprocher d'être devenu un justicier masqué, d'avoir abusé de sa confiance en ne se consacrant pas qu'à ses études et la pratique de son métier d'avocat), le visage tuméfié, le corps partiellement brûlé (par Bushwacker), jeté d'un pont, Daredevil gît dans les herbes, peut-être mort - en tout cas sévèrement amoché, brisé.
Ceux qui ont lu les runs de Miller (avec Janson et Mazzucchelli), Bendis, Brubaker et Diggle, et pensent que ces auteurs avaient fait subir le pire à DD en seront pour leurs frais : Ann Nocenti les dépasse tous en brutalité, en sauvagerie, dans ce tabassage ahurissant. Et ce n'est pas simplement pour un coup d'éclat, pour se distinguer, mais bien pour bouleverser le personnage et la série, car cela aura des répercussions durables et profondes : il y a vraiment un "avant" et un "après" ce double-épisode, intitulé Vital Signs (Descente aux enfers, en vf).
Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson produisent un boulot magnifique sur ces deux "issues" : dans un premier temps, on appréciera particulièrement le découpage très élégant produit par les deux artistes, avec à nouveau un usage judicieux de cases verticales qui bordent des plans horizontaux (une planche, superbe, montre DD devout sur la corniche de l'immeuble où, à l'intérieur d'un appartement, visible dans le même plan, Karen négocie avec les trafiquants)..
Puis l'épisode-double est un exercice de style démontrant une nouvelle fois la virtuosité de JR Jr pour mettre en images les combats. A cet égard, c'est vraiment son grand moment, un des sommets de son run sur la série : on ressent l'intensité de la bagarre, la déroute de Daredevil, l'acharnement de ses adversaires, l'inéluctabilité du sort du héros.
Williamson accomplit aussi des prodiges pour soigner les décors et maximiser les effets les plus spectaculaires (comme lorsque Bushwacker fait sauter une baudruche gonflée géante sur laquelle a atterrie DD). L'usage des onomatopées souligne encore le souffle des évènements, et l'on se dit que cette astuce, quand elle est bien exploitée, est un vrai plus, pas seulement un gadget réservé à la bd humoristique (d'ailleurs, dans le Daredevil de Mark Waid, on retrouve à nouveau ce procédé pour figurer plus nettement comment le héros grâce à ses sens hyper-développés appréhende son environnement, notamment dans un contexte hostile).
Vous aurez remarqué l'apparition de la Torche des 4 Fantastiques, qui décide de ne pas aider DD lors du combat. Hé bien, Johnny Storm est l'invité-surprise du prochain épisode !
Daredevil #261 : Meltdown !
(Décembre 1988)
Matt Murdock/Daredevil a disparu, laissé pour mort sous un pont par Typhoïd. Sans son protecteur, Hell's Kitchen et plus particulièrement le centre d'aide sociale sont livrés à eux-mêmes. Johnny Storm, la Torche des Quatre Fantastiques, qui avait remarqué sans intervenir la bataille entre DD et ses ennemis (Bullet, Bushwacker, Ammo, les Wildboys) recrutés par Typhoïd, vient prêter main-forte à Karen Page et encourager les habitants du quartier à rechercher leur héros. Mais entre ses maladresses et le manque de coopération locale, sa présence n'arrange rien.
Pendant ce temps, le Caïd reproche à Typhoïd d'avoir (sans doute) tuer Daredevil alors que sa mission était de le briser. Pourtant Wilson Fisk ne peut réprimer son désir pour la tueuse : à sa manière, il est devenu aussi aveugle que son ennemi. Mais quand Mary revient se manifester, elle se rend là où son alter ego a abandonné DD. Pour le sauver ? Ou se tuer à son tour, accablée par ce qu'elle a commis ?
Isoler cet épisode n'est pas qu'une manière de signaler la présence étonnante de la Torche dans la série, même si c'est effectivement un personnage qu'on ne s'attend vraiment pas à voir dans les aventures du diable rouge. Ann Nocenti ne nous fait pas croire qu'il est là pour longtemps, et son intervention n'est pas clairement justifiée : est-il revenu dans Hell's Kitchen par culpabilité puisqu'il avait vu DD se battre sans l'aider ? Ou pour fanfaronner, comme il en a l'habitude ? En tout cas, son essai n'est pas un franc succès (il met le feu à un barre après avoir défié les gros bras du coin et échoué à mobiliser les habitants à entreprendre des recherches pour retrouver Daredevil). Mais cet échec permet de mesurer l'importance et l'efficacité de Daredevil justement, ce "quelque chose de spécial".
La Torche et son pouvoir sur le feu font aussi échos à la canicule qui s'est abattue sur la ville, et qui permet de situer l'action dans le temps - DD s'est fait tabasser le 4 Juillet, cet épisode doit se situer peu après, toujours en été. Et la fièvre ne va cesser de gagner la série, dans des proportions démoniaques...
Nocenti ose aussi se priver de son héros pendant un épisode entier pour bien montrer qu'il ne s'est pas remis de l'agression organisée dont il a été la cible. Ce faisant, elle en souligne l'impact, alors que les super-héros se rétablisse généralement rapidement (au moins physiquement). Mais on verra par la suite (et pour longtemps) que ce fameux combat du #260 laissera des séquelles profondes pour le justicier et la série entière. En fait, la scénariste semble adresser une mise en garde au lecteur en lui suggérant que ce qui vient de se passer n'est pas qu'une énième péripétie, un simple rebondissement, mais bien un séisme qui tout bousculer, et finalement la brutalité de l'attaque contre DD n'a pas été qu'une spectaculaire baston mais à la fois la fin d'un acte et le début d'un nouveau.
L'autre point, tout aussi fascinant, concerne la relation entre le Caïd et Typhoïd, qui révèle que la méchante manipule aussi son commanditaire, même s'il tente de résister par la force. Leurs rapports sont explicitement sexuels, violents, passionnés. A sa façon, Nocenti écrit, comme Alfred Hitchcock, les scènes d'action comme des scènes d'amour et les scènes d'amour comme des scènes d'action. 24 ans après, ces séquences restent très audacieuses.
Pour John Romita Jr, c'est l'occasion de dessiner des planches très "Miller-iennes", avec une abondance de cases horizontales occupant une bande et parfois se succèdant sur une page entière. La caméra ne bouge pas mais à l'intérieur de ce cadre, qu'il maîtrise parfaitement, se tenant toujours à la bonne distance de ses personnages, le mouvement s'amplifie (voir la scène de bagarre entre la Torche et Baby Elmo ou les gifles du Caïd à Typhoïd).
Al Williamson, avec un trait fin et des noirs profonds en contraste, met magnifiquement en valeur le dessin simple et puissant de son partenaire, bénéficiant aussi des couleurs de Greg Wright.
Daredevil #262 : I found me in a gloomy mood, a stray...
(Inferno tie-in)
(Janvier 1989)
Pour la deuxième fois, après le #252, la série est impactée par un crossover, et cela durant trois épisodes consécutifs : il s'agit d'associer Daredevil à la saga Inferno, écrite par Chris Claremont et Louise Simonson. Cette histoire a été publiée dans un colossal album (plus de 600 pages !) collectant les #33 à 40 et l'Annual #4 de X-Factor, les #239 à 243 de Uncanny X-men, les #71 à 73 de New Mutants, les #1 à 4 de la mini-série X-Terminators (plus quelques pages de chapitres précédents pour situer les faits).
En voici un rapide résumé :
Les démons des Limbes ont décidé de se venger d'Illyana Rasputin/magik (la soeur de Colossus, membre des New Mutants) en envahissant le monde, et plus particulièrement New York (Hell's Kitchen n'est donc pas épargné).
Pour cela, ils se sont alliés avec plusieurs humains, comme Cameron Hodge, traître infiltrée au sein de X-Factor, dont l'affrontement avec Angel va ouvrir les hostilités. Leur autre complice est Madelyne Pryor, épouse de Scott Summers, qui l'a quittée après le retour de Jean Grey.
Les démons sont incapables au début de se manifester physiqyement dans notre dimension, mais peuvent par contre posséder des objets. Des ascenseurs, métros, voitures, etc, s'animent progressivement et sément le chaos, châtiant les pécheurs pour commencer puis attaquant tout le monde ensuite. Le monde devient donc complètement fou...
C'est dans cet environnement hostile que Karen Page, Butch et Darla (les deux ados skateurs), et leur escorte, la Veuve Noire, tentent de se déplacer dans New York. Parallèlement, Mary est sur le point de se suicider en se jetant du pont où Typhoïd a jeté Daredevil - le même Daredevil qui, entre la vie et la mort, est rappelé à l'ordre par la vision de son mentor Stick, lui commandant de se rétablir...
Ann Nocenti accomplit encore et toujours un remarquable travail même quand elle doit composer avec le crossover Inferno : mieux même, ce défi semble la galvaniser et elle se lâche dans des séquences incroyables.
La traversée de Karen, la Veuve Noire et de Butch et Darla, décrit de manière concrète la folie démoniaque qui se déchaîne sur New York, une ville qui se dérègle complètement, où les gargouilles manquent d'écraser les passants comme si elles s'animaient, où des actions aussi banales que prendre le métro ou monter dans un ascenseur devenaient des pièges mortels. En s'attachant à des faits ordinaires comme ceux-ci, la scénariste évoque avec force la dégénérescence de l'environnement urbain, mais aussi en général - et de fait creuse un thème présent depuis le #250 avec la peur du nucléaire, les préoccupations écologiques. Il est clair que cette apocalypse fantastique est le véhicule de messages politiques que Nocenti traite depuis un bout de temps.
L'autre temps fort de ce #262 est la séquence où Daredevil entre la vie et la mort, gisant depuis des jours dans les herbes folles sous le pont d'où l'a jeté Typhoïd, est sur le point de se laisser mourir avant que la vision de son senseï Stick ne le hante et ne le tance vertement pour qu'il se resaisisse, guérisse... Alors même qu'un aspirateur possédé par les forces démoniaques ne tente de l'étrangler ! L'aspect surréaliste de cette scène, qui s'étire sur plusieurs pages, est elle-aussi un tour de force, testant aussi bien le héros que le lecteur dans une suite d'images hallucinées.
Et pour ce qui est d'images hallucinées, John Romita Jr et Al Williamson se lâchent complètement justement pour être à la hauteur de l'ambiance du script. La séquence précitée permet aux deux artistes de produire des planches flirtant avec l'abstrait, avec une colorisation vive de jaunes éclatants, avec juste quelques traits acérés, agressifs, en traduisant parfaitement l'enjeu. Daredevil est sûr le point de céder, puis est rappelé à l'ordre par Stick, puis se reprend mais doit combattre cet aspirateur fou.
On vibre vraiment pour le héros, on frissonne, et ces sensations sont jubilatoires dans le format corseté des comics super-héroïques où le personnage principal, on en est convaincu, va toujours s'en sortir... Sauf que là, on savoure le doute qu'engendre ces moments. DD a-t-il encore les ressources mentales, physiques pour surmonter cela ? Et la dernière case de la dernière page, où Typhoïd Mary comprend que DD n'est pas mort (pas encore) nous laisse pantelant, encore angoissé.
Quel régal, sadique certes, mais plein de promesses pour la suite ! La fin de l'arc arrive et le suspense est entier.
Ann Nocenti accomplit encore et toujours un remarquable travail même quand elle doit composer avec le crossover Inferno : mieux même, ce défi semble la galvaniser et elle se lâche dans des séquences incroyables.
La traversée de Karen, la Veuve Noire et de Butch et Darla, décrit de manière concrète la folie démoniaque qui se déchaîne sur New York, une ville qui se dérègle complètement, où les gargouilles manquent d'écraser les passants comme si elles s'animaient, où des actions aussi banales que prendre le métro ou monter dans un ascenseur devenaient des pièges mortels. En s'attachant à des faits ordinaires comme ceux-ci, la scénariste évoque avec force la dégénérescence de l'environnement urbain, mais aussi en général - et de fait creuse un thème présent depuis le #250 avec la peur du nucléaire, les préoccupations écologiques. Il est clair que cette apocalypse fantastique est le véhicule de messages politiques que Nocenti traite depuis un bout de temps.
L'autre temps fort de ce #262 est la séquence où Daredevil entre la vie et la mort, gisant depuis des jours dans les herbes folles sous le pont d'où l'a jeté Typhoïd, est sur le point de se laisser mourir avant que la vision de son senseï Stick ne le hante et ne le tance vertement pour qu'il se resaisisse, guérisse... Alors même qu'un aspirateur possédé par les forces démoniaques ne tente de l'étrangler ! L'aspect surréaliste de cette scène, qui s'étire sur plusieurs pages, est elle-aussi un tour de force, testant aussi bien le héros que le lecteur dans une suite d'images hallucinées.
Et pour ce qui est d'images hallucinées, John Romita Jr et Al Williamson se lâchent complètement justement pour être à la hauteur de l'ambiance du script. La séquence précitée permet aux deux artistes de produire des planches flirtant avec l'abstrait, avec une colorisation vive de jaunes éclatants, avec juste quelques traits acérés, agressifs, en traduisant parfaitement l'enjeu. Daredevil est sûr le point de céder, puis est rappelé à l'ordre par Stick, puis se reprend mais doit combattre cet aspirateur fou.
On vibre vraiment pour le héros, on frissonne, et ces sensations sont jubilatoires dans le format corseté des comics super-héroïques où le personnage principal, on en est convaincu, va toujours s'en sortir... Sauf que là, on savoure le doute qu'engendre ces moments. DD a-t-il encore les ressources mentales, physiques pour surmonter cela ? Et la dernière case de la dernière page, où Typhoïd Mary comprend que DD n'est pas mort (pas encore) nous laisse pantelant, encore angoissé.
Quel régal, sadique certes, mais plein de promesses pour la suite ! La fin de l'arc arrive et le suspense est entier.
Daredevil #263 : In bitterness not far from death
(Inferno tie-in)
(Février 1989)
Mary (ou Typhoïd, toujours en embuscade) a finalement conduit Daredevil à l'hôpital. Karen Page le veille mais découvre alors qu'il l'a trompé. Tout s'écroule pour elle, comme New York qui est envahi par les démons. Le Caïd est aussi confronté à ces créatures des lîmbes, tout aussi désorienté - à cause de Typhoïd qui l'a manipulé, de Daredevil qu'elle a choisi de sauver, de la situation toute entière qui le dépasse.
Pour clore sa saga (même si elle va encore prendre le temps de boucler la boucle en s'attardant sur ses conséquences), Ann Nocenti biaise très habilement, au risque d'ailleurs de frustrer ceux qui pouvaient attendre un dénouement plus classique, avec un énième combat entre le héros et la méchante.
C'est qu'il s'agit moins en vérité de proclamer un vainqueur que de confirmer la brisure du héros, et comme en écho la fin d'un cycle qui impacte son ennemi, acharné à sa perte (celle de Daredevil comme la sienne propre) et ce motif - selon lequel le Caïd et DD ne peuvent gagner l'un contre l'autre sans chuter au même moment - s'inscrit à la fois dans la thématique "Miller-ienne" et se retrouvera chez Bendis puis Brubaker.
Brisé, Daredevil l'est effectivement, sans aucun doute, physiquement cassé, recouvert de bandages pour le signifier, mais aussi mentalement, affectivement (en prononçant le prénom de Mary devant Karen, sans savoir qu'elle l'entend, il détruit leur couple), psychologiquement (son affrontement avec le dragon dans les profondeurs du métro pose la question : est-ce un délire ? Rêve-t-il toute cette séquence depuis son lit d'hôpital ? Le fait que Butch le retrouve à la fin semble indiquer que non, mais entre le fait qu'il ait quitté l'hôpital et celui qu'il est allongé dans la rue, subsiste un doute sur ce qui s'est produit entre ces deux moments).
Typhoïd comme Mary se volatilisent de manière presqu'aussi irrélle dans cet épisode : la première est vue trinquant avec un démon puis défiant une dernière fois le Caïd, la seconde ne fait qu'apparâitre au début quand elle révèle à Karen que Matt l'a trompée avec elle. Cette créature quitte la scène de manière aussi étrange qu'elle y est montée (souvenez-vous du #254 et de cette splash-page où elle surgissait de nulle part).
Pas de duel final donc entre DD et TM, de réglement de comptes classiques : Ann Nocenti détourne les codes du genre pour proposer une issue plus étrange, trouble, troublante, où le héros ne gagne même pas. Epatant !
Graphiquement, John Romita Jr mais surtout Al Williamson, dont l'encrage est prodigieux ici, sont déchaînés. Comme dans l'épisode précédent, le coeur de ce chapitre constitue un morceau de bravoure quasi-expérimental, quand il montre DD descendant métaphoriquement dans les entrailles du métro/de l'enfer, et se battre contre le dragon dans une débauche pyrotechnique, où on finit par ne plus savoir où on est, ce qui se passe vraiment, avec un tel déséquilibre entre le justicier éclopé et la créature monstrueuse, gigantesque, informe qui dévore des humains comme des grappes de raisin.
Plus de vingt après, ces images, leur enchaînement, ont conservé toute leur énergie baroque, totalement délirante pour un comic-book mainstream.
*
L'épisode #264 (Mars 1989) est un one-shot, Baby Boom, écrit par Ann Nocenti et dessiné par Steve Ditko, sans rapport avec l'histoire en cours.
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Daredevil #265 : We again beheld the stars
(Inferno tie-in)
(Avril 1989)
Daredevil quitte l'hôpital en piteux état et s'engouffre dans le métro pour aller défier le dragon géant qui semble les mener. Il sort victorieux, miraculeusement, de cet affrontement, puis sillone ensuite les rues de la ville pour y régler leur compte aux démons qu'il croise.
Bientôt, le monde semble redevenir normal. Butch et Darla retrouvent DD dont le retour encourage les passants à nettoyer la ville. Il peut aller déguster une bière dans un bar...
Daredevil #266 : A beer with the Devil
(Mai 1989)
C'est Noël et les New-Yorkais se préparent aux festivités de fin d'année. Un couple d'amoureux passe devant un bar en plaignant ceux qui s'y trouvent, des êtres seuls, malheureux, abandonnés, ou affreux. A l'intérieur de cet établissement, Daredevil sirote une bière lorsqu'il est abordé par une femme. Ils discutent ensemble mais la conversation prend une tournure de plus en plus trouble, ce qui met la puce à l'oreille du justicier : son interlocutrice n'est pas qui elle semble être - c'est Méphisto en personne qui vient le tourmenter, en semant autour d'eux, parmi la clientèle, le désordre et la mort (deux frères s'entretuent). Pour le héros déguisé en diable et la créature démoniaque, la rencontre est un affrontement plus moral que physique...
Plusieurs mois se sont visiblement écoulés depuis le #265 puisqu'on en est en hiver alors que le story-arc Typhoïd Mary s'est achevé au #263 en été. Mais Daredevil porte toujours les stigmates de ses dernières batailles comme en témoigne les bandages à son visage.
Cette ellipse produit un effet étrange, déconcertant, sur le lecteur : rétrospectivement, on se rend compte que le dénouement de l'histoire avec Typhoïd Mary a été en quelque sorte emporté dans la folie des épisodes annexés au crossover Inferno. Mais pour Ann Nocenti, il semble évident que l'enjeu du récit n'était pas de déterminer qui avait gagné ou perdu (DD a perdu, Typhoïd s'est volatisée, le Caïd a renoncé), mais bien de faire table rase, et cette Bière avec le Diable est l'avant-dernière étape avant la fin de l'acte Un du run de Nocenti-Romita Jr-Williamson. Toute la galerie des seconds rôles a été emporté dans la tourmente : Karen Page, Butch, Darla, la Veuve Noire, Foggy Nelson, Glorianna O'Brienn... La scénariste a balayé radicalement tous ces éléments en même temps qu'elle a saccagé la vie de Matt Murdock/Daredevil. Encore une fois, on est stupéfait par l'audace d'une telle narration qui déboussole autant le héros que le lecteur.
L'autre particularité de ce chapitre tient à ce qu'il a été co-écrit par John Romita Jr. Nocenti laissait beaucoup de liberté à son dessinateur, notamment pour les scènes d'action, et même si c'est étonnant de le voir co-signer le scénario ici, ce n'est donc pas complètement incongru, même si c'est exceptionnel.
En tout cas, le résultat est... Hallucinant. Il était logique d'organiser la rencontre entre Méphisto et Daredevil, qui se déguise en diable, qui plus est après les épreuves récentes (même aussi plus anciennes) qu'il a traversées. La tension monte inéluctablement dans le long dialogue entre le justicier et le démon ayant pris l'apparence d'une femme, dialogue en parallèle duquel on assiste à des saynètes dans le bar, et plus spécialement à la dispute entre deux frères dont l'un tuera l'autre dans un accès de colère. Puis l'épisode bascule dans le fantastique baroque, comme l'aboutissement des chapitres précédents liés au crossover Inferno, et se conclut comme une fable où Méphisto ricane en déclarant que ce qu'il "aime dans les héros, c'est qu'ils tombent de haut". C'est, littéralement, ce qui vient d'arriver à DD : une longue, douloureuse et inéxorable chute (une parmi de nombreuses autres dans sa carrière).
Ce harcèlement diabolique touchera d'autres héros, notamment le Silver Surfer (qui finira par croiser, plus tard dans le run de Nocenti et Romita Jr, la route de Daredevil)...
Visuellement, là aussi, c'est une suite de planches ahurissantes, culminant avec une splash de Méphisto empoignant DD. L'apparence que Romita Jr donne au démon est aussi étrange qu'effrayante, Al Williamson l'encre en usant de traits qui donne à sa peau la texture d'une écorce hérissée saisissante, et la palette de couleurs employée (même mal imprimée), avec des dégradés de rouge, carmin, rose, marron, jaune, violet, ajoutent à la force de la représentation.
Plus qu'une étape encore, et une page entière de la vie de Daredevil va se tourner, la série empruntant ensuite une trajectoire tout à fait extra-ordinaire...
Daredevil #267 : Cremains
(Juin 1989)
Daredevil (Matt Murdock ne quitte plus son masque et son costume, se cachant encore davantage avec un chapeau et un manteau qui le font ressembler au Shadow) contemple le paysage désolé de la ville après les évènements d'Inferno, le ciel noir est encore chargé de la menace. Il redescend dans la rue pour aller se confesser dans l'église où sa mère, Maggie, sert. Au prêtre, il avoue tout : comment il a ruiné sa vie conjugale, comment il a trahi ses amis, abusé de sa force, songé à tuer, renoncé à croire en la justice...
Puis il se rend chez Bullet après avoir évité à son fils, Lance, de se faire corriger par d'autres gamins. Les deux hommes se battent avant que le mercenaire comprenne sa méprise, lorsque le garçon lui explique que le justicier l'a aidé. En vérité, ils n'ont rien contre l'autre : pour Bullet, DD n'était qu'un contrat ; pour DD, Bullet n'a été qu'un détail dans sa déchéance.
Daredevil regagne le centre d'aide sociale, en ruines, et y brûle tout ce qui reste de sa vie : ses livres, ce qu'il avait offert à Karen. S'il le pouvait, il s'immolerait aussi pour ses fautes.
L'étape suivante est la gare où il prend un aller-simple pour Albany, le plus loin où il peut aller avec l'argent qui lui reste. Il quitte New York... Mais très vite, le voyage sera perturbé par un accident, l'entraînant dans une direction inattendue.
Ainsi s'achève le premier acte du run d'Ann Nocenti avec John Romita Jr et Al Williamson. Eloigner, pour on ne sait combien de temps et quelle distance, Daredevil de New York n'est pas un gadget scénaristique, c'est une page qui se tourne et va enclencher un nouveau cycle pour la série et son héros.
Avant cela, en effectuant plusieurs stations, toutes chargées en symboles (sur la foi, la vie, l'adversité), Nocenti détaille comment son personnage largue les amarres,solde ses comptes, résolu (ou résigné, c'est selon) à tout plaquer puisqu'il ne peut plus réparer, récupérer. L'église, le centre d'aide sociale, la visite et la "réconciliation" avec Bullet, et autant d'étapes. Le procédé est simple, comme souvent avec l'auteure, mais efficace, éloquent. Lorsque Matt se paie un aller-simple à la gare, le lecteur sait qu'il s'en va, sinon pour de bon, en tout cas pour un long moment, et pas pour revenir dans quelques épisodes. Ce n'est pas qu'un prétexte pour dépayser le personnage et le fan, mais bien pour rediriger conséquemment la série - et cela produira des épisodes extrèmement originaux, décalés, revivifiants, sans doute ce qu'il a été proposé de plus inattendu avec Daredevil (plus encore que la récente relance de Mark Waid, qui a pourtant réussi à se démarquer de l'héritage "Miller-ien" !).
La paire Romita Jr-Williamson est encore une fois impeccable. J'aime particulièrement les premières pages de cet épisode avec le look "Shadow-esque" de DD, incroyablement graphique. Et puis, bien entendu, il y a la bagarre entre Daredevil et Bullet : se déroulant dans l'appartement "bunkérisé" de Lance, elle est pourtant d'une fluidité exceptionnelle, avec des enchaînements dans le découpage prouvant une énième fois le talent unique de JR Jr pour ce genre de mise en scène.
*
Dans un second article, je traiterai des épisodes 268 à 282 de la série, toujours écrits par Ann Nocenti et dessinés par John Romita Jr et Al Williamson, jusqu'au départ du premier.
Pour vous procurer les épisodes déjà abordés, les amateurs de vo seront frustrés : un tpb, difficilement trouvable, Daredevil Legends vol. 04 : Typhoïd Mary, collecte les épisodes 254-257 et 259-263. Mais les vf-istes trouveront les épisodes 250-252 dans le Récit Complet Marvel n°22 et 253-263 et 264-267 dans la collection de revues Daredevil Version Intégrale n°1 à 8, publiés par Semic de 1988 à 1990, qu'on peut, comme je l'ai fait, acquérir en occasion sur des sites de vente en ligne.
Anonyme a dit...
RépondreSupprimerExcellente analyse qui détaille avec soin (et pertinence) les travaux respectifs de Ann Nocenti, John Romita Jr et Al Williamson (voilà bien l'avantage d'un blog sur une rubrique de magazine !). Vos remarques sur l'usage de la couleur sont, au passage, particulièrement instructives. Je partage entièrement votre conclusion: " (...) sans doute ce qu'il a été proposé de plus inattendu avec Daredevil (plus encore que la récente relance de Mark Waid qui a pourtant réussi à se démarquer de l'héritage "Miller-ien"!)". Une réédition de qualité et en TPB serait la bienvenue...
Merci pour ce décryptage précis et fluide à la fois!
Bernard D.
Hé bien, à mon tour de vous remercier pour ce commentaire. Je n'en attendais pas tant, mais c'est flatteur et très motivant.
RépondreSupprimerComme j'avais partagé ces articles sur le forum buzzcomics.net, où j'interviens sous le pseudonyme de wildcard, je me demandais si vous le fréquentiez aussi à l'occasion. Si c'est le cas, se pourrait-il que vous soyez Bernard Dato, chroniqueur dans "Comic Box" (auquel cas je veux vous exprimer mon intérêt pour vos écrits) ?
Bonsoir RDB/Wildcard,
RépondreSupprimerOui, je suis bien Bernard Dato ;-) (et je consulte parfois votre - excellent - blog sans passer par Buzz Comics, d'ailleurs). Dès que je trouve le temps, j'irai lire votre analyse d'Asterios Polyp qui, après une rapide lecture en diagonale, me paraît passionnante et détaillée.
Bravo pour votre travail!
A bientôt de vous lire
BernarDD