dimanche 14 octobre 2012

Critique 354 : TEXAS COWBOYS, de Lewis Trondheim et Matthieu Bonhomme

Texas Cowboys (The Best Wild West Stories Published) est un récit complet en neuf chapitres écrit par Lewis Trondheim et dessiné par Matthieu Bonhomme, publié par Dupuis en 2012.
*

Harvey Drinkwater est un jeune journaliste que son rédacteur-en-chef envoie à Fort Worth au Texas pour y écrire un reportage sur le "Hell's Half Acre", pueblo considéré comme le plus dangereux de la région. A son arrivée, il engage Ivy Forest pour l'initier aux us et coûtumes locales car il a d'autres projets que de rédiger un papier : il veut à la fois venger sa mère d'un homme qui l'a quittée, s'enrichir et trouver une épouse. Mais son chaperon le prévient d'emblée pas faire tout cela, qu'ici pour survivre il faut choisir ses priorités. Harvey décide alors de trouver de l'argent...
Sa route va croiser plus ou moins directement une dizaine de personnages comme Sam Bass, un redoutable bandit qui veut récupérer un butin que lui a dérobé un autre voleur ; Betsy Marone, une joueuse de poker que son passé a transformé en vengeresse ; Ricky Philips, l'adjoint du shérif Bobby Weadow ; le marshall sans foi ni loi Jim Courtright ; Chris Whale, un barman qui cache bien son jeu ; ou Luke Van Holt, adepte du shamanisme...
*
Lewis Trondheim, une des figures emblématiques de l'Association (créateur entre autres des Aventures de Lapinot), et Matthieu Bonhomme (illustrateur de L'esprit perdu, l'intégrale de Messire Guillaume, série écrite par Gwen de Bonneval, ou du Marquis d'Anaon, écrit par Fabien Vehlmann) avaient collaboré une première fois pour le récit complet Omni-Visibilis en 2010, conçu dans des circonstances hasardeuses (Bonhomme devait à l'époque signé les dessins d'un album dérivé de la série XIII et Trondheim avait voulu prouver à un ami qu'il était capable d'écrire une histoire réaliste). Le succès de cette association a inspiré à la rédaction du "Journal de Spirou" une idée pour les réunir : crééer une back-up story de 9 fois 16 pages dans le genre du western.
Ces neuf chapitres sont aujourd'hui réunis dans cet album et démontrent une nouvelle fois l'excellence de ce tandem et avec quelle intelligence ils ont réalisé cette commande. Plus qu'une simple histoire de cowboys et d'outlaws, Texas Cowboys, sous-titré The best wild west stories published, est une savoureuse succession d'hommages au western et de contournements de leurs codes.
Si on devait comparer l'exercice à un film, alors c'est au Pulp Fiction de Quentin Tarantino qu'on penserait immédiatement, car cette bande dessinée est un concentré de références avec lequel les auteurs s'amusent, misant sur la complicité du lecteur, jouant sur une narration éclatée comme un puzzle dont les pièces se mettent progressivement en place en animant un casting d'une douzaine de personnages.


Texas Cowboys évoquent à la fois Jerry Spring de Jijé, Blueberry de Charlier et Giraud et Chick Bill de Tibet ou Lucky Luke de Morris (et Goscinny), jamais complètement réaliste, parfois comique, déjouant souvent les conventions, les comportements des personnages (Harvey Drinkwater le premier) et la finalité des situations. L'ensemble est très ludique, sophistiqué sans jamais égarer le lecteur.


L'autre influence manifeste de Texas Cowboys est à chercher du côté du cinéma des frères Coen : comme eux, Trondheim et Bonhomme n'aiment rien tant que simuler leur attachement aux clichés pour mieux leur tordre le cou ensuite. Le marshall est aussi (sinon plus) vil que les gangsters qui rôde dans son patelin et préfère le compromis au flingue, la joueuse de poker est obsédée par un traumatisme qui fait d'elle une double prédatrice (les cartes ou un couteau à la main), le héros est un gratte-papier naïf mais qui apprend vite, le méchant bandit répugne à être violent (sauf si on lui prend ce qu'il considére comme son dû - en vérité ce que lui-même vole sans scrupules).
Les gentils sont souvent décrits comme stupides, les méchants comme malins, et c'est justement cette aptitude à s'adapter qui leur permet de s'en sortir dans le "Hell's Half Acre". Ainsi, c'est un western peu violent, avare en coups de feu, mais où chaque acteur a son secret, est retors, jamais désintéressé - même l'aventurier Luke Van Holt, en marge de toutes ces péripéties, rencontrant les indiens pour apprendre leurs pratiques finit par en tirer commerce.
Sous le divertissement pointe donc un cynisme certain, servi par des dialogues savoureux... Ou alors par un découpage très élaboré où peuvent se succèder plusieurs pages muettes mais dont la fluidité et la compréhension sont exemplaires.
*


Pour visualiser tout cela, le prodigieux Mathieu Bonhomme a préféré privilégier la justesse de l'évocation à la débauche de détails d'une reconstitution. Par exemple, dès le départ, il démythifie le décor de l'histoire en ne jouant pas sur les grands espaces, en ne montrant pas le pueblo comme un lieu si mal fâmé (au contraire, c'est une bourgade comme tant d'autres), ce qui produit un effet déconcertant : vous vous attendiez à de la grande aventure exotique, des canyons, la sierra... Vous vous trouvez en fait dans le trou du cul du Sud américain, parfait comme endroit pour porter des masques de barman machiavélique, de marshall débonnaire, de reporter faussement ingénu, de joueuse séductrice, de bandit de grand chemin.
Le trait est simple, débarrassé de fioritures, mais la justesse des attitudes est remarquable. Bonhomme sait faire bouger ses personnages avec un naturel confondant, leur donner les expressions adéquates avec le minimum d'effets, les habiller de manière crédible.
Son sens de la composition est aussi extraordinaire malgré un découpage très contraignant (une abondance de planches en gaufrier) mais dont il tire le maximum. Le placement des personnages dans l'espace est un modèle du genre et montre qu'un plan justement agencé est toujours plus efficace qu'une page spectaculaire sans raison valable (pas une seule splash-page dans ces 150 pages !).
Et il a un génie certain pour camper ses héros en leur donnant un visage, des expressions inoubliables : la "star" de l'histoire, c'est Sam Bass, croqué comme un frère du Raspoutine de Corto Maltese, formidable de charisme, avec ses petits yeux, son visage osseux, sa barbe. Une vraie gueule digne d'un révolutionnaire russe désabusé qui se venge plus de la société qu'il ne se vautre dans le crime.
Mathieu Bonhomme sait déjouer les attentes du lecteur en privilégiant les réactions de ses personnages, leur gestuelle, leurs mimiques, dans un dialogue plein de tension, de manière bien plus intense que n'importe quel règlement de comptes.
Ajoutez à cela un travail sur la couleur épatant (une gamme réduite dont il tire parti avec brio) et des couvertures pour chaque chapitre, pastichant les illustrations d'époque. Du grand art.
*
En résumé, Texas Cowboys est un des bd franco-belges les plus enthousiasmantes qu'on puisse lire, produit accompli entre un scénariste ingénieux et un dessinateur inspiré. La galerie des personnages à la fin de l'ouvrage nous apprend ce qu'ils sont devenus - et il est permis d'espérer à une suite des aventures d'Harvey Drinkwater avec Ivy Forest...
*
Ci-dessous, les couvertures des 9 épisodes :
 
 
 
 
 
 
 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire