samedi 3 mars 2012

Critique 314 : SCARLET, VOL. 1, de Brian Michael Bendis et Alex Maleev


Scarlet rassemble les 5 premiers épisodes d'une série en "creator-owned" écrite par Brian Michael Bendis et illustrée par Alex Maleev, publiée par Marvel Comics dans la collection Icon en 2010/2011.
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A l'abri des regards, dans une ruelle, Scarlet Rue étrangle un policier et, une fois qu'il est mort, lui fait les poches, dérobant quelques centaines de dollars. C'est alors qu'elle s'adresse directement à nous et commence à nous raconter son histoire pour justifier son crime.
Nous apprenons ainsi qu'au cours d'un banal contrôle de police, la jeune femme a été aux prises avec un officier ripou et toxicomane qui a fini par tuer son fiancé, Gabriel Ocean, et lui tirer une balle dans la tête. Mais Scarlet a miraculeusement survécu puis découvert que le flic a fait passer sa bavure pour un acte de bravoure (Gabriel ayant été accusé d'être un dealer) et a été promu inspecteur.
Révoltée et déterminée à ce que plus personne ne subisse ce qui lui est arrivée, Scarlet entreprend d'abord de se venger avant d'élaborer une action de plus grande envergure visant à dénoncer la corruption des forces de l'ordre en alertant les citoyens de Portland.
Une enquêtrice locale, l'agent Angela Going, et un agent fédéral, Nathan Daemonakos, suivent l'affaire, comprenant la croisade de la jeune femme sans toutefois cautionner ses méthodes...
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Depuis plus d'une décennie, Brian Bendis est devenu une vedette des comics : venu de la bande dessinée indépendante et inspiré par la série noire, après avoir été un temps dessinateur de ses propres histoires, il a pris du galon au sein de Marvel dont il est devenu un des "architectes" en dirigeant des titres emblématiques (comme Ultimate Spider-Man, New Avengers, Daredevil...) et des sagas évènementielles (House of M, Siege...). Son style fondé sur les dialogues, la narration décompressée et une vision iconoclaste des super-héros lui valent des succès commerciaux massifs (lui permettant d'effectuer de longs passages sur les titres que Marvel lui confie) et divisent le lectorat (entre fans appréciant son ton et détracteurs l'accusant de rompre avec la tradition).
Au fil des ans et des productions, Bendis a noué des liens spéciaux avec un de ses artistes, le bulgare Alex Maleev : ensemble, ils ont réalisé un run mémorable sur Daredevil, mais ont aussi travaillé sur Sam et Twitch (pour Image) à leurs débuts, l'adaptation du jeu vidéo HaloSpider-Woman et récemment Moon Knight. C'est pour son dessinateur favori que le scénariste a élaboré Scarlet, d'abord conçu comme une mini-série avant qu'une suite ne soit annoncée (le dénouement de ce premier tome l'imposait de toute façon). C'est un projet en "creator-owned", c'est-à-dire que les droits des personnages et l'histoire appartiennent à ses auteurs.
Narrativement, Brian Michael Bendis se permet des audaces qu'une série classique n'autorise que rarement : la plus frappante est celle qui brise la loi dit du "quatrième mur", quand Scarlet s'adresse "face caméra" au lecteur, qui devient donc son confident. A la fin du premier épisode, l'héroïne nous prévient même q'uil va falloir que nous l'aidions à accomplir sa révolution.
Ce procédé n'est pas un artifice : il permet à Bendis d'écrire un personnage doté d'un sacré caractère, aux méthodes contestables mais qui se bat pour une cause à laquelle on ne peut qu'adhérer, pour des raisons particulièrement poignantes. Le scénariste part d'une situation terriblement banale et fonde là-dessus un récit à la fois riche, complexe, troublant, mais toujours à hauteur d'homme. On pense à V pour vendetta d'Alan Moore et David Lloyd, mais Scarlet n'est pas une terroriste anarchiste, juste une jeune femme à qui un drame a donné un sens à sa vie. Contrairement au héros de Moore, elle ne cherche pas à tout détruire et ne considère pas que tous les policiers sont corrompus ni que la société est malade et a besoin d'être brutalement soignée.
Par ailleurs, Bendis situe son récit dans le temps, en le datant (nous sommes en 2010) et en précisant des codes sociaux et technologiques (transmissions de textos, de vidéos sur internet, organisation d'un flashmob, etc.). Tout cela contribue à donner des accents de vérité étonnants à son projet, qui ressemblent parfois à une sorte de reportage gonzo, en immersion, sur les pas d'une pasionaria.
Deux planches de Scarlet #1 où en quelques vignettes
sont résumés des temps forts de la vie de l'héroïne.

Comme il l'a déjà prouvé dans Ultimate Spider-Man, Bendis sait intelligemment traiter de la jeunesse et celle de Scarlet est parfaitement exploitée pour souligner à la fois l'émotion que suscite son drame et la radicalité de sa réaction. Au-delà même, cette jeunesse apparaît, dans l'histoire, comme un atout face à une société gangrénée par la corruption : il y a chez Scarlet une soif d'absolu qui se cristallise après ce qu'elle a subi. Plus la raison lui impose d'aborder la suite avec modération, plus elle agit avec fermeté en assumant ses prises de position. Elle ne se défilera pas quand des citoyens touchés par ses revendications se mobiliseront ou quand il lui faudra accepter de devenir la leader d'un vrai mouvement de protestation.
Néanmoins, pour éviter que Scarlet ne devienne une figure iconique dont les agissements extrèmes seraient acceptables, Bendis prend soin de contrebalancer son récit avec des seconds rôles dont la position nuance le propos : Angela Going (une autre policière, qui désapprouve les crimes qu'elle a commis tout en comprenant ses mobiles) ou Nathan Daemonakos (un agent du FBI) ne prennent pas parti pour Scarlet (ils se placent plutôt en observateurs, attendant de voir où cela va aboutir, et cherchant à pacifier la situation) ou contre la police (ils sont eux-même des membres des forces de l'ordre et souhaitent arrêter Scarlet vivante plutôt que venger leurs collègues morts).
Bendis maintient son histoire dans un faux rythme : d'un côté, comme à son habitude, il prend son temps, de l'autre, on note que les évènements qu'il relate se déroulent sur quelques semaines à peine (du basculement de la vie de Scarlet après l'abus de pouvoir de l'agent Gary Dunes au moment où elle accède au rang de symbole).
Et ne vous attendez pas à une solution facile à la fin : le dénouement est ouvert et l'annonce qu'une suite est officiellement en chantier laisse entrevoir des choses prometteuses, qui pourraient achever de transformer ce projet en une bédé politico-philosophique atypique. Pourtant, en l'état, ces cinq épisodes contiennent déjà un matériel passionnant, actant la naissance d'un personnage peu commun et mémorable.
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Portrait de Scarlet au lavis par Alex Maleev.

L'autre attraction de ce livre tient aux illustrations d'Alex Maleev. Il y développe des techniques utilisées sur des projets antérieurs, s'appuyant principalement sur un dessin basé sur la photographie (en d'autre termes, Maleev dessine sur des clichés - et non d'après photo). Pour ce faire, il a carrèment (comme sur Spider-Woman) pris un modèle réel pour incarner Scarlet (une certaine Iva), mentionnée en bonne et due forme dans les crédits de l'album. Puis, pour les décors, intérieurs et surtout extérieurs, il a fait un véritable reportage à Portland (la ville où réside Bendis).
Tout cela évoque davantage les sérigraphies d'Andy Warhol que la bande dessinée traditionnelle (encorequ'aujourd'hui, avec les outils numériques, la composition d'images est souvent un mix de dessin classique et d'inserts de fichiers informatiques, même chez des artistes qui n'oeuvrent pas dans le réalisme).
De fait, ce quasi-roman-photo produit un effet confondant, transcendant les codes du genre : selon les besoins de la scène, Maleev élimine, modifie, altère les élèments de l'image photographique, ne conservant que ce dont il a besoin pour la structure picturale des vignettes, usant du copier-coller, des inversions de vues, ajoutant ici de l'aquarelle, substituant là des effets de texture. Chaque case devient quasiment un tableau, chaque page une succession de panneaux, où l'angle de vue, la valeur du plan, le choix de la couleur, est un motif narratif aussi important que le texte, même quand Maleev s'aventure dans l'abstraction avec des vignettes vides et monochromatiques (traduisant l'émotion dans son aspect le plus brut).
L'effet a quelque chose de fascinant, non seulement par son côté référentiel (voir les pages 2-3 du 2ème épisode avec le visage 12 fois reproduit de Scarlet, hommage aux portraits d'Elizabeth Taylor de Warhol) mais aussi pour son côté signifiant (ces plans ne sont pas identiques, ils résument la période où Scarlet guérit après son agression, témoignant de ses résolutions pour le futur et recouvrant son visage antérieur à l'accident, avec ses cheveux qui repoussent par exemple).
Cette re-présentation du réel via des astuces esthétiques, des trucages cosmétiques, a pour résultat de donner du poids au banal, de rendre exceptionnel l'ordinaire (comme lorsque Scarlet se fait gifler par sa mère) et beau le quelconque.
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Scarlet est un comic-book détonant, sur un sujet inattendu. Les deux compères démontrent que, hors des cadres rigides des super-héros, ils ont des idées atypiques que leur savoir-faire leur permettent d'exprimer avec force : de la réflexion dans une forme attrayante, c'est déjà un beau programme - et on a envie d'en connaître la suite.

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