samedi 5 mars 2011

Critique 212 : STRANGERS IN PARADISE 1-3, de Terry Moore

Strangers in Paradise "Art Nouveau" commission,
par Terry Moore.

Terry Moore est un auteur indépendant et Strangers in Paradise est sa première (et plus importante) oeuvre. L'aventure démarre en 1992 : l'auteur entreprend de réaliser un comic-strip pour un journal et tâtonne avant de trouver son idée. Mais Moore comprend qu'il n'est pas fait pour le gag et préfère imaginer une histoire au long cours. Ce sont les personnages qui servent de base à son projet, deux filles et un garçon qui apprend à les connaître. Très vite, cependant, ses protagonistes évoluent pour s'écarter de la veine purement humoristique que Moore n'apprécie donc pas : par exemple, Katchoo est au départ une nymphe dans une forêt enchantée (les premières bandes de l'auteur seront d'ailleurs publiées plus tard dans un album) !
Strangers in Paradise, dans la forme qu'on connaît désormais, commence vraiment comme une mini-série en trois parties, éditée par Antartic Press, en 1993 : y sont établies les relations entre les trois héros et le fiancé de Francine.
Puis Moore se lance dans une deuxième série de 13 épisodes qu'il édite lui-même sous le label Abstract Studio : l'histoire est enrichie d'une trame policière en rapport avec le passé de Katchoo.
Le troisième volume de la série est ensuite initialement publié par Image Comics, mais après 8 numéros Moore reprend son indépendance et poursuit son affaire au sein d'Abstract Studio. La série s'achève au #90 en Juin 2007.
David Qin, Francine Peters et Katina "Katchoo" Choovanski

Présentons maintenant les héros de Strangers in Paradise :

- Katina "Katchoo" Choovanski - décrite par Moore comme "The Original Angry Blonde" (la blonde en colère), Katchoo est effectivement une fille de tempérament, au caractère bien trempé, au passé violent, et peintre de talent. C'est une ancienne prostituée de luxe au service de Darcy Parker, dont elle fut également l'amante. Elle semble amoureuse de sa meilleure amie, Francine, mais ses sentiments sont tortueux car c'est d'abord une méfiance envers les hommes qui les motivent. A cet égard, l'affection que lui témoigne David la trouble.

- Francine Peters - C'est à la fois la meilleure amie de Katchoo et son fantasme. Mais cette grande fille potelée est d'abord une grande sentimentale, un coeur d'artichaut, en lutte permanente avec sa propre image : c'est pour cela que l'attirance qu'elle suscite chez Katchoo la déstabilise car elle souhaiterait d'abord faire sa vie avec un homme sans blesser son amie. Elle rêve d'être une épouse et une femme, en conformité avec son éducation méthodiste.

- David Qin - Cet aimable et sensible étudiant en arts est amoureux de Katchoo dont il admire le talent. Mais il est également le frère cadet de Darcy Parker. Cependant, il n'accepte pas cet héritage criminel comme en témoigne son changement d'identité.

- Freddie Femur - Il s'agit de l'ex-amant de Francine. Cet avocat l'a trahie en la trompant durant leur relation (ce qui a provoqué la dépression de la jeune femme), mais il reste obsédé par elle.

- Darcy Parker - La "méchante" de la série est une caïd du crime organisé, à la tête de ses "Parker Girls", des filles impliquées dans un réseau de prostitution à des fins d'espionnage. Elle clâme sa haine des hommes tout en éprouvant une atttirance incestueuse pour son frère David. Elle a été la maîtresse et la patronne de Katchoo jusqu'à ce que celle-ci la fuit avec son amie Emma (qui décédera du Sida). Le départ de sa favorite associé au vol d'une grosse somme d'argent motivera son désir de vengeance. Si l'on veut résumer l'intrigue de Strangers in Paradise, alors on écrira qu'il s'agit de la relation compliquée entre deux femmes : d'un côté, il y a Helen Francine Peters ; de l'autre, Katina "Katchoo" Choovansky. Au milieu, on trouve David Qin, qui aime Katchoo alors qu'elle ne le considère que comme un ami. Katchoo paraît préférer Francine à qui elle avoue son attirance, au risque de la gêner.
Mais, au second plan, la série est aussi un thriller qui trouve ses origines dans le passé trouble de Katchoo : abusée sexuellement par son père, ex-toxicomane et alcoolique, elle fut une call-girl au service de Darcy Parker. Avec une amie, Emma, elle prend la fuite mais Darcy la croit coupable d'avoir volé à un riche et influent client, le sénateur Chalmers, une énorme somme d'argent : pendant des années, Katchoo pensera avoir semé sa redoutable maîtresse et échappé à sa vengeance, jusqu'à ce qu'un ex-flic reconverti détective privé la retrouve.
1 : MON AMOUR, MA DESTINEE.
(1ère série : #1-3, 1993 + 2ème série : #1-2, 1994)

Dans ce premier tome, on fait connaissance avec le trio Francine-Katchoo-David : Katchoo aime Francine qui sort avec Freddie Femur, un mufle qui la trompe avec sa secrétaire. Katchoo humilie l'infidèle (ce qui lui vaudra d'être arrêtée par la police et d'attirer l'attention de l'inspecteur Walsh) et avoue ses sentiments à sa meilleure amie, qui sombre dans la dépression.
David entre en scène : il étudie l'art et est amoureux de Katchoo, elle-même artiste. Il devient son confident et soutient Francine. Puis Katchoo s'absente subitement. Elle rentre bouleversée et avoue , après avoir expliqué avoir été une prostituée au service de la terrible Darcy Parker, s'être rendue au chevet de son amie Emma, qui se meurt du Sida...
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Ce premier album est d'une étonnante densité et d'une remarquable fluidité narrative : rapidement, Terry Moore pose les bases de son oeuvre, avec des personnages forts, aux rapports complexes, ne cédant jamais au manichéisme.
La narration est riche et inventive : la structure des épisodes varie et mêle différentes formes, de saynètes comiques en séquences dramatiques et poignantes, avec des extraits de poèmes et de chansons, des dialogues très vivants, un rythme soutenu. La transition entre les trois épisodes inauguraux et le début de la 2ème série est si fluide qu'on voit bien que Moore avait en lui un projet vaste qui ne demandait qu'à être développé. La caractérisation est admirable : on s'attache immédiatement à ce trio, dont les tempéraments respirent l'authenticité. Le traitement du lesbianisme de Katchoo est exemplaire car dénué de tout racolage, de toute facilité, et lorsqu'elle avoue ses sentiments à Francine tout en expliquant à David pourquoi il ne doit rien attendre de plus d'elle que de l'amitié (même si on la devine flatté par son amour et un peu attirée malgré tout), cela n'apparaît pas comme une astuce scénaristique pour pimenter l'histoire.

Graphiquement, c'est tout aussi épatant : pour une première bande dessinée, le style est déjà très affirmé, empruntant à Will Eisner sans le singer. Le noir et blanc est de toute beauté et souligne la sensibilité de l'auteur, qui sait aussi bien croquer des expressions outrées qu'illustrer des moments délicats.
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Un début impressionnant, qui met à la fois la barre très haut pour la suite et donne une irrésistible envie de poursuivre la découverte d'un comic-book résolument atypique.
2 : UN MURMURE DANS LE VENT.(2ème série : #3-8, 1995)
Dans ce deuxième tome, le passé de Katchoo lui revient en pleine figure : traquée par son ex-maîtresse et proxénète, la redoutable Darcy Parker, elle repère le détective qui la surveille et se cache en espérant les décourager. Mais en agissant ainsi, elle met en danger Francine qui est prise en otage. David est démasqué : il est le frère cadet de Darcy - mais est-il son complice pour autant ? Les retrouvailles entre Katchoo et Darcy aboutissent à des conséquences dramatiques : d'une part, on apprend qui a volé les 850 000 dollars du sénateur Chalmers, un des clients de Katchoo, et Katchoo elle-même le paie (peut-être) de sa vie...
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L'intrigue de cet album emprunte à la série noire en se concentrant sur le passé de Katchoo qui est la véritable vedette de ces 5 épisodes. Terry Moore donne un ton plus sombre, dramatique et angoissant à son récit, prenant littéralement le lecteur à la gorge (ou plutôt l'agrippant brutalement par le bout du nez - lisez et vous comprendrez...).
Strangers in Paradise est effectivement un soap opera dans la mesure où la série s'inspire de la mécanique des feuilletons avec ce mélange de romance et de polar, avec des sentiments extrèmes, un jeu avec les émotions incessant, des personnages pris dans un tourbillon de situations périlleuses. Le cliffhanger final est digne d'un coup de théâtre comme on en voyait dans Dallas et Moore semble s'amuser avec ces clichés. Mais avec quel brio !
Le rythme est toujours aussi haletant, tout en ménagant quelques plages poignantes (comme l'agonie d'Emma) ou comiques (les atermoiements de Francine). La duplicité de David est un vrai coup de poing dans l'estomac du lecteur qui n'a rien venir et s'interroge sur les conséquences de cette découverte.
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Visuellement, c'est encore une fois éblouissant de maîtrise : Moore est un orfèvre. Il appuie son graphisme d'abord sur la blancheur originelle de la page pour livrer des images contrastées, lumineuses (le plus souvent) ou ténébreuses.
Sa maestria est aussi épatante dans sa manière de dessiner les personnages eux-mêmes, d'un trait souple et épuré mais avec une fabuleuse expressivité, une souplesse dans la gestuelle, toutes choses qui concourent à donner de la vie aux protagonistes, un vrai naturel.
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Conclusion du deuxième volume dans l'album suivant : ça promet encore de grands moments !

3 : LA REINE DES COEURS.(2ème série : #9-13, 1996)

Katchoo a survécu à la fusillade entre la garde rapprochée de Darcy Parker et la police, et révèle à Francine qu'elle a grugé son ex-maîtresse puisqu'elle a placé les 850 000 dollars à l'abri. Ce magot caché est le bienvenu car les deux amies apprennent que leur propriétaire les chasse.
David resurgit et déclare sa flamme à Katchoo, si bien qu'elle accepte de lui pardonner - et comprend subséquemment qu'elle est bisexuelle (même si elle n'a pas encore couché avec lui).
Cependant, Freddie Femur est obsédé par Francine, au point de récupérer des effets personnels de la jeune femme chez un de ses ex, Chuck, et d'oser l'aborder à nouveau. Il lui révèle être sur le point d'épouser Casey à Hawaï alors qu'il ne l'aime pas. Francine part sur le lieu de la noce, mais retombera-t-elle dans les bras de ce goujat de Freddie ? Katchoo veille...
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Après s'être plus particulièrement intéressé à Katchoo dans l'album précédent, Terry Moore donne cette fois la vedette à Francine en ramenant dans le champ de son histoire le répugnant Freddie Femur. L'auteur se montre très féroce avec ce personnage de macho obsédé et crétin autant qu'il est tendre avec Francine dont l'irrésolution est justifiée par l'évolution de sa relation avec Katchoo et ses retrouvailles avec David.
Les deux amies sont sur le point de coucher ensemble après avoir bu et maudit les hommes qui les ont trahies, et cela va troubler encore plus l'amitié amoureuse des deux héroïnes. Katchoo se rend compte qu'elle est moins homosexuelle que bisexuelle après que David lui ait fait une déclaration d'amour à laquelle même elle, si farouche, ne peut complètement résister. Mais Katchoo agit autant en amante qu'en protectrice vis-à-vis de Francine quand celle-ci est sur le point de succomber à nouveau à Freddie Femur.
La déclaration de David fournit également à Moore l'occasion de nous éclairer davantage sur un moment décisif du passé du jeune homme et de Katchoo, quand tous deux étaient aux côtés de Darcy. David a eu un coup de foudre pour Katchoo alors qu'avec Emma (son amie morte du Sida) elle s'apprêtait à s'enfuir avec le butin dérobé au sénateur Chalmers. C'est l'autre révèlation majeure de ces épisodes : Katchoo est riche et a menti à Darcy en faisant accuser Gwen du vol de cet argent. Mais Tabby, la chienne de garde de Darcy, est toujours sur ses talons, décidée à se venger...
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Après le climax du tome précédent, Moore sait, avec intelligence, faire souffler la série et les lecteurs avec ces épisodes plus légers mais néanmoins mélancoliques où son dessin restitue à merveille le trouble, le doute, l'onirisme ou l'humour sarcastique qui traversent ses héros.
Comme des ponctuations, il continue de mêler à la narration des extraits de chansons dont le choix est toujours remarquablement juste : ce n'est pas un gadget ou le prétexte à des splash-pages magnifiques mais une addition au propos. Cela fait de SiP une bande dessinée qui touche au coeur, sans facilité, avec pudeur et goût.
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La fin de ce premier acte est à la hauteur et finalement, on se dit qu'on aime cette bande dessinée non pas comme on apprécie un bon livre, mais comme on aime des amis : c'est une série généreuse, touchante, qui crée une vraie intimité avec ses lecteurs. Une oeuvre rare.

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